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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXIX" ANNÉE — SECONDE PÉRIODE
TOME XIX. — !•' JANVIER 1859,
PARIS. — IMPRIMERIE DE J. CLATE,
RLE SAINT-BENOIT, 7.
REVUE
DES
DEUX MONDES
XXIX« ANNÉE. — SECONDE PÉRIODÏl
TOME DIX-NEUVIÈME
. PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOIT, 20
1859
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DES
CONTROVERSES RELIGIEUSES
EN ANGLETERRE
TROISIÈME PARTIE. *
F. NEWMAN. — J. MARTINEAU. — W. GREG.
— L'ALLIANCE ÉVANGÉLIQUE.
I.
On s'accorde généralement pour attribuer à Goleridge une grande
influence sur les doctrines religieuses de l'Angleterre actuelle. Ce n'est
pas qu'on puisse dire qu'il existe une secte ou même une école qui
le reconnaisse pour son maître : la difficulté qu'il y aurait à traduire
ses idées sous une forme systématique, malgré les travaux du doc-
teur Marsh, ne permet guère à personne de se dire son disciple, et
ceux qui lui doivent le plus ont été plutôt inspirés que dirigés par
lui;^son esprit les a pénétrés plus que ses leçons ne les ont convain-
cus. Coleridge occupe une place élevée parmi ceux qu'on est con-
venu d'appeler des penseurs; mais il a laissé des réflexions plutôt
que des principes, des vues plutôt que des doctrines, et l'on con-
çoit que ceux à qui son exemple a le mieux profité, ceux qui, en le
lisant ou en l'écoutant, ont le plus appris à méditer sur une foule
de choses auxquelles sans lui ils n'auraient jamais pensé, aient pu,
suivant le penchant de leur intelligence ou le cours de leurs idées,
arriver à des conséquences fort différentes de ses opinions, et finir
(1) Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre et du 1*' octobre 1856, les
deux premières parties des Controverses religieuses en Angleterre.
6 RB?OE DES DEUX MONDES»
par établir des maximes qu'il n'avait point prévues, qu'il n'aurait
point acceptées. One puissante impulsion peut nous lancer bien loin
de celui qui nous l'a donnée, et l'homme qui nous éveille n'est pas
responsable, bien qu'il en soit cause, de tout ce que nous faisons
une fois réveillés, quoique nous n'en eussions rien fait, s'il nous
avait laissés dormir.
Ainsi Coleridge en philosophie s'est rangé du parti de Platon. Il
a poussé jusqu'à l'insulte la sévérité pour les doctrines fondées en
métaphysique sur l'empirisme, en morale sur Futilité. 11 a soutenu
l'ancienne théologie anglo-protestante contre ceux qui voulaient ne
faire de la religion que la forme populaire des idées des honnêtes
geos, et il a défendu l'église établie contre les dissidens, et surtout
contre les libres penseurs. Enfin dans la politique il a été plus avec
le pouvoir qu'avec l'opposition, traitant toujours en ennemi l'es-
prit révolutionnaire. Il a fait tout cela en détestant la routine; pour
toutes choses il a été conservateur en novateur. Rien de ce qui est
superficiel et commun ne tenait devant lui. Or ce n'est guère le
moyen d'affermir les choses établies que d'ébranler les idées reçues.
Par là, Coleridge rappelle encore les Allemands, auxquels il doit d'au-
tant plus que son esprit « germanisait naturellement (1). » Us éton-
nent souvent par la manière paradoxale dont ils plaident les lieux-
communs, et par exemple un lecteur français qui lit un théologien
catholique de cette nation est souvent tenté de s'arrêter pour re-
garder au titre, et s'assurer du nom et des qualités de l'auteur,
tant la manière dont au-delà du Rhin on entend et l'on défend quel-
quefois les dogmes orthodoxes semble hérétique par la forme, et
nous surprend par l'indépendance ou l'étrangeté de la conception
et du langage. Cette liberté, qui en Allemagne est sans danger pour
la foi, ne serait peut-être pas de même chez nous, et les effets assez
divers produits en Angleterre, dans le monde pensant, par Cole-
ridge offrent peut-être une nouvelle preuve de cette puissance in-
volontaire du talent agissant quelquefois par son exemple en sens
inverse de ses idées, et se créant des adversaires dans ses imita-
teurs. S'il est vrai, comme on l'a souvent écrit, que M. Carlyle
procède de Coleridge, il ne lui ressemble guère, et je doute qu'ils
«e fuKsent aisément entendus. 11 en est de même de M. Kingsley,
J demis béftiter à reparler dos rapports do l'esprit do Coleridge avec l'esprit des*
i4t. L*aut4.*ur d'un articU; (l'aillcurs nimarquabic inst^rt^ dans les Cambridge
pMir ISIiO» il. Hori, qui tient beaucoup à l'oriKiiiulité a!)solue de Coleridge, veut
Itnmvw fort nuKiuablu |>our avoir dit (aprèH d'autres critiques anglais) que les
muSùdm ^fHpm élai«ilt uu rtcueil intpinf par le génie de la poésie allemande, u car,
^H»to *M« •« mommi o4 Gotorldlie le» a eomposéet, il ne savait pas encore l'allemand. »
âH« éimt 4it go* Colflridft lai trait tradalU»? (Camb. Ess,, p. 302. — Revue des Deux
" ' ,4ttfoeiobr«ltS«,p.fl«6.)
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 7
dont on fait souvent une branche du même arbre ; c'est, dans tous
les cas, une branche greffée, et qui diffère du tronc où elle a puisé
sa sève et par les fleurs et par les fruits.
Aussi trouverait-on facilement des exemples pour montrer que
le tory, l'èpiscopal, l'idéaliste Coleridge a formé plus d'un révo-
lutionnaire, plus d'un incrédule, plus d'un matérialiste. La posté-
rité au royaliste Hegel ne se croit-elle pas encore hégélienne en
exaltant le nivellement démocratique? Quant à l'influence de Cole-
ridge, j'en veux citer un témoignage vrai ou prétendu, mais certai-
nement singulier, et que je crois peu connu chez nous. On n'a peut-
être pas oublié le nom de M. Thomas Allsop, à qui, pendant les
premiers mois de l'année 1858, un sinistre événement avait donné
une certaine notoriété. Eh bien ! celui qui portait véritablement ce
nom était un ami et un disciple favori de Coleridge. C'est du moins
comme tel qu'il avait publié en 1836 un recueil de lettres, de con~
versations et de souvenirs du poète philosophe (1), et il y a quel-
ques mois que des éditeurs, exploitant la circonstance et le bruit,
ont réimprimé ce livre, disant que la première édition était épuisée,
et qu'ils tenaient à montrer combien le ton de l'auteur s'écartait de
la littérature de convention. Dans la préface, l'auteur s'adresse à
ses enfans, Elisabeth et Robin, à qui il dédie son livre. 11 leur an-
nonce qu'ils y trouveront aussi des souvenirs de Charles Lamb, éga-
lement son ami; mais il leur promet sur toutes choses la vérité
tout entière, et en louant avec effusion Coleridge, il les exhorte à
puiser dans ces souvenirs des leçons d'humanité et d'indépendance.
Dans le fait, quelques lettres de Coleridge sont le fond de l'ouvrage.
A la suite de chacune, l'auteur rappelle les dispositions dans les-
quelles elle a été écrite, les conversations auxquelles elle fait allu-
sion, et il cite avec commentaire des pensées ou des mots qu'il a
entendus de la bouche de Coleridge, qu'il comprend et souvent
traduit à sa manière. C'est ainsi qu'à propos de la lettre IV, il veut
que l'on remplace les expressions du texte : The philosophy of re-
ligion, the religion of philosophy , par celles-ci : The philosophy of
humanity, the humanity of philosophy. On ne voit pas en effet qu'il
ait une religion quelconque, pas même celle de Coleridge, qu'il
convertit sans trop d'effort en un mysticisme humanitaire, et qu'ainsi
traduite, il recommande fort à ses enfans. Dans sa lettre Y, il trouve
que Coleridge traite Cobbett de coquin, tout en l'admirant beau-
coup, comme ont fait tous ses contemporains. Il s'empare de l'ad-
miration en laissant le reste, et se donne pour un coleridgien cob-
hettiste. En effet, il épouse énergiquement les haines communes à
(1) Letters, Conversations and Recollections ofS^ T. Coleridge, edited by Th. Allsop,
of Notfield,... a member of the Stock Exchange. 2-1 edit. London, 1858.
8 BETUE DES DEUX MONDES.
Coleridge et à Cobbett contre les libéraux éclairés, les rédacteurs
des revues, les économistes, et en particulier lord Brougham, qui
était alors, dans les lettres, le barreau -et la chambre des communes,
la plus éclatante et la plus active personnification de l'esprit de la
Mevuê d'Edimbourg, A part une lettre sur les romans, qui est assez
remarquable, et quelques pensées détachées de Coleridge, cet ou-
vrage n'aurait aucune valeur, s'il ne montrait une fois de plifs com-
bien un certain radicalisme aveugle et violent peut facilement se
raccommoder avec l'intolérance contre-révolutionnaire pour faire
la guerre à la modération dans la philosophie et dans la liberté.
Mais il faut laisser ces ext^'êmes, qui n'ont nulle importance pour
la science et pour la vérité, et revenir à l'influence légitime de Co-
leridge. Si le mouvement intellectuel qui circule aujourd'hui dans
Téglise d'Angleterre ne procède pas de lui, au moins il date de lui.
Il n*est plus guère possible, sans le citer, d'écrire sur la théologie
d'une manière sérieuse et assortie à l'état des esprits, et l'on re-
trouve de ses pensées soit chez ceux qui défendent l'établissement
ecclésiastique, soit chez ceux qui l'attaquent. Parmi les premiers,
je parle des défenseurs éclairés et indépendans, nous avons indiqué
l'éminente place du docteur Arnold (1), et il nous plairait de ranger
autour de lui l'archevêque de Dublin, l'archidiacre Hare, M. Stan-
ley, M. Jowett, et d'aller même plus loin, jusqu'à MM. Maurice et
Kingsley; mais il faut auparavant suivre encore l'unitairianisme,
sujet primitif de ces études, dans quelques-unes de ses plus re-
marquables manifestations. Il faut voir comment il s'est lui-même
ressenti du nouvel esprit introduit dans la théologie et la contro-
verse; puis, après avoir fait un peu connaître quelques-unes de ces
ramifications de l'arianisme et quelques œuvres d'une hétérodoxie
à peiné chrétienne, nous tâcherons de revenir à l'orthodoxie indé-
pendante, à cette nouvelle école de foi et de science qui s'est élevée
du sein de la broad church, comme pour sauver ensemble l'église
anglicane et la liberté religieuse.
II.
Deux frères destinés à l'église ont fait leurs études à Oxford dans
le premier quart de ce siècle. L'un, M. John Henri Newman, y a
pris part de bonne heure à ce mouvement de réaction ecclésiastique
qui a produit le puseyisme et la secte anglo-catholique. Distingué
par des Ulens précoces, il a soutenu comme un dogme la nécessité
d'un épiscopat qui se rattache aux apôtres par une chaîne continue,
(t) V«y« U Êmm en !« oetobre lfô6.
I
I
I
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 9
et qui doive à son origine la transmission occulte d'une autorité
sacrée. Pendant vingt ans, il a trouvé que les évêques anglicans
remplissaient cette condition, comme se l'imagine encore l'évêque
d'Exeter. Il se déclarait en même temps pour la vertu miraculeuse
du baptême comme moyen de régénération de l'homme intérieur,
et cette foi à une transformation de l'âme, dont l'âme n'a pas con-
science, est encore un des traits qui caractérisent la nouvelle secte
ultra-épiscopale. De telles croyances étaient, en bonne logique, peu
conciliables avec le protestantisme. M. Newman était de ces esprits
qui veulent être conséquens; il l'a été, et il s'est fait catholique :
c'est aujourd'hui le père Newman, de l'oratoire de Saint-Philippe
de Néri, regardé, non sans raison, comme le premier écrivain de
son église en Angleterre, et qui, dans toutes les églises et dans tous
les pays, serait placé à un rang très élevé pour l'esprit et le talent.
Son frère, M. Francis William, plus jeune que lui, est entré en 1822,
âgé de moins de dix-huit ans, à l'université. Il a signé avec allé-
gresse les trente-neuf articles dans la foi desquels il avait été élevé,
et là, assailli bientôt de réflexions que son frère ne savait comment
accueillir, ne sachant pas les comprendre, il a lentement, très lente-
ment, mais sans rétrograder jamais, marché, de conséquence en
conséquence, dans la voie du doute, et en quelques années déposé
une à une toutes les croyances orthodoxes pour s'arrêter au-delà
du dogme unitaire dans la rehgion d'un déisme subjectif.
C'est aussi un écrivain de mérite, et ses travaux historiques et
littéraires seraient dignes de toute l'attention de la critique; mais
ce sujet n'est pas le nôtre : c'est l'histoire de ses croyances qui nous
intéresse, et il l'a racontée avec une sincérité hardie. Quoiqu'il nous
paraisse plus propre à ]a méditation qu'à l'exposition philosophique,
les confessions de sa conscience religieuse sont devenues de curieux
ouvrages de controverse. On y trouve déduit avec une certaine suite
ce qui ne se rencontre qu'en fragmens détachés dans ce que Hare
et M. Garlyle nous ont conservé de John Sterling (1) : l'ensemble des
réflexions, des doutes, des recherches et des souffrances que fait
traverser aux esprits inquiets et sincères la crise interne de l'Angle-
terre religieuse. En France, on en finit plus vite avec le doute ou
avec la foi. Jouffroy seul nous a raconté quelque chose des angoisses
de sa raison dans sa jeunesse. C'est un récit fort éloquent, mais les
épreuves ont été courtes. Chez nous, un croyant ou un sceptique,
c'est bientôt fait, et l'un est ensuite aussi tranquille que l'autre.
Ni l'un ni l'autre ne nous représenterait exactement M. Francis
Newman.
(i) Voyez la Revue du 1" juillet 1852.
10 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
Oq a comparé souvent les deux frères, on leur a trouvé les
moines caractères intellectuels; on a dit que le problème de la
foi s*était posé pour tous deux dans les mêmes conditions, et que
leurs solutions respectives épuisaient l'alternative logique de la
ouestion, comme les deux racines positive et négative d'une même
équation. Ce parallèle entre les deux frères peut être exact malgré
leur divergence, ou peut-être à cause de leur divergence. Il serait
intéressant de suivre l'histoire de ces deux esprits, de ces deux
consciences. Cette histoire , M. Francis Newman l'a écrite pour lui-
même, et ses confessions, d'un genre nouveau, ont eu quelque
retentissement.
Ce récit fort détaillé est assez confus, l'auteur ayant suivi l'ordre
de date des mouvemens de son esprit, et non l'ordre déductîf de ses
idées. C'est cependant une lecture intéressante, quoiqu'elle dure
un peu longtemps. La vie universitaire, par laquelle commence le
narrateur, serait insignifiante, s'il n'avait été naturellement porté à
une grande bonne foi avec lui-même. Les doutes qui traversèrent
alors son esprit doivent être de ceux qui se présentent souvent dans
le cours de l'apprentissage théologique; mais les étudians s'en af-
franchissent, les uns par un penchant décidé pour la confiance re-
ligieuse, les autres par une sorte d'indifférence pratique qui rend
aisé de surmonter les difficultés de la vie, lorsqu'elles n'intéressent
que la raison. M. Newman était disposé à prendre au sérieux ses
idées, quand il en fallait faire des croyances. Obligé de souscrire
une seconde fois aux trente -neuf articles, il le fit avec hésitation:
sa seule crainte à la vérité était alors que le baptême des enfans ne
fût pas institué par Jésus-Christ; mais s'il n'était pas ébranlé dans
Tensemble de sa foi, il l'était dans son respect pour les argumens
et les autorités de l'école, ayant éprouvé qu'à ses diverses ques-
tions on ne répondait que par une sorte de résolution générale de
trouver bonnes les raisons quelconques acceptées par de bons au-
teurs. Son frère ne lui avait été d'aucun secours, car il se décidait,
sur les points embarrassans , par des motifs qui ressemblaient déjà
beaucoup à ceux d'un néophyte de l'église romaine.
Après avoir pris ses grades, M. Newman entra dans l'enseigne-
«ait, et rencontra aloi-s un ministre irlandais simple, rude, ardent,
qui lui dit de dédaigner la théologie pour la prière, et qui tourna
•00 esprit vers ces œuvres chrétiennes qui ne demandent ni science
Ai Aiéditation, mais la piété toute d'action du missionnaire. Dis-
madé par ses conseils de toute vaine contention d'esprit, pressé
d'eoBevelir dans un travail apostolique les perplexités qu'enfante la
rèlleiioii« il résolut de se rapprocher du christianisme primitif en
convertissant les infidèles, et partit pour la Perse, où il alla joindre
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 14
une réunion d'évangéliques établis à Bagdad pour y annoncer la
bonne nouvelle. Déjà toutefois il était dissident au fond du cœur; il
se sentait séparé de son église par le besoin de donner à sa foi un
autre fondement qu'une adhésion préméditée à une tradition offi-
ciellement obligatoire, et par sa répugnance à se payer des pre-
mières raisons venues pour endormir sa conscience. Pendant les
deux années qu'il passa en Asie, son commerce avec les infidèles, le
spectacle de leur inflexibilité religieuse, la difficulté de les ébranler
et de faire à leurs questions des réponses avouées par l'universalité
des chrétiens le troublèrent dans son respect et dans sa confiance
de serviteur de l'église. En présence du monothéisme rigoureux de
l'islam, il se sentait entraîné à concevoir la divinité du Christ comme
dérivée de celle du Père, conception qui subordonnait l'un à l'autre,
et dont il croyait apercevoir les élémens dans le symbole même
de Nicée. On ne s'étonnera pas que, revenu en Angleterre, il ait
trouvé un froid accueil dans le clergé, quoiqu'il ne puisse s'expli-
quer encore la réputation d'hétérodoxie qui avait précédé son re-
tour. Par des causes qu'une connaissance plus exacte des caractères
éclaircirait sans doute, il paraît qu'il rencontra autour de lui une
défiance hostile, une répulsion hautaine, qui contribuèrent fort à le
refouler dans l'asile de la conscience individuelle. Le mouvement
tractarien avait commencé; son frère était lancé dans une série
d'idées et de transformations qui supprimait entre eux toute possi-
bilité d'entente et d'influence réciproque, quoiqu'à mesure qu'il s'est
plus approché du catholicisme, il paraisse avoir témoigné à la brebis
égarée une plus fraternelle bienveillance. 11 est probable que cha-
cun d'eux sait aujourd'hui un certain gré à l'autre d'avoir franchi
les stations intermédiaires pour se porter à l'extrémité de la ligne
qu'il suivait, bien que chacun d'eux ait marché dans un sens direc-
tement opposé. La même divergence, fondée peut-être sur des ana-
logies d'esprit, s'est manifestée entre deux autres frères, MM. Fronde,
dont l'un vient de se recommander au public par une histoire d'An-
gleterre depuis la chute de Wolsey jusqu'à la mort d'Elisabeth,
écrite avec talent dans un système nouveau (1). Ces exemples ne
doivent pas être rares. Le puseyisme doit à la fois recruter le catho-
licisme et l'incrédulité.
Quoi qu'il en soit, M. Francis INewman ne pouvait plus songer à
retourner en Orient. Gomment aller prêcher un christianisme divisé
(1) M. Fronde est l'auteur d'un roman religieux et sceptique, la Némésls de la foi, qui.
a fait une certaine sensation en 1849, et que plusieurs de ses camarades d'Oxford ont
honoré d'un auto-da-fé. En conservant des opinions très indépendantes, il sera peut-
être rentré jusqu'à un certain point en grâce avec î'église d'Angleterre par la manière
dont il raconte l'histoire de son fondateur Henri VIîI.
42 BETDE DES DEUX MONDES.
dans son propre sein? comment enseigner avec autorité des dogmes
qui commençaient à flotter pour lui dans un nuage? Ces mots de
rÉvangile de saint Jean : « La vie éternelle consiste à te connaître,
toi le seul Dieu véritable, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ; »
ce verset de saint Paul dans la première aux Corinthiens : « Pour
nous, il n*y a qu'un seul Dieu, le Père,... et un seul Seigneur, Jésus-
Cbrist, » avaient à peu près fixé son esprit dans le semi-arianisme
qui voit dans le Fils, non Dieu même, mais le délégué de Dieu pour
la création de toutes choses. II continuait d'embrasser avec ferveur
tout ce qu'enseigne la foi touchant les œuvres du Messie, les effets
de son ministère, les conditions de la rédemption, et il ne se serait
pas approché d'un unitairien sans un certain effroi; mais une bar-
rière le séparait définitivement des orthodoxes. Il eut sans doute, il
le dit et nous le croyons volontiers, des épreuves pénibles à traver-
ser. On fut injuste envers lui, cela est probable; on l'est presque
toujours pour les opinions qu'on n'a pas. Peut-être aussi manquait-il
de quelques qualités qui font pardonner la dissidence. Le plus sûr,
c'est qu'on lui fit vivement haïr l'intolérance. Il lui fut impossible
de ne pas reconnaître plus d'équité et de bienveillance chez des
chrétiens au moins latitudinaires que chez les calvinistes purs, et
il apprit à estimer malgré lui des vertus morales que ses principes
religieux l'obligeaient encore à tenir indistinctement pour des pé-
chés comme tous les mouvemens naturels du cœur humain. Ce fut
un nouveau trouble dans son esprit. Un jour, chez un libraire, il
ouvrit timidement un traité unitairien ; il se garda bien de le lire :
un coup d'œil furtif avait suffi pour lui faire entrevoir quelques
objections contre l'éternité des peines. Il aperçut là certaines difïï-
cultés de texte dont il demanda l'éclaircissement à un ami. Une
rupture s'ensuivit, et il perdit son ami sans perdre ses doutes. Jus-
que-là, malgré quelques points obscurs qui l'embarrassaient, il
n'avait pas fléchi dans ses idées sur la rédemption. Le péché ori-
ginel, la justification impossible à l'homme, la nécessité d'une re-
naissance en Jésus-Chrfst, tous ces dogmes, interprétés dans le sens
augustinien, lui paraissaient constituer essentiellement la vie spiri-
tuelle, qu'il mettait et qu'il met encore au-dessus de tout le reste,
quoique aujourd'hui il la conçoive autrement. Cependant l'ortho-
doxie, en le blessant, l'avait rejeté vers de certaines idées qui lui fai-
saient craindre d'être devenu pélagien. C'est vers ce temps qu'il fit
connaissance avec un unitairien qui, tout en croyant à la pure huma-
mU* du Messie, croyait, aussi fermement qu'un disciple d'Athanase,
à la |H;rfeclion du Sauveur et au salut par Jésus-Christ. Cette alliance
d'idées lui parut inconcevable. Ainsi que beaucoup d'autres protes-
la religion était toute paulinienne. Les effets intérieurs de la
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 13
justification en étaient le fondement et comme la substance. On ne
pouvait lui rendre un plus mauvais service que d'appeler son atten-
tion sur les faits matériels consignés dans l'Écriture, car il ne pou-
vait alors se défendre de soumettre le texte au contrôle de la cri-
tique, et le sens littéral le satisfaisait rarement. Il rencontra un
jour le docteur Arnold, qui, avec la sincérité d'un homme inébran-
lable dans sa foi, lui dit qu'il ne fallait pas s'inquiéter des récits
bibliques qui contrariaient la science, que par exemple le déluge
était mythique, et qu'il y avait de la poésie dans les premières épo-
ques de l'histoire sainte. Un tel aveu n'était pas pour lui rendre le
courage de croire à la lettre de l'Écriture, et décidément l'Ancien
Testament perdit, ainsi que les trois premiers Évangiles, presque
toute autorité sur son esprit. Arrivé là, on croirait que M, Newman
n'a plus qu'à cesser d'être chrétien : nullement, a Saint Paul, dit-il,
n'avait pas prêché la Bible, mais le Christ. » C'était assez, et ce qui
restait intact du récit des synoptiques, celui de saint Jean, la décla-
ration de saint Pierre, témoignaient assez du caractère surnaturel
de la personne et des œuvres de Jésus. Cette foi lui suffît assez long-
temps; mais, pour en faire crouler l'édifice, «il n'eut, dit-il, qu'à
examiner, suivant les règles ordinaires de la critique, le témoi-
gnage des écrivains sacrés. » Quelles étaient leurs croyances anté-
rieures? quels étaient leurs préjugés? De quel genre de preuves leur
esprit était-il touché? Les procédés de leur intelligence, leurs idées
en matière d'exactitude historique ou de phénomènes naturels, leurs
intentions en écrivant, la manière dont leurs écrits ont été recueil-
lis, tout, dès qu'on prend l'Écriture comme le monument purement
humain de la vérité divine, devient problème, et tout ouvre accès aux
interprétations les plus libres. Enfin M. Nev^man dut s'avouer à lui-
même qu'il renonçait à toute foi de seconde main. Dès qu'on a touché
ce point, il semble qu'il ne devrait plus subsister du christianisme
que sa beauté morale : elle seule en effet se soutient par elle-même,
indépendante de toute déférence à l'autorité et à la tradition. C'est
en prenant pour guide le sentiment moral que M. Newman révisa
•tous les articles de la foi chrétienne, et nous faisons grâce au lec-
teur de la longue série de critiques et d'objections, quelques-unes
graves et neuves, d'autres usées ou légères, qui l'amenèrent peu à
peu à cette conséquence inévitable, son point de départ étant donné,
que l'histoire, simple témoignage de faits qui en cette qualité même
ne peuvent avoir un caractère de pureté absolue, ne saurait faire
partie de la religion. Ici M. Newman arrivait sur le terrain des uni-
tairiens, et, s'il y était resté, il aurait pu encore demeurer chrétien.
On sait que beaucoup d'entre eux, en écartant tout élément surna-
turel du récit évangélique, conservent pour le Christ tant d'admi-
.Ul BETUE DES DEUX MONDES.
ration, de vénération et d'amour, qu'ils persistent à le regarder
comme le type de la perfection morale et comme Télu de Dieu
pour la libération de F humanité. Le rigorisme un peu minutieux
de M. Ncwman ne lui permit pas de s'arrêter à cette croyance; il
voulut au contraire retrouver jusque dans la conduite du Christ
sur la terre les traits de l'imparfaite humanité, et ne conserva de
la religion qu'une idée dont il aime encore à rendre hommage au
christianisme : c'est qu'à l'homme moral doit s'unir l'homme spi-
rituel, et que nos fautes et nos misères doivent s'absorber et s'é-
teindre dans une régénération de l'âme en Dieu. Sous les formes
de la tradition, sous l'enveloppe de croyances qu'il ose trouver men-
songères, cette idée est demeurée et s'est répandue dans le monde
à la faveur et au nom du christianisme, et c'est ainsi qu'en se sé-
parant de toutes les églises, de toutes les sectes, M. Newman ne
consent pas à reconnaître qu'il ne lui reste rien de chrétien.
Il nous conviendrait peu de reproduire ses raisonnemens, et de
paraître écrire sous sa dictée une réfutation du symbole. On nous
croira aisément quand nous dirons que les Phases de la Foi sont
une véritable introduction à l'incrédulité. La sincérité de l'auteur
se montre à chaque page, et elle aurait dû sans doute désarmer la
rigueur de ses censeurs. Quant à son argumentation, quoiqu'elle in-
dique un esprit réfléchi et un critique intelligent, elle est loin d'être
sans réplique, et cet ouvrage, curieux, intéressant même, comme
compte-rendu des révolutions intérieures d'une conscience honnête,
n'a pas une bien grande force, ni surtout une grande nouveauté,
comme démonstration philosophique. La personne de l'auteur a
plus d'originalité que ses idées. Il faut remarquer un trait caracté-
ristique de l'écrivain, et peut-être de la société à laquelle il appar-
tient. L'incrédulité en France a dicté bien des livres. Dans la plu-
part, la religion a été attaquée comme un fait extérieur dont il
sUflUsait de ruiner la certitude ou la probabilité pour qu'il n'en
restât rien dans l'âme. M. Newman, et en général les écrivains pro-
tastans, je dirai même tous ceux qui ont reçu l'influence anglo-ger-
manique, procèdent tout autrement. Le principe de la foi chez eux
n'est ni l'adhésion à l'autorité visible d'une tradition sociale ou lit-
téraire, ni le besoin de donner une forme sensible à la conception
niétapbysique de la Divinité et de ses rapports avec la création ; c'est
bien plutôt un sentiment implanté ou développé soigneusement dans
leur âme, c'c^une conscience naturelle ou acquise de l'état contra-
dictoire de dA^ nature intérieure, également incapable de renon-
cer et de revenir au bien, convaincue et désespérée de son impuis-
•tnce, séparée de Dieu par un obstacle invincible, si Dieu ne le
détruit lui-même, irrésistiblement ramenée à la recherche d'une
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 15
réconciliation et d'un médiateur, appelée enfin par le sentiment de
sa perte et par les promesses de la révélation à se reposer de son
salut sur un divin sauveur, et transformée ainsi en une autre elle-
même comme par l'effet d'une naissance nouvelle. C'est ce senti-
ment tout intérieur qui motive et soutient la foi, qui en est la raison
d'être, et qui, lorsqu'il s'est emparé de l'àme, devient plus puissant
que toutes les suggestions de l'expérience et du raisonnement; mais
il en résulte aussi que la religion peut prendre, en termes d'école,
un caractère purement subjectif, caractère qu'elle affecte plus rare-
ment en pays catholique, et que les écrivains de notre église cher-
chent rarement à lui imprimer. Dans les âmes ainsi disposées, la
foi peut ne rien perdre de son intensité, de sa puissance, lors même
qu'elle perd, si j'ose ainsi parler, en volume et en uniformité. Elle
peut maintenir une sympathie profonde et une communion spiri-
tuelle entre des hommes qui diffèrent sur le nombre et la nature des
dogmes qu'ils professent. Il n'est même pas impossible que chez
quelques-uns la croyance, considérée comme système de faits et
d'idées, soit indécise et vague, et qu'auprès d'elle l'esprit chrétien
subsiste avec d'autant plus de force et d'ardeur qu'il reste concentré
sur un seul point. Les controverses demeurent dans le cercle de la
théologie et n'affaiblissent pas le lien religieux. En un mot, la reli-
gion subjective ne dépend point intégralement de la religion objec-
tive. Le christianisme est à la fois un système scientifique et une
vie nouvelle; mais l'un n'est pas tellement lié à l'autre que l'un ne
puisse se modifier sans que l'autre se modifie également. En France,
c'est l'homme intellectuel qui domine le plus souvent dans le chré-
tien; à cela du moins tend notre littérature sacrée. La discussion
des bases extérieures de la religion a donc chez nous de tout autres
effets, et il y suffit de troubler la raison pour troubler la foi. Il en
est autrement là où la vie spirituelle est plus développée, et domine
quelquefois la vie de l'intelligence, qu'elle semble avoir précédée,
comparable à ces sentimens naturels qui devancent en nous l'édu-
cation, et que l'éducation essaierait en vain d'affaiblir. Ce n'est pas
que la religion, ainsi considérée, échappe à la destinée de toute
doctrine dans laquelle la subjectivité tend à régner trop exclusive-
ment. On sait qu'en philosophie, si l'on se borne à représenter
toutes nos connaissances uniquement comme des actes ou des états
intérieurs de l'esprit, on perd de vue l'importance de leur objet, et
la réalité des choses disparaît. De même la religion, ramenée en
quelque sorte à la disposition religieuse, peut perdre de sa vérité
absolue et passer pour une pure illusion du sujet pensant. Sans
doute elle résisterait mieux à cette épreuve que ne le fait la connais-
sance humaine en général. Exposer nos perceptions et nos jugemens
46 BEVUE DES DEUX MONDES*^
nécessaires à ne figurer que comme phénomènes de quelque chose
d'inconnu qui juge et qui perçoit, c'est faire la partie trop belle au
scepticisme. Mais dans la religion, dont l'objet n'est pas de ce
monde, les sentimens et les idées sont provisoirement nos seules
données pour établir l'existence du monde invisible, et l'homme,
fût-il réduit aux lois morales qui le conduisent à la croyance en
Dieu, ne serait pas dépouillé de toute confiance légitime dans l'objet
mystérieux de ses plus hautes pensées. Une célèbre philosophie,
sceptique sur tout le reste, n'a, comme on sait, retrouvé la certitude
que là. Cependant, si l'on se place au poyit de vue de la révélation
(et ce n'est que par un effort d'esprit qu'on peut s'en abstenir), il
est évident que les dispositions et les croyances de l'homme inté-
rieur, quoique très importantes, plus importantes que tout le reste,
ne peuvent être exclusivement prises en considération, et quoique
M. iNewmany ait trouvé l'avantage de ne point tomber dans le néant
religieux où tombait immanquablement un sceptique français du
xTiii* siècle, on n'arriverait pas, je le crois du moins, à composer,
avec les principes qu'il a sauvés du naufrage de la foi, un tout con-
sistant et communicable, un système de croyances susceptible d'être*
enseigné et de se maintenir dans la tradition sociale.
Le positif de sa religion se trouve dans un ouvrage qu'il a intitulé
tAme, ses peines et ses aspirations» C'est un essai psychologique
dans lequel, avec un vrai talent d'observation, il démêle en nous
le germe du sentiment religieux, puis des idées religieuses. Depuis
la crainte instinctive de l'inconnu jusqu'aux vérités générales d'une
tbéodicée pure, il montre assez bien, dans certaines affections et cer-
taines pensées universelles, la source de tout ce qui compose et la
piété et la théologie naturelle. Cette partie purement philosophique
du livre n'est même pas incompatible avec toute théologie révélée,
et on peut la lire avec plaisir et avec profit, comme un bon travail
sur la nature intérieure de l'homme. La précision et la dialectique
ne sont pas les dons particuliers de l'auteur; il a pourtant de la
fmesse, 0 a des vues, et s'il ne s'agissait que d'un mémoire de psy-
chologie, on pourrait approuver l'ouvrage en toute sûreté de con-
science. Mallieureusement, après avoir montré quels sont les abus
possibles même des principes naturels de toute religion, il croit
retrouver ces abus sous toutes leurs formes, d'abord dans les super-
stitions populaires, puis dans les préjugés ecclésiastiques, et il atta-
que avec une vivacité vindicative toutes les prétentions de l'ortho-
doxie. La séiérité de sa polémique ne l'empêche pas cependant de
rendre encore hommage à nos livres saints. 11 convient que, sage-
ment interprétés, ils sont propres à développer dans l'humanité
U vie spirituelle. C'est par le christianisme que la vérité religieuse
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 17
s'est propagée; c'est encore sur lui, dégagé de tout ce qui' le cor-
rompt, qu'il compte pour combattre le paganisme pratique qui règne
dans la société, et qu'il impute principalement à la bigoterie des
clergés constitués. Il espère que le progrès social, dont il se pro-
clame le zélé partisan, pourra, grâce à une réforme heureuse, de-
venir un progrès religieux. Là encore il voit un avenir chrétien, et
par conséquent il semble reconnaître encore dans l'avènement du
christianisme le moyen par lequel la Providence a préparé la con-
version du monde. Le Christ ne cesse pas d'être pour lui en un cer-
tain sens le médiateur entre Dieu et l'homme; mais cette croyance'
n'est guère qu'à la surface de son esprit, quoiqu'un sentiment inti-
mement religieux paraisse être resté dans son |ïne.
in.
On a déjà remarqué la situation équivoque où se placent, inévi-
tablement peut-être, les unitairiens, obligés de voir avec bienveil-
lance, d'encourager même tout effort pour éliminer autant que pos-
sible le merveilleux du christianisme; ils ont peine à se distinguer
bi jn nettement de la philosophie pure, et leur indulgence est acquise
même aux excès de la liberté de penser. Les unitairiens ne pouvaient
donc refuser à M. Newman une certaine communauté de principes
avec le socinianisme. Quant à lui, tout en répondant courtoisemeat
à leur courtoisie, tout en faisant leur éloge, il se sépare d'eux et
les combat. Ceux-ci de leur côté l'ont défendu contre ses adver-
saires orthodoxes; ils ont loué ses efforts et ses livres, et autorisé
ainsi le public à le compter dans leurs rangs. Cependant une des
critiques les plus sérieuses à laquelle M. Newman se soit cru obligé
de répondre lui est venue du révérend James Martineau, naguère
ministre unitairien à Liverpool. En lui témoignant beaucoup de
bienveillance et d'estime, cet écrivain, qui me paraît au premier
rang de ceux de sa croyance, a insisté sur les différences, suivant
lui fondamentales, qui le séparent de M. Newman, et c'est en gé-
néral dans ses ouvrages qu'il faudrait chercher l'expression la plus
exacte de l'unitairianisme, autant qu'une doctrine aussi pénétrée
du principe du libre examen individuel peut être exactement expri-
mée. Je ne connais de M. Martineau que deux ouvrages, ses Mis-
cellanies, recueil d'articles insérés dans les revues, et le Rationale
of religions inquiry, qui pourrait être un traité philosophique de
religion. Ces deux ouvrages suffisent pour dénoter un esprit distin-
gué, iqui, ainsi que tant d'autres esprits distingués, excelle dans la
critique, mais qui paraît inspiré par un désir véritable d'étroite-
ment unir des sentimens encore chrétiens avec les lumières de sa
TOME XI\. 2
13 RETOB DES DEUX MONDES.
raison. Son essai sur Priestley indique un juge compétent dans les
matières de philosophie, et ses dlfférens travaux sur les rapports de
Téglise et de l'état le montrent dans ses jugemens fort au-dessus
des intérêts de secte et de parti. Bien pénétré de la difficulté du
problème, s'il en donne lui-môme une solution assez vague, il ex-
pose et discute supérieurement les systèmes de Hooker, de War-
burton, de Goleridge, de Whately, d'Arnold, et toutes les contro-
verses du jour sur une question non moins politique que religieuse.
Je n'ai pas besoin de dire qu'il ne parle d'Arnold qu'avec cette
sympathie respectueuse que le maître de Rugby a eu le don d'in-
spirer à tous les amis éclairés du bien.
M. Martineau^nsidère comme incompatible avec le christia-
nisme VanU'Supernaturaltsme, qui prétend rendre compte de toute
l'œuvre du Christ et désigner les causes secondes auxquelles pour-
raient être attribués tous les caractères de la religion et de son au-
teur. A ses yeux, ceux qui regardent le Christ, non comme une source
originale de vérité et de bien, mais comme un produit d'influences
étrangères, non comme le maître de leur foi , mais comme un con-
disciple à l'école de la vérité spirituelle, ne sauraient être appelés
chrétiens. La croyance à laquelle il accorde ce nom peut s'associer
cependant avec un anti-supernaturalisme, non pas philosophique,
mais historique, c'est-à-dire qui, sans nier en soi la possibilité des
miracles, se bornerait à mettre en question, par la critique des té-
moignages, la réalité de certains miracles, et n'en conclurait rien
contre les droits surnaturels de la religion dont les monumens con-
tiennent ces miraculeux récits. Quant à lui, le tableau de la venue
du christianisme le frappe et le persuade. M. Martineau voit là une
intention de la Providence ; seulement, pour la connaître, il n'a pas
besoin de croire que tout soit divin dans les livres qui lui révèlent ce
grand événement. Ces livres d'abord ne contiennent pas cette affir-
mation. Il les regarde bien comme énonçant des réalités, dont la
plus pure et la plus constante est la beauté unique du caractère de
Jésus : point de dissidences, point de contradictions là-dessus. A tous
autres égards, l'ensemble des écrits tenus pour canoniques n'offre
pas une telle unité, une si irrésistible évidence, une infaillibilité si
manifeste, qu'une portion considérable de la société chrétienne n'ait
été obligée de chercher ailleurs la certitude, et d'attribuer à une
autorité vivante le don de l'inspiration, afin d'interpréter dans son
vrai sens l'inspiration des écrivains sacrés. En s'exprimant ainsi sur
l'égUie catholique avec un ton beaucoup moins hostile que la plu-
part des théologiens anglais, M. Martineau ne néglige pas de mettre
<^*û« too jour le vice de raisonnement sur lequel repose la doctrine
de l'iniaUlibililé constituée sur la terre. 11 s'attache à prouver qu'un
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 1^
certain rationalisme est toujours caché dans la prétention de fon-
der la foi en dehors de la raison, et son argumentation retombe
avec plus de force encore sur le protestantisme. Lorsque les pro-
testans attribuent l'infaillibilité à l'Écriture, ils oublient toujours de-
démontrer à quelle signification de l'Écriture cette infaillibilité ap-
partient. Croire que la vérité est dans la Bible n'avance à rien, si
l'on ne sait quelle vérité est dans la Bible. Or, là où n'existe ni tra-
dition, ni autorité au-dessus de l'erreur, pour la faire connaître,
reste l'unique voie par laquelle en toute autre chose les hommes
cherchent la vérité. Le rejet du sens de l'Écriture est l'hérésie, soit;
mais quel est ce sens? Les protestans ne peuvent l'établir que par
la discussion. Il n'y a donc pas d'hérésie, si l'on entend par là une
erreur dogmatique qui mérite d'être condamnée et punie. Ainsi le
christianisme protestant ne peut éviter d'être au fond un rationa-
lisme chrétien. Le verset 20 du quatorzième chapitre de la première
aux Corinthiens doit être entendu ainsi : « Mes frères, ne soyez pas
des enfans par l'intelligence. En méchanceté, soyez enfans; mais
en intelligence, soyez des hommes faits. » Or la première règle de
l'intelligence, quand on l'applique à l'Écriture, c'est de s'abandon-
ner franchement à l'impression que l'Écriture produit. Il ne faut
pas en aborder l'étude avec des idées préconçues, comme le calvi-
niste, qui veut y retrouver les élémens d'un credo scolastique;
comme F anti-supernaturaliste allemand, qui, décidé à éliminer tout
miracle, torture le récit pour le réduire aux incidens de la vie com-
mune; comme l'unitairien même, qui s'est fait un principe de ne
rien voir dans l'Écriture qui ne soit rationnel et universel. Il faut au
contraire entrer sans résistance dans la pensée de l'auteur sacré,
comprendre ce qu'il dit comme il le comprend, et s'identifier avec
ses sensations et ses idées. Une fois l'Écriture ainsi interprétée, le
rôle de la raison commence. L'intelligence dont parle saint Paul
peut apprécier alors en soi ce qui lui est enseigné ou raconté, et
pourvu qu'elle ne déclare pas à priori fausse toute idée de révéla-
tion et de miracle, elle peut à son tour juger au fond l'interpréta-
tion du texte et dégager la vérité même de la pensée personnelle de
l'écrivain, car la foi n'exige le sacrifice d'aucune vérité. Il y a par
exemple des théologiens qui voudraient proscrire la religion natu-
relle en faveur de la religion révélée; l'une au contraire doit con-
courir avec l'autre. La seconde prend la première comme établie;
elle trouve ses propres fondemens dans les principes de la religion
naturelle : elle les comprend tous, étant, à parler exactement, Vas-
somption des uns et la confirmation ou l'anticipation des autres, car
les miracles mêmes ne seraient pas une preuve de l'existence de Dieu,
si cette existence n'était connue d'ailleurs : ils n'atte^toiment qu'un
•
20 RSnJE DES DEUX MONDES.
pouvoir qui nous est inconnu parmi les forces qui régissent la na-
ture. Cependant, si nous nous sommes élevés à la notion d'un Dieu,
c'est-à-dire d'une puissance intelligente, les miracles en sont une
marque, et nous la rendent pour ainsi dire présente. Du reste, avec
ou sans miracles, le christianisme a fait ses preuves; l'œuvre du
Christ a changé le monde. Par lui , non-seulement les vérités fon-
damentales de toute religion sont devenues plus saisissables et plus
saisissantes, mais encore une révolution morale s'est accomplie, et
de nouveaux devoirs ont enfanté de nouvelles vertus. Le sentiment
d'une mission de paix et de vérité a été jeté dans le monde par
l'exemple et l'influence de la sienne. M. Martineau s'anime d'une
pieuse allégresse, quand il célèbre, en décrivant ses effets, les beau-
tés du christianisme, et c'est dans ces momens que l'on croit le
mieux entendre, en le lisant, un prédicateur chrétien.
Son Rationale ne saurait toutefois être pris comme une démon-
stration de la religion unitairienne; mais c'est un exposé de la mé-
thode à suivre pour s'en approcher, et la manifestation d'une cer-
taine foi générale à l'Évangile fondée particulièrement sur l'amour
du bien moral et sur l'amour de l'humanité. Le sentiment du péché,
comme principe du besoin et de l'idée d'une rédemption, ne joue
pas un grand rôle dans les croyances de M. Martineau. Sous ce
point de vue, il semble très peu protestant; c'est un philosophe
religieux, un optimiste chrétien, un esprit croyant et libéral, qu'on
jugera mieux en l'écoutant parler.
« Foi de nos pères! toi d*où ils tiraient une divine force dans leurs travaux
et une divine paix dans leurs souffrances, toi qui leur donnais Tespérancede
s'endormir en Jésus, et leur ouvrais le ciel où maintenant ils résident à ja-
mais! Foi des poètes et des philosophes, des prophètes et des martyrs, des
meilleurs amis de Thumanité et des ennemis de la misère et du mal! Foi de
Hilton et de Howard, qui inspirais la muse de Tun quand elle laissait échap-
per les accens de la piété et de la liberté tout ensemble, et qui armais le cou-
rage de Pautre pour braver la maladie et percer les ténèbres des cachots,
afin qu'aucun enfant de la faute ne pût rester sans consolation ! Foi du peuple,
dont les prêtres n'ont pas eu le pouvoir d'éteindre la générosité, et dont les
tyrans ont en vain combattu les tendances libératrices! Toutes tes victoires
ne sont pas encore remportées, non, jusqu'à ce que les dernières et les plus
abaissées des victimes de la pauvreté, de l'ignorance et du péché aient été
rachetées et relevées à la conscience de l'intelligence et au sentiment de
riromortallté. Dans une douce majesté, tu as été portée sur les lieux hauts de
notre monde, comme ton grand Auteur sur le mont des Oliviers. Descends un
peu plus baj», descends dans les vallées, là où l'humaine souffrance se cache
«l pleure. Hegarde encore la cité que nous habitons à travers les larmes de
la plUé, et rends-nous dignes de nous unir dans le cri de joie : liosannah au
flisde David! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! »
I
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 21
Après vingt-cinq ans de ministère à Liverpool, M. James Marti-
neau vient d'être appelé dans la ville de Londres. Nous avons sous
les yeux son discours d'adieu à son ancien troupeau, si ce nom
convient aux auditeurs ordinaires d'un ministre unitairien. On y
retrouve, avec une couleur de moins en moins dogmatique, cette
pensée dominante, qu'au théisme il suffit que Dieu existe, tandis
qu'au christianisme il faut encore que Dieu vive. C'est l^union vi-
vante de Dieu avec l'humanité qui est le fond de la religion, et là est
la grande révélation de l'Évangile. On sent que cette pensée peut
indifféremment s'accorder avec toutes les croyances particulières
dont se compose la foi chrétienne, ou s'en dégager au contraire pour
devenir seulement cette perpétuelle théophanie que le néo-platoni-
cien retrouve dans tous les phénomènes de l'univers, et particuliè-
rement du monde moral. Cette flexibilité d'une religion qui n'exclut
presque rien, qui n'exige presque rien, peut avoir de certains avan-
tages dans la pratique, car les hommes, au fond de leur pensée,
aiment plus qu'ils n'en conviennent à choisir entre les articles du
symbole qu'ils professent extérieurement; mais elle donne, dans la
spéculation et dans la controverse, à la doctrine unitairienne une
faiblesse systématique dont il lui sera toujours assez difficile de se
corriger.
lY.
On remarquera un trait commun à tous ces défenseurs de la libre
interprétation du christianisme contre l'interprétation orthodoxe :
ils ont tous foi dans le progrès social, ils tendent tous aux réformes
politiques. En général, ils approchent du radicalisme; quelques-uns
même le poussent à ce que le continent appelle le socialisme démo-
cratique. Il est assez rare qu'ils se préservent d'un penchant impru-
dent pour les livres des novateurs illimités que l'Europe tient en si
juste défiance. On aurait tort d'expliquer cela par le thème trivial
de la fraternité révolutionnaire. Même quand des Anglais ont l'air
de faire comme les autres, soyez certain que c'est pour des raisons
particulières; ils se distinguent de ceux à qui ils ressemblent. Ce
n'est pas non plus par calcul que les auteurs dont nous parlons
cherchent appui là où. ils croient entrevoir quelque communauté
d'idées, et certainement un lien secret opère ce rapprochement, en
partie involontaire. Sans ici rien approfondir, on doit avertir les
penseurs religieux qui n'ont avec les excentricités philosophiques et
sociales aucune identité de motifs et d'intentions, qu'ils ne sauraient
trop user de discernement dans le choix de leurs alliances. Les mi-
norités sont toujours trop faciles à s'associer par la communauté des
22 BETUE DES DEUX MONDES.
répugn&Dces, et à prendre pour Taccord des sentimens le concert
des hostilités. Le plus grand soin des sectes comme des partis doit
être d'éviter que le monde prenne le change sur leur cause et sur
leur drapeau.
Ce n'est pas que nous soyons d'humeur à grossir de nos cris la
clameur de la réaction et à nous mêler aux hurlemens des bergers
contre les loups, des soi-disant bergers contre les prétendus loups.
On ne saurait méconnaître ce qu'il y a de réel et de légitime dans
l'idée d'une certaine transformation de la société moderne. La faute
des socialistes est de ne pas voir qu'à cet égard le plus fort est fait;
mais on ne peut disconvenir par exemple que la liberté religieuse
n'est pas dans le monde tout ce qu'elle doit être. 11 y a et il y aura
longtemps, moins dans les lois que dans les idées, des restrictions
intolérantes, qui rendront l'indifférence et l'hypocrisie plus com-
modes que la foi et la ferveur des congrégations indépendantes.
Celles-ci, asile naturel de la piété spontanée, auront à lutter long-
temps contre le dédain et la défiance de l'opinion, et il leur faudra
bien du courage et de la persévérance pour faire accepter comme
un droit la sincérité de la conviction. Dans la Grande-Bretagne
même, où l'esprit de secte est comme indigène, les communions
qui n'ont pas une existence historique ont de la peine à conquérir
leur place au soleil, et je comprends qu'en présence d'un corps
d'institutions qui semblent se fermer devant elles, elles invoquent
la réforme, et cherchent à faire brèche dans les murailles de l'éta-
blissement, religieux. L'opinion même leur oppose une résistance
qui n'est pas fort conséquente là où l'on admet les baptistes, les
quakers et les moraves. Le préjugé politique est parvenu à mainte-
nir une proscription morale contre la doctrine religieuse de Locke
et de Milton, peut-être de Somers et de Burnet, dès qu'elle prétend
devenir le mot d'ordre d'une association constituée. Une aversion
peu raisonnée l'a longtemps tenue en suspicion sans trop la com-
prendre, u Accusez un homme d'être socinien, disait le révérend
Sidney Smith, et c'est fait de lui, car tous les gentilshommes de
campagne pensent que c'est quelque chose comme braconnier. » U
est donc naturel que l'effort d'indépendance, permis, prescrit même
à toute conviction religieuse, cherche à s'aider de tout ce qui veut
une réforme. L'église établie se pose comme un obstacle. 11 s'est
même développé à son arrière-garde un esprit de réaction à qui il
ne manque que la puissance pour rétablir l'oppression. Au fond, le
puteybme est contre-révolutionnaire; c'était l'opinion d'Arnold, et
c'est la vérité. Il y a donc une alliance naturelle entre les sectes
indépendantes et tout le parti libéral. Cette alliance n'est pas d'hier,
et ce n'est que justice, lorsque les historiens qui aiment la liberté
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 23
reviennent aujourd'liui à des sentimens plus favorables pour les amis
de Vane et de Hutchinson, pour les sectaires enthousiastes, ancêtres
des plus nobles tribus de la nation américaine.
La confiance dans le mouvement de notre siècle, l'étude des be-
soins actuels de la société, la recherche des principes politiques et
économiques qui peuvent remplacer les préjugés routiniers des
vieux gouvernemens , la sympathie pour tous les opprimés, la cu-
riosité pour toutes les nouveautés, l'esprit libéral en un mot, tout
est donc à sa place dans ces congrégations chrétiennes, dont l'exis-
tence est encore disputée. Ces congrégations peuvent même s'allier
sans crainte à la pure philosophie, lorsque celle-ci , sans arrière-
pensée ni réserve, adhère aux principes de la religion et se montre
sincèrement conciliable avec les croyances sacrées qu'elle ne par-
tage pas. Les intérêts de la raison sont au fond du même côté que
les droits de la conscience. Aussi ne pouvons-nous trouver à redire
au mouvement de liberté intellectuelle qui se manifeste depuis peu
dans la littérature anglaise. Un bon nombre d'écrivains ont abordé
les grandes questions que les hommes d'église auraient voulu se
réserver. La timidité qui, pendant les trente années immédiatement
postérieures à 1790, avait un peu abaissé la pensée a fait place à
cette fermeté d'intelligence, à cette tranquille hardiesse qui ne s'é-
pouvante d'aucune question, qui juge tout ce qu'elle respecte, et
qui croit que toute vérité gagne au remplacement de l'autorité par
la raison.
Les lecteurs de la Revue ont été plus d'une fois entretenus des
écrits de M. Greg; ils le connaissent pour un publiciste et uii écono-
miste hautement distingué, qui suit d'un œil inquiet et clairvoyant
toutes les vicissitudes de la société contemporaine, qui augure bien
de ses destinées sans ignorer ses périls, qui sonde ses maux, mais
pour les guérir, et qui lui donne, avec autant d'indépendance que
de talent, les conseils de la sagesse. Dans les divers essais déjà
publiés où il a comparé son pays aux autres états du continent, il
a montré généralement qu'il savait distinguer à merveille l'esprit
réformateur de l'esprit révolutionnaire. 11 a signalé plus d'une fois
ce caractère licencieux que revêt souvent en Europe l'esprit de
liberté, et qui le rend quelquefois entreprenant sans but, dangereux
et impuissant, incapable de respecter rien de ce qu'il n'a pas fait,
et de fonder après avoir détruit. Il a bien vu que ce mal avait une
cause morale qui devait être cherchée ailleurs que dans les idées
politiques du temps, idées généralement aussi sages que les hommes
le sont peu. Il a reconnu que cet état moral, qu'il serait trop long
de décrire, se liait à un affaiblissement du principe religieux dans
•l'humanité. Cet affaiblissement est plutôt un effet qu'une cause,
24 REVUE DES DEUX MONDES.
mais il ajoute au mal qu'il décèle, et M. Greg a plus d'une fois fait
entendre qu'il le comptait au nombre des raisons qui troublent sa
confiance dans le triomphe complet et régulier de la liberté mo-
derne. 11 lui paraît très diflTicile que tous ceux qui croient défendre
la religion acceptent la liberté, et que tous ceux qui veulent la
liberté reviennent à la religion. 11 y a là une double réforme à
opérer qu'il ne peut regarder comme assurée, et ses doutes sont
ceux d'un esprit sage, qui craint également les illusions et les
préjugés.
Son pays lui inspire beaucoup moins d'inquiétudes. Bien que peu
disposé à se dissimuler les difficultés des choses, celles que les
Anglais ont à combattre lui paraissent surmontables. Elles seront
surmontées, pourvu que la raison publique, toujours avertie, soit
toujours prête aux sacrifices nécessaires, et troifve un appui con-
stant dans le caractère national. Il professe le principe de Sénèque,
sanabilibus œgrotamus malis, principe généralement accepté des
Anglais, quoiqu'il soit.au fond la négation du pur calvinisme; mais
ce calvinisme même, mais les formes qu'il a prises, les institutions
dans lesquelles il s'est en partie perpétué, en partie dénaturé, les
maximes et les pratiques des corps et des partis religieux, tout cela
ne donne à M. Greg ni une satisfaction sans mélange ni une entière
sécurité. 11 entrevoit dans la durée et la puissance à venir de cer-
tains abus et de certains préjugés qu'on s'efforcerait de rendre insé-
parables du christianisme une sorte de provocation à l'indifférence
religieuse, ou même à la révolte contre toute règle morale ayant une
autre sanction que les lois ou les dangers de ce monde. Il ne croit
pas cependant à la possibilité d'une société purement matérialiste,
et, fût-elle possible, il n'a nulle envie de la voir réalisée. Il veut
donc la religion. Or la religion, dès qu'elle est autre chose qu'une
idée ou un sentiment, ne peut être que le christianisme, et le chris-
tianisme, qui devrait être un lien entre les hommes, devient une
question qui les divise. Pour faire cesser la divergence ou le conflit,
il faudrait une transaction entre l'esprit traditionaliste de l'église
et l'esprit rationaliste d'une partie de la société moderne; mais une
transaction n'est possible que lorsqu'au moins une des deux parties
cède quelque chose, c'est-à-dire se réforme. Il faut que l'église
comprenne qu'on peut être encore religieux sans être orthodoxe; il
Cwit que la société laïque sache comment on peut être chrétien
•lOi être intolérant. Qu'est-ce donc que cette base de transaction?
qu'est-ce que cette croyance commune? qu'est-ce que ce fond du
christianisme, dont les uns doivent se contenter, auquel les autres
doivent revenir? qu'est-ce en un mot que la croyance chrétienne?
Tel est à peu près le Utre difficile à traduire d'un livre que M. Greg
I
CONTROVEBSES BELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 25
a composé il y a quelques années (4). Le sujet est grand assurément,
surtout si l'on réfléchit que l'auteur a entrepris de le traiter avec
une complète indépendance. Son but n'est pas la conformité à telle
ou telle créance établie, mais à la vérité chrétienne. Malgré son
ferme propos d'impartialité, il a commencé son ouvrage avec une
conviction déjà faite, c'est que la doctrine reçue touchant l'inspira-
tion de l'Écriture était un grand mal à la fois pour la religion et
pour la tolérance. La question de l'autorité de la Bible est effecti-
vement en pays protestant, comme chez nous celle de l'infaillibilité
de l'église, la difficulté capitale, la source inépuisable du désaccord
entre l'orthodoxie et la foi libre. Elle s'opposera peut-être toujours
à une parfaite intelligence entre deux natures d'esprits qui n'ont
rien à se reprocher l'une à l'autre, entre des consciences égale-
ment sincères, également pures, mais où la lumière de la vérité
pénètre apparemment par un rayon brisé sous un angle différent.
Cette conviction a inspiré à M. Greg la résolution pénible et coura-
geuse de chercher et de dire ce qu'il aurait trouvé. Ce qu'il a trouvé,
ce qu'il croit avoir trouvé du moins, c'est que le christianisme po-
pulaire, c'est-à-dire la doctrine que prêchent les églises, ne peut
être la doctrine qu'enseignait Jésus. Les égli|(es en général sont
liées d'un côté par le texte littéral, de l'autre par une interprétation
traditionnelle des Écritures, ce qui suppose l'inspiration des écri-
yains sacrés. Or cette inspiration, ceux-ci ne se l'attribuent pas, et
ils ne répondent pas davantage de la manière^dont on les interprète.
Si leurs ouvrages ne sont que des monumens historiques, ils tom-
bent dans le ressort de la critique, et c'est par l'examen qu'on en
peut déterminer le véritable sens. A la doctrine de l'inspiration
absolue, littérale, les modernes ont déjà substitué celle d'une inspi-
ration partielle, inégale, qu'on cherche et que l'on trouve par l'é-
tude, qui pour quelques-uns est plus manifeste dans les Épitres que
dans les Évangiles. M. Greg rencontre cette manière d'intei'préter
l'Écriture dans Coleridge et dans Arnold, « l'un le plus subtil pen-
seur, l'autre le plus honnête des théologiens de notre âge. » Il s'en
empare, et il en use avec une hardiesse que ni l'un ni l'autre, je
crois, n'aurait approuvée. Il n'est point un érudit de profession,
mais un critique attentif et pénétrant. Il a lu quelques-uns des maî-
tres de l'exégèse moderne. De Wette lui est familier. Il expose avec
netteté, sur la plupart des points difficiles de l'histoire ou de la
doctrine, les argumens et les résultats des controverses les plus ré-
centes. Pour ceux que ces choses intéressent, pour ceux qui désire-
ront se faire une juste idée de toute une science assez négligée parmi
(1) The Creedof Christendom, its foundations and superstructure, 1 vol. London 1851.
20 REVUE DES DEUX MONDES.
nous depuis Richard Simon, l'exposé de M. Greg est une lecture
facile et instructive; on peut se fier à son exactitude, si l'on ne se
rend pas toujours à ses raisons. Nous ne pouvons dissimuler que la
conclusion qui ressort de cet examen, si nous acceptions l'examen
dans tous ses détails, nous rejetterait plus loin du christianisme
que les intentions de l'auteur ne nous y avaient préparés. Il ne se
pose pas en métaphysicien, enco're bien moins en continuateur de
Celse et de Julien. Il faut môme convenir que rechercher, comme il
l'entreprend, quelle est la réelle doctrine de Jésus-Christ, ce n'est
pas l'abandonner, car c'est admettre en principe qu'il y a dans le
christianisme une vérité importante à connaître, c'est conserver ce
point de commun avec tous les fidèles, la croyance que la vérité est
chrétienne. Tout n'est pas négation, tout n'est pas abstraction dans
ce rationalisme apparent, et à quelques hardiesses qu'un critique
anglais puisse être conduit par la discussion des textes et des faits,
il admettra toujours un fond historique et traditionnel où la vérité
gtt comme enveloppée, et il ramènera tout à un éclectisme chré-
tien. C'est dans le livre même de M. Greg qu'il faut chercher les
articles de foi, peu nombreux, nous devons le dire, qui composent
le symWe sorti d% creuset de son analyse. Pour en donner l'idée,
disons que ce symbole nous paraît un peu plus loin de l'orthodoxie
que la profession de foi du vicaire savoyard.
Il convient lui-même que son livre, étant un traité de religion
essentiellement négatif et critique, ne peut être autre chose qu'in-
complet, partiel et préparatoire. Dans ces conditions, nous n'au-
rions rien à dire, s'il ne nous paraissait que, les conclusions du livre
acceptées, le retour à une religion positive devient plus difficile que
l'auteur ne semble l'avoir voulu. Ici nous nous adressons surtout
au publiciste; nous croyons que M. Greg ne conçoit pas la société
sans une religion positive, et qu'il n'a ni le dessein ni l'envie de
faire de toute l'Angleterre une école de philosophie. S'il en est ainsi,
n'a-t-il point dépassé le but? A-t-il laissé subsister des raisons suffi-
santes pour que l'on doive encore s'attacher à l'enseignement réel du
Christ? Si l'on est décidé à priori à n'en conserver comme certain
que ce que la raison pourrait par elle-même en connaître ou en dé-
montrer, pourquoi faire un si grand détour, et chercher dans le
' cbrislianisme ce qu'on pourrait trouver directement dans la raison?
Sous le voile de la révélation, ce n'est plus alors que la théologie
ïiaturelle qu'il rest« à découvrir. Sur Dieu, sur sa puissance, sur sa
Justice, sur l'utilité de la prière, sur la rétribution et la vie future,
il ne parait pas qu'on nous apprenne rien que la philosophie ne pût
nous apprendre. Peut-être l'examen du P/tédon de Platon ou de la
Théodicée de beibuiu nous en enseignerait-il davantage, et même
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 27
sans chercher dans aucun livre, il se pourrait que la simple médi-
tation fît pénétrer l'esprit plus avant dans cette région des nuages
qui est déjà le ciel.
Ce n'est pas que nous donnions comme une extrémité déplorable
en soi cette nécessité d'établir la religion par la philosophie. L'es-
prit humain n'a point de plus noble emploi ni de plus haute préro-
gative que d'aborder directement les choses divines, et même pour
le chrétien le plus docile, il n'y a rien à perdre à traverser les
champs de la religion abstraite pour retourner dans le sein de la
religion révélée. Platon n'a pas nui à saint Augustin. 11 m'est im-
possible cependant de ne pas faire remarquer à M. Greg que son
livre, si recommandable par le ton. de sincérité, par le courage des
opinions, par la sagacité, la lucidité, le talent d'exposition, pour-
rait bien aboutir en dernière analyse à cette conclusion : il faut de-
mander la religion à la philosophie.
Or je doute que tel soit le but qu'il puisse se proposer, du moins
quand il s'adresse à la société. J'admets très volontiers que la phi-
losophie peut conduire à la religion; mais qui? Les philosophes. Il
est moins certain que tous les hommes soient des philosophes, ou
que les méthodes, les démonstrations et les expressions de la science
puissent persuader le genre humain, et assurer à la vérité cette do-
mination pratique qui importe à la morale et, qu'on me permette
de le dire, au salut. L'observation nous apprend que les devoirs
ordinaires eux-mêmes nous sont inspirés , enseignés , et pour ainsi
dire recommandés par d'autres motifs encore que ceux de l'éthique
spéculative. Des sentimens naturels, des sympathies, des penchans,
des intérêts légitimes viennent fortifier l'autorité théorique de la
morale. La religion en est comme la sanction, et la religion elle-
même pourrait bien, tout comme la morale (elles ont toutes deux
la même origine), avoir besoin pour régner, pour agir sur les
hommes, d'être autre chose qu'un théorème démontré. Observez
bien qu'il ne s'agit pas ici de pures vérités abstraites qui n'intéres-
sent que l'intelligence; il s'agit de lois qui doivent être obéies, car
il y a des devoirs envers Dieu. Gela étant, ne se pourrait-il pas, ne
rentrerait-il pas dans l'ordonnance générale que l'auteur des choses
eut accordé aux vérités religieuses de certains moyens de persua-
sion et d'action, sans lesquels elles seraient restées des abstrac-
tions impuissantes? Pourquoi ne serait-il pas dans les voies de la
Providence d'entretenir, de ranimer, d'accroître par intervalle la
connaissance naturelle dû divin, dont à l'origine des choses elle a
mis le germe dans l'homme? et ce complément nécessaire de l'in-
spiration primitive, que serait-ce autre chose qu'une révélation? Il
est certain que, sous une forme ou sous une autre, les hommes ont
28 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours cru que Dieu se rappelait à eux par des signes actuels et,
si je puis ainsi parler, par de célestes mémento, qui confirment et
fécondent les notions propres et nécessaires de la raison. Cette
croyance est au fond de toutes les religions; elle en fait la force,
elle en motive l'existence; elle leur prête même une valeur propor-
tionnée à ce qu'elles contiennent de vérité. Ceci, j'en conviens, ne
donne pas encore la preuve de la divinité d'origine et de la vérité
intégrale de telle ou telle tradition tenue pour révélée, encore moins
la notion d'une certaine infaillibilité dans les auteurs de telle ou
telle doctrine ou de tel ou tel livre. 11 y a encore pour en venir jusque-
là, et en particulier pour appliquer ces idées à l'auguste croyance
qui depuis dix-huit cents ans guide toutes les nations de l'Occident,
plus d'une difliculté à vaincre, plus d'un abîme à franchir. INous en
laissons le soin 'à l'auteur encore inconnu de l'habile apologétique
qui conviendrait à notre siècle et qu'appelleraient tous nos vœux.
En nous mettant au point de vue plus modeste de Fliistorien et
du publiciste, voici ce qu'en rentrant dans les réalités nous con-
statons sans une longue enquête. La société dont nous sommes mem-
bres, la portion de l'humanité dans laquelle nous sommes nés tous,
professe généralement que les manifestations spéciales par les-
quelles la Providence a donné la force et la vie à nos primitives
dispositions religieuses sont celles que rapporte un testament tenu
pour sacré parmi nous, celles que décrivent et commentent toutes les
chaires élevées par la piété, d'Archangel à Cadix et de l'Attique en
Islande. Voilà en fait la religion parmi nous. La philosophie a certes
le droit de rechercher la religion abstraite comme le gouvernement
abstrait; n'a-t-elle pas pour mission de contempler l'idéal? Seule-
ment l'idéal n'est pas le réel; la religion abstraite n'est pas plus une
religion que le gouvernement abstrait n'est un gouvernement. Cha-
cun sait bien quel est, sur la terre où il réside, le gouvernement;
il n'est pas plus difficile de savoir quelle est la religion. Maintenant,
de môme que tout n'est pas dit parce que l'on connaît en gros son
gouvernement et qu'on s'y soumet, de même qu'il reste encore à en
étudier l'esprit, les règles, les principes, les formes, que c'est
l'œuvre et le devoir de la raison et du patriotisme de le délivrer de
tout ce qui le dépare et l'altère, de le faire profiter de tous les pro-
grès tant de l'esprit humain que de la moralité humaine, il reste
«icore, la religion d'un pays étant donnée, beaucoup à faire à l'ac-
tivité consciencieuse de l'intelligence pour la connaître dans son
fond, dans son essence, dégagée de fictions additionnelles et d'ac-
cessoires abusifo, pour la maintenir ou la ramener à l'état le plus
exempt d'erreur, au plus haut degré possible de vérité et de sain-
teté. Mais si l'on ne se cantonne pas dans l'idéal comme le meta-
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 29
physicien, ou si l'on n'est point tenté comme Mahomet du rôle de
fondateur de religion, on doit accepter la révélation que l'on trouve
acceptée dans son pays, la révélation et le révélateur. On a vu plus
haut que cette adhésion peut n'être pas un simple acquiescement à
une convention sociale. Non, nous avons indiqué comment et par
quelle suite d'idées la naissance d'une religion déterminée pouvait
être tenue pour providentielle. Ce qui est providentiel est divin ap-
paremment; ce qui est providentiel et divin, on l'appellera, si l'on
veut, surnaturel, et ainsi nous nous approchons de plus en plus de
Tordre miraculeux. Ce sont ici de ces questions éternellement
livrées à la méditation de la foi et de la raison , et que tous les
efforts des églises n'empêcheront jamais, depuis que le bras de l'in-
quisition est brisé, les esprits les plus faits pour la piété d'examiner
incessamment, et de résoudre par des solutions diversement chré-
tiennes, car il est impossible de ne pas croire, comme tout le monde,
Milton chrétien aussi bien que Dante, et Grotius autant que Bel-
larmin. Une large carrière reste donc ouverte à l'examen, à la ré-
flexion, au progrès, pourvu que la force n'intervienne pas, pourvu
que le schisme, ainsi que le pouvoir, respecte la liberté de toutes les
consciences. Cependant, en se plaçant dans l'ordre d'idées que nous
avons indiqué, on conçoit comment toutes les diversités, toutes les
variations peuvent s'accorder avec la reconnaissance unanime de
ce point fondamental : la religion est la religion chrétienne, et le
Christ en est le révélateur. C'est de ce christianisme raisonnable,
c'est de cette liberté franche, mais qui se limite elle-même, c'est de
cet ordre enfin, si comparable en religion à ce qu'est en Angleterre
l'ordre politique, que Locke donnait en termes théologiques la sage
formule, lorsqu'il disait : « La foi qui sauve consiste à croire seule-
ment que Jésus de Nazareth est le Messie. » Qu'on y réfléchisse, les
termes sainement entendus, que de foi et de liberté peuvent encore
s'abriter sous la protection de cette idée!
Nous permettra- t-on une comparaison que peut-être l'exemple de
l'Écriture ennoblit? La religion naturelle est la source limpide qui,
formée par les eaux du ciel, jaillit du rocher dans la plaine et va
désaltérer les troupeaux et les bergers. La révélation est le vin nou-
veau que le maître de la vigne veut verser dans les vaisseaux neufs,'
et qui sera comme le sang de la nouvelle alliance. Mêler l'eau et
le vin, c'est unir la raison et la foi. Il manque quelque chose à celui
que l'eau seule abreuve. Est-on bien certain que le vin tout pur
soit sans danger? On se divise sur les proportions du mélange; mais
tout le monde en fait un, et l'humanité n'a point trouvé de règle
universelle. Ne se pourrait-il pas qu'il fût vain d'en chercher une
sur la terre, et que, pour l'eau et le vin spirituels comme pour tant
ZO REVUE DES DEUX MONDES.
de choses qu'il faut unir, pour l'ordre et la liberté par exemple,
pour le droit et le fait, pour la justice et l' amour, la variation entre
des limites fût la loi de ce monde ? La variation est la condition du
progrès. L'unité absolue et immobile n'est point évidemment la
nature des choses, et prétendre la réaliser, c'est entreprendre de
réformer la création.
En généralisant ainsi, nous ne faisons que traduire en une seule
idée l'état général des âmes et des croyances des pays où, comme
eu Angleterre et encore plus en Amérique, la grande diversité des
sectes est une chose admise, non moins admise que la domination
de la religion chrétienne. Qu'on aime ou qu'on n'aime pas cet état
de choses, il existe, et s'il existe, il faut en donner le sens.
Nous voudrions que l'ouvrage remarquable de M. Greg donnât
des conclusions plus conformes à cette opinion, qui, nous le croyons,
n'est pas éloignée d'être la sienne. Sur des sujets si délicats, ce
n'est qu'avec timidité qu'on peut hasarder sa pensée; nous lui sou-
mettons la nôtre, et si quelqu'un s'étonne de la liberté avec laquelle
nous avons exprimé des idées qui sont loin d'avoir cours parmi
nous, nous prierons de remarquer que nous nous sommes la plu-
part du temps borné à raconter. Que croit-on, que pense-t-on, que
dit-on en 'Angleterre? Nous avons cherché à le savoir, et nous le
répétons. Voulant retracer une partie des opinions et des contro-
verses qui occupent un peuple renommé après tout par ses mœurs
et ses croyances, par ses sentimens religieux et politiques, il a bien
fallu nous placer par hypothèse dans le même milieu que lui, em-
prunter ses idées et son langage, ne pas trouver scandaleux ce qui
nous était nouveau, impossible ce qui était réel, et entrer dans l'es-
prit que nous essayions de faire connaître. D'ailleurs c'est à d'au-
tres que nous qu'il appartiendrait de plaindre l'Angleterre.
V.
Nous venons de toucher à quelques-uns des points extrêmes où
la réflexion et la critique, enhardies par le principe du jugement
individuel, peuvent conduire des hommes sincères et distingués
qui cependant ne se sont nullement proposé de rompre avec le
christianisme. Quelques-uns ont bien pu dériver jusqu'à la pure
philosophie; mais ce n'est point à nous de leur en faire un crime.
Sous ce rapport, les intentions et les sentimens nous paraissent
beaucoup plus importans que les doctrines, et ici, aux sentimens
comme aux inUîntions, nous ne pouvons rendre que l'hommage le
plus sincère; mais, comme nous ne sommes pas de ceux, on se le
rappellera peut-être, qui prétendent que la réformation, au lieu de
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 31
fonder une religion, s'est réduite à ouvrir une école de discussions
illimitées, nous ne voudrions pas n'avoir présenté ici que des spé-
cimen des diverses interprétations de l'Écriture auxquelles elle a
donné naissance, car ce serait risquer de la montrer précisément
sous cet aspect de division et de variation qui n'est pas celui sous
lequel nous aimons le mieux à la considérer. Des interprétations
diverses, des systèmes, des dissidences, il en vient partout. Toute
hérésie naît d'une orthodoxie quelconque. Tant que la raison hu-
maine existera, elle multipliera ses points de vue, et si l'Angle-
terre produit tant de sectes, ce n'est pas parce qu'elle est protes-
tante, c'est parce qu'elle est libre. Aussi, bien loin que l'existence
de ces sectes soit une source d'indifférence religieuse, elle peut être
et elle est souvent la cause d'une sainte émulation. Que n'a pas dû,
sous le rapport de la foi et des œuvres, l'église établie aux évan-
géliques? que n'ont pas dû les évangéliques aux méthodistes? Mais
de même que les nuances engendrent la controverse, on pourrait
craindre que l'émulation, tournant à la jalousie, n'enfantât que
luttes et discordes. Ces effets sont à redouter sans doute, et nier
qu'ils se soient réalisés plus d'une fois serait donner un démenti à
l'histoire. Heureusement la liberté qui les laisse se produire en di-
minue bien les périls, et ce serait d'ailleurs méconnaître les faits
que de supposer que d'un libre et sincère débat résulte toujours
l'antagonisme, jamais le rapprochement. Après s'être épuisées sur
des différences dogmatiques, les sectes qui ont tout dit finissent par
s'apercevoir que le même sentiment les anime, que le même livre
les instruit, que la même espérance les soutient, qu'elles servent
le même maître et se confient au même sauveur. C'est alors que
leur diversité même sert à faire éclater davantage l'unité qui les lie
et à marquer d'un caractère plus frappant de spontanéité leur sou-
mission commune à la parole de Dieu.
Pour montrer comment, à côté de cette liberté de croire, de rai-
sonner et de parler, subsiste une communauté de loi, de principes
et de sentimens qui reproduit l'unité, j'ai envie d'esquisser l'his-
toire d'une œuvre d'association et de fraternité chrétienne qui, dans
ces derniers temps, a pris naissance au cœur même des dissidences
religieuses de la Grande-Bretagne ; on verra si cette Babel ne sait
pas, quand elle veut, parler la même langue.
Plus d'une fois depuis vingt ans, du sein des congrégations qui
ne sont pas appuyées ou compromises par un établissement poli-
tique, s'était élevé le vœu d'une réunion spirituelle qui, fondée sur
une foi commune, ne pût être confondue avec l'étroite association
des croyances particulières d'une secte ou l'agglomération fortuite
des opinions flottantes d'indifférens de toute origine. En Suisse
S2 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Gaussen, en Prusse le docteur Kniewel, en Amérique le doc-
teur Schmucker, en France MM. les pasteurs Fisch et Frossard
avaient propagé cette idée dans le cercle de leur influence, tandis
qu'en Angleterre elle produisait d'assez nombreuses conférences où
presbytériens, wesleyens, indépendans, épiscopaux même, cher-
chaient ensemble les moyens de rallier les disciples de l'Évangile.
Ces efforts n'avaient encore abouti qu'à des entretiens et à des dis-
cours édifians, lorsqu'à Edimbourg, après de nouvelles réflexions
sur un verset un peu elliptique de saint Paul, que Sacy paraphrase
ainsi : « Pour les, points à l'égard desquels nous sommes parvenus
à être dans les mêmes sentimens, demeurons tous dans la même
règle; » un comité composé de chrétiens de sept dénominations
différentes adressa aux principales communions protestantes des
trois royaumes un appel formel à l'union. Dans ce comité, on remar-
quait les noms de Thomas Chalmers, qui vivait alors, et du savant
sir David Brewster. L'église établie d'Ecosse y avait, ce qui lui ar-
rive souvent, cédé la place à l'église libre, qui ne faisait que de naître,
et celle-ci était suivie de six autres églises qui ne sont pas fort con-
nues en France, l'église de la sécession unie, celle du secours [relief),
l'église presbytérienne réformée, l'église de la sécession originelle,
celle des baplisles, celle des congrégoiionalistes. Vue circulaire
souscrite par des noms recommandables proposait une réunion gé-
nérale à Liverpool pour le 1" octobre 18/15. Venant d'Ecosse, de
cette patrie de l'esprit de secte, de celte Bretagne du nord, séparée
du reste de la grande presque autant que celle-ci l'est du reste du
monde, le conseil était déjà un fait remarquable. Il est vrai que,
dans un mémoire joint à la circulaire, où les motifs d'un concert fra-
ternel étaient déduits avec force et talent, on trouvait bien encore
quelques traces de l'humeur guerroyante des anciens covenantaires,
et les prétentions envahissantes du pusey isme et du papisme y étaient
alléguées comme une raison actuelle et pressante de se liguer pour
combattre. Néanmoins une véritable ferveur religieuse respirait dans
cette composition, œuvre assez remarquable du révérend King, de
la sécession unie, et l'exhortation fut entendue par le zèle de la
charité plus que par le zèle de la controverse. Plus de deux cents
personnes appartenant à vingt congrégations différentes se réu-
nirent à Liverpool pour délibérer sur les moyens de donner un corps
à une pensée qui n'était pas encore sortie du vague. Dans cette as-
semblée, l'église anglicane fit beaucoup moins défaut que l'église
établie d'Ecosse. Quoique peu encouragés ou même positivement
défta[)prouvé8 par leurs évoques, plusieurs ministres de la première
prirent une part imporUnte aux délibérations, et parmi eux se si-
gnala rboDorable et révérend Baptiste Noël, ministre de Saint-John
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 33
à Londres, qui montra de la chaleur et de l'éloquence. D'une dis-
cussion qui peut se lire encore avec quelque intérêt sortit la ré-
solution de former une société cosmopolite pour la promotion de
l'union chrétienne, laquelle se réunirait l'année suivante à Londres
sous le nom de V Alliance évangéltque.
Plus d'un doute et d'une critique s'étaient d'abord fait entendre.
Plusieurs de ceux même qui étaient venus à Liverpôol y avaient ap-
porté de l'incertitude et des scrupules sur le but qu'on se proposait
d'atteindre. Je ne parle pas des ombrages et des défiances que l'es-
prit de corps dans les clergés constitués et l'esprit de secte dans les
congrégations libres peuvent suggérer à des consciences inquiètes
dès qu'on parle de principes du christianisme communs à tous les
chrétiens. Je parle des sérieuses objections qu'encourait l'idée, si
plausible d'ailleurs, de les engager à faire de cette communauté de
principes la base d'une action commune. Rien de plus facile en eÛet
que de recommander la charité et la fraternité, et il ne faut pas un
grand effort pour prêcher dans une assemblée de fidèles, même dis-
sidens, l'union en Jésus-Christ; mais peut-on fonder sur ces généra-
lités édifiantes une association réelle, active, utile? Que lui donner à
faire ^ Pour une œuvre particulière de bienfaisance ou de réforme,
on a pu voir se concerter des croyans divisés par les articles de leurs
symboles. Un épiscopal a pu s'asseoir auprès d'un quaker, Wilber-
force s'entendre avec Clarkson, pour travailler ensemble à l'abolition
de la traite ou de l'esclavage : des philosophes seront accueillis par
des saints, quand il s'agit de soulager des maux, de supprimer des
abus, de réparer des iniquités; mais la société dont on projetait la
formation semblait avoir pour objet la religion même : son lien de-
vait être la foi, son but une certaine unité. Or une société aussi
essentiellement religieuse peut-elle s'empêcher d'être dogmatique?
Comment fera-t-elle pour ne pas l'être, à moins qu'elle n'obtienne
la paix par le silence, ou parle le langage d'un christianisme telle-
ment vague qu'il ne soit plus que la religion naturelle en style
biblique? Atténuer le dogme, c'est affaiblir la foi. Dans un pays
où la liberté religieuse existe, n'est-ce pas le droit de prêcher, de
professer, de propager sa croyance, la liberté de prophétiser,
comme l'appelait Jeremy Taylor, qui est la source et la preuve de
la sincérité et de la ferveur chrétienne? Qu'est-ce que des sectes qui
transigent sur ce qui les distingue, qui font abstraction de ce qui
les constitue? Ce ne sontj)lus des sectes, et si elles cessent de l'être,
c'est qu'elles s'effaceront dans une commune indifférence, ou bien
c'est qu'elles réaliseront cette fusion des églises protestantes si vai-
nement cherchée, et dont on n'a jamais cru s'approcher que dans les
jours de décadence pour la foi. Le réveil religieux ne date que du
TOME XIX. 3
k
S4 REVUE DES DEUX MONDES.
réveil de Tesprit de secte. Le droit de lire et de comprendre la Bible
suivant son jugement individuel, d'y chercher librement la parole
divine, n*est-il pas incompatible avec 1* uniformité de symbole et de
liturgie qui devrait accompagner le protestantisme réduit à l'unité?
En un mot, ce que se proposait la nouvelle alliance n'était-il pas
chimérique ou dangereux, et pouvait-elle éviter l'un et l'autre écueil
autrement qu'en tombant dans l'insignifiance ou la nullité?
On ne saurait dire que rien absolument ne subsiste de toutes ces
objections, et qu'il ne puisse plus s'élever aucun doute sur la con-
sistance et la durée de la mission que s'est donnée l'Alliance évan-
gélique. Cependant, depuis quelques années qu'elle existe, elle n'a
point en général justifié les craintes tant de ses amis que de ses ad-
versaires; elle a même dépassé les espérances des premiers, et dès
la conférence de Liverpool, elle s'est posé toutes les objections, et
elle y a répondu avec assez de bonheur. Ainsi elle a été unanime
pour déclarer que ses membres, en se liant, n'entendaient entrer en
compromis sur aucune de leurs croyances ou de leurs règles parti-
culières, qu'ils gardaient le droit de les soutenir et de les professer,
qu'ils s'engageaient seulement à tempérer le zèle par la charité, à
fuir les emportemens d'une polémique contentieuse. Elle a reconnu
que, réserve faite de toutes les opinions distinctives, il restait à
mettre dans la communauté la meilleure et la plus forte part de la
foi. Elle a trouvé qu'en faisant abstraction des dissidences secon-
daires, elle pouvait demeurer essentiellement chrétienne, et, reve^
nant à la distinction sans cesse attaquée et sans cesse reprise des
points principaux et des points accessoires, elle a adopté, non pas
un symbole, mais une énumération des articles qui lui paraissent
former l'essence du christianisme. Ces articles, portés plus tard au
nombre de neuf, résument en effet assez heureusement les dogmes
auxquels se rallient aujourd'hui les principales églises réformées.
Ils ne laisseraient guère en dehors que les puseyistes, les unitairiens,
et peut-être les quakers. Le reproche de relâchement ou d'indif-
férence en matière de dogme ne saurait donc être sans injustice
adressé à l'Alliance évangélique; mais peut-être répondrait -elle
moins bien à celui d'avoir trop limité sa charité par sa foi.
Reste la question : que pourront faire, en s' associant, des fidèles
aussi attachés au dogme, du moment que, maintenant leurs dissi-
dences, ib ne songent pas à former une église unique? A cette
questioo, leur réponse pourra sembler encore un peu vague, mais
non pas vaine pourtant, si l'on en juge par l'expérience. La société
parait ne s'être proposé qu'une action toute morale; elle a cru, et
rien ne prouve qu'elle ait été dans l'erreur, que par ses sessions
publique», par les discours qui y seraient prononcés, par les rap-
porta qui y seraient entendus, elle pourrait éclairer, échauffer, chez
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 35
tous ceux qui pensent comme elle, le sentiment de la fraternité
chrétienne, inspirer dans les divers pays, tant aux congrégations
qu'aux individus, un plus grand zèle pour toutes les œuvres spiri-
tuelles ou morales qui préparent le règne du Christ. Et au premier
rang de ces intérêts sacrés, elle a, très honorablement pour elle-
même, placé jusqu'ici la liberté religieuse.
Ces idées avaient pu paraître trop exclusivement spéculatives,
lorsqu'elles furent exprimées à Liverpool. Il a bien fallu leur recon-
naître une certaine consistance, lorsqu'en 1846 elles ont rassemblé
dans Londres neuf cent vingt personnes venues de divers points de
la Grande-Bretagne, de l'Amérique et de l'Europe. Cette réunion,
confirmant toutes les résolutions de la précédente, a organisé, dans
la forme ordinaire de ces institutions en Angleterre, une association
qui subsiste depuis douze ans, et dont l'ardeur ne s'est nullement
refroidie. Sous la présidence de sir Culling Eardley, la société, qui
doit beaucoup à son zèle éclairé et à son caractère bienveillant, a
continué de travailler, comme elle l'entend, à établir, non l'unifor-
mité des symboles et des cultes, mais l'unité de l'esprit et l'union
des sentimens, qui lui paraissent essentielles à la fraternité chré-
tienne. Son moyen d'action le plus puissant, c'est la tenue d'une
session annuelle de quelques jours dans une ville de l'Angleterre
ou du continent. La publicité de ses actes a pour principal instru-
ment un recueil périodique imprimé par les soins de la branche an-
glaise de l'alliance, sous le titre de Evangelical Christendom. Elle a
aussi trouvé des organes dans quelques-uns des journaux protestans
qui paraissent en France. M. L. Bonnet a publié des lettres instruc-
tives sur la première conférence tenue à Londres (1) , et M. Jean
Monod a fait connaître tout ce qui s'est passé à la cinquième, ou-
verte dans la même ville l'année de l'exposition universelle. Son
récit mérite assurément d'être lu; mais le plus intéressant pour
nous est sans contredit le volume de M. Guillaume Monod, qui a été
chargé de rédiger le compte-rendu des séances tenues à Paris au
mois d'août 1855. Dans ces diverses sessions, on a entendu des
hommes comme MM. Grandpierre et de Pressensé s'expliquer sur
l'état religieux de la France, comme les docteurs Tholuck et Krum-
macher sur l'état religieux de l'Allemagne. Le révérend T.-R. Birks
a décrit avec une grande franchise l'Angleterre sous le même rap-
poï;t. C'est dire que les deux publications de MM. Monod offrent un
véritable intérêt. La philosophie elle-même pourra recueillir les
jugemens qui ont été là prononcés sur son rôle en-deçà comme au-
delà du Rhin.
(i) Lettres sur l'Alliance évangélique, par L. Bonnet, Paris 1857. M. Bonnet, pasteur
à Francfort-sur-le-Mein , ne doit pas être confondu avec M. J. Bonnet, auteur d'une nou-
Yelle collection des Lettres de Calvin et de la Vie d'Olympia Morata.
36 REVUE DES DEUX MONDES,
Mais ce même Rhin restait à passer. L* alliance avait encore à aller
dresser ses tentes dans le pays de la théologie scientifique : elle devait
rendre sur leur propre sol aux délégués de l'Allemagne les visites
qu'elle avait reçues d'eux. Berlin a donc été choisi pour le rendez-
vous annuel en 1857. On sait que dans cette ville, où la philoso-
phie rationaliste a pris, il y a près d'un siècle, un si grand essor, où
par ses conséquences elle domine encore dans le public, quoiqu'elle
brille d'un moindre éclat dans le monde savant, une réaction luthé-
rienne a pris naissance, qui, semblable à l'anglo-catholicisme, a dé-
passé les bornes de l'ancien et véritable protestantisme, et tenté de
faire prévaloir l'empire des formulaires sur l'empire de la con-
science. L'autorité n'a point de champions plus résolus que les
Stahl et les Hengstenberg. Les troubles de I8Z18 et les écarts de
l'extrême gauche hégélienne ont, en Prusse comme ailleurs, com-
promis la science et la liberté, et fait les affaires de tous les parti-
sans d'un absolutisme quelconque. Aussi les organes de cette école
se sont-ils élevés contre la présence à Berlin des états-généraux de
l'Alliance évangélique. Il semblait qu'une bande de libies penseurs
français, ayant pour chefs MM. Grandpierre et Merle d'Aubigné,
allait pénétrer dans le sanctuaire. En vain les membres anglais et
écossais de l'alliance arrivaient- ils protégés par de nouvelles ad-
hésions qui avaient longtemps manqué à leur entreprise, car de
grands personnages connus par leur sollicitude pour les intérêts
religieux de l'humanité, tels que le comte de Shaftesbury, avaient
enfin publiquement donné des témoignages de sympathie aux tra-
vaux de la société, et l'archevêque de Gantorbéry, d'accord avec
Tévêque de Londres et onze autres prélats, avait approuvé les sen-
timens et les pensées au nom desquels le comité de l'alliance,
dans une sorte de manifeste, convoquait à Berlin les chrétiens évan-
géliques de tous les pays. La Gazelle ecclésiastique de Prusse n'en
lançait pas moins les foudres de l'ultra-luthéranisme. Heureuse-
ment le roi, qui s'était toujours piqué d'être réellement le chef de
l'église et le défenseur de l'orthodoxie, a étendu sa protection sur
une société recommandée par son prédicateur ordinaire, le docteur
Knimmacher, et par les successeurs de Neander. Il a voulu assister
lui-même avec la reine à quelques-unes de ses séances, et il a invité
SCH députations de toute nationalité à une collation dans le nouveau
palais de Potsdam. Cette royale bienveillance n'est pas une partie
de rhérilage que le prince-régent ait répudiée : il en a renouvelé
oflicielleriient l'expression dans un récent document adressé à ses
itiinislres. Décidément les champions de l'autorité ont l'autorité
conlre eux. L'Alliance évangélique met avec raison beaucoup de prix
à sa campagne de Beriin. 11 va sans dire que ses conférences, qui
avaient attiré, dit-on, dans cette ville douze ou quinze cents per-
I
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 37
sonnes, ont pris, sous l'influence des professeurs et des théologiens
de l'Allemagne, un caractère chrétiennement philosophique qui a
donné une certaine nouveauté à des idées jusqu'à présent plus
louables qu'originales.
Nous avons applaudi à la largeur des vues exprimées souvent dans
les délibérations de l'alliance. Malgré la sincérité de ses vœux de
concorde et d'harmonie, nous doutons cependant qu'elle ouvre ja-
mais les bras à toute la famille chrétienne. On peut renoncer à cette
impraticable universalité; mais il ne faut pas se l'interdire d'avance
par des réminiscences de la guerre au milieu de la paix. En Angle-
terre surtout, on aurait à se préserver de ces formes hostiles de lan-
gage qui démentent les sentimens de la charité au moment où l'on
vient de les exprimer. Ainsi, dans la grande conférence de Londres
de 1851, le révérend William Guningham, bien connu pour la. part
qu'il a prise à l'établissement de l'église libre d'Ecosse, celui même
qui avait, six ans auparavant, ému toute l'assemblée en se repro-
chant la vivacité de ses luttes antérieures avec le révérend John
Brown, pasteur de l'église établie, a soutenu didactiquement que
l'église romaine ne devait pas être regardée simplement comme une
des sections du christianisme, et que le papisme était un grand sys-
tème clairement produit dans le monde de Dieu comme l'œuvre spé-
ciale de Satan. Ce langage est du temps des puritains, il est étrange
dans la bouche d'un professeur d'un de ces collèges où l'on en-
seigne la philosophie du sens commun; mais telle est l'Ecosse. Elle
croit volontiers que la nature humaine est faite pour la vérité en
tout, excepté en religion, que le signe de la vérité, qui est en tout
l'universalité, est en religion la singularité, et que tandis que le
christianisme vient de Dieu, la majeure partie de l'établissement
chrétien dans le monde vient du diable. Assurément ce n'est pas
ainsi que s'exprimerait le révérend John Cairns, chrétien et phi-
losophe tout ensemble, qui est entré dans le conseil exécutif de
l'Alliance évangélique (1), et les orateurs habituels de ses confé-
rences sentent et parlent autrement. Cependant on ne peut se dissi-
muler que la branche anglaise de l'association a été constituée avec
l'intention formelle d'exclure les catholiques romains, car des neuf
articles qui lui tiennent lieu de symbole il y en a tout au plus cinq
que notre église pût accepter.
Il est vrai que sur le continent on a d'autres idées. Ainsi, dans
la réunion de Paris, ces conditions dogm.atiques de l'alliance ont
été modifiées. La branche française s'est officiellement déclarée
prête à admettre tous ceux qui « confesseraient avec elle, conformé-
(1) M. Cairns est l'auteur d'une excellente défense de la philosophie écossaise, d'un
examen de la doctrine du professeur Ferrier sur la connaissance, et d'une édition nou-
Telle de l'ouvrage curieux de Math. Culverwell sur la Lumière naturelle.
38 BEVUE DES DEUX MONDES.
ment aux écritures inspirées de Dieu, leur foi commune au Dieu
sauveur, au Père, qui les a aimés, et qui les justifie par grâce, par
la foi en son Fils; au Fils, qui les a rachetés par son sacrifice expia-
toire, et au Saint-Esprit, l'auteur de leur régénération et de leur
sanctification, — un seul Dieu béni éternellement. » Cette rédaction,
dans un style un peu embarrassé, exprime le fond commun du
christianisme d'une manière suffisamment correcte, et comme elle
n'interdit pas tout ce qu'elle omet, pas même de croire que les œu-
vres soient une condition nécessaire de la justification par la foi,
elle pourrait à la rigueur être admise par un catholique, et le senti-
ment qui l'a dictée est louable. Mais quoiqu'on eût tort d'exclure
les catholiques de propos délibéré, on ne doit pas espérer qu'au-
cun d'eux accède à l'alliance; ils sauront à peine qu'elle existe. Des
membres du clergé parfaitement orthodoxe ont pu consentir à se
mêler à des hérétiques, à bien pis que des hérétiques, pour coopé-
rer à des œuvres morales, entre autres à la direction de l'éducation
publique. L'œuvre de l'alliance pourtant leur paraîtra toujours, et
avec raison, exclusivement protestante. Bien plus, il est douteux
qu'elle convienne jamais complètement à une église politiquement
constituée, et celle d'Angleterre même, comme celle d'Ecosse, ne
lui enverra que des membres isolés qui ne stipuleront que pour
eux-mêmes. Ils viendront principalement de l'ancien parti évangé-
lique ou du large sein de la broad church. Quelques évêques pour-
ront voir l'institution avec bienveillance, aucun ne s'y associera. A
plus forte raison, la high church, le puseyisme, tout ce qui con-
fine à l'église romaine continuera, comme elle, à se tenir à l'écart.
C'est parmi les presbytériens et dans les nombreuses variétés du
dissent, c'est dans le protestantisme de l'Europe et de l'Amérique,
généralement plus rapproché du christianisme synodique que de
l'église épiscopale, que l'alliance trouvera le plus d'adhérens. Et
comme c'est aussi là qu'avec plus de ferveur et de zèle il s'est ma-
nifesté longtemps plus de penchant à restreindre la largeur de l'es-
prit par Vétroitesse de la lettre, c'est là que l'alliance peut faire le
plus de bien, et son existence est déjà un heureux signe des temps,
dûtrelle être passagère comme tant d'autres bons signes.
Mais de ce côté même, du côté des communions chrétiennes in-
dépendantes, ou qui aimeraient à l'être, jusqu'où peut aller la con-
ciliation? A quelles limites s'arrêtera le ralliement dont on fait la
tentative? Nous avons vu avec quelle sollicitude on s'est mis en
garde^ contre le vague des formules. On a craint l'invasion d'un
cbnstlanbme purement nominal. 11 ne faudrait pourtant pas qu'une
défiance excessive parût mettre hors de l'Évangile les Milton et les
Newton, et des apologistes tels que Grotius et Lardner. Déjà les
aentlmens de respectueuse sympathie témoignés à M. Bunsen dans
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. 39
une des séances de Berlin semblent prouver que la société com-
prend qu'une alliance libre est possible entre la science et la foi,
entre la philosophie et la religion. Il est douteux que l'on se relâche
des précautions prises expressément contre ceux que l'on confond
sous le nom d'unitairiens. N'y aurait-il pas cependant à faire quel-
que distinction dans leurs rangs? Il existe une opinion qui soutient,
à l'honneur du christianisme, qu'il a, par la grâce divine, été la
plus puissante et la plus populaire révélation des plus grandes et
des plus pures vérités religieuses, et que son auguste fondateur a
été ainsi le sauveur de l'humanité. Ce peut être là le pur socinia-
nisme, et l'on conçoit qu'un dogmatisme plus strictement fidèle au
texte de l'Écriture, plus pénétré du caractère surnaturel de celui
qui parle dans le Nouveau Testament, se tienne soigneusement à
distance de cette opinion plus philosophique qu'évangélique, bien
que nous ayons vu le temps où des églises très croyantes accueil-
laient avec beaucoup de reconnaissance une doctrine qui les relevait
au moins des dérisions d'une autre époque. Mais en présence de ce
christianisme rationaliste qui ne voit rien en ce monde de surnatu-
rel que la Providence, il existe un autre unitairianisme, dont il est
plus facile de proscrire le nom que la chose, si l'on ne veut dépeu-
pler bien des églises.
« Nous croyons fermement, dit Ghanning, dans la divinité de la mission
et du ministère du Christ; il a parlé avec une autorité divine; il a été l'image
éclatante des divines perfections. Nous croyons que Dieu a habité en lui,
s'est par lui manifesté, a par lui enseigné les hommes, lui a communiqué
son esprit par-delà toute mesure. Nous croyons que Jésus-Christ était la
plus glorieuse manifestation, l'expression, la représentation de Dieu pour
l'humanité, et qu'en le voyant et le connaissant, nous voyons et connais-
sons le père invisible, en sorte que lorsque le Christ est venu, Dieu a visité
le monde et a demeuré parmi les hommes plus manifestement qu'à aucune
époque antérieure. Dans les paroles du Christ, nous entendons Dieu parler;
dans ses miracles, nous voyons Dieu agir ; dans son caractère et dans sa vie,
nous voyons une image immaculée de la pureté et de l'amour de Dieu. Nous
croyons donc en la divinité du Christ au sens où cette expression est sou-
vent et proprement employée. Comment donc, peut-on demander, dififérons-
nous des autres chrétiens? Nous différons en un point important. Tandis
que nous honorons le Christ comme le fils, le représentant et l'image du
Dieu suprême, nous ne croyons pas qu'il soit le Dieu suprême lui-même...
Nous disons que le fils ne peut être le même être que son père, que celui
qui a été envoyé dans le monde pour le sauver ne peut être le Dieu vivant
qui l'a envoyé. »
« La dénomination d'unitairien, dit le révérend F. D. Huntingdon dans un
recueil périodique de Boston, rédigé dans l'esprit de cette croyance (1857),
comprend ceux qui acceptent le christianisme comme une dispensation de
la grâce divine, et non comme un développement de l'humaine raison»
^0 REVUE DES DEUX MONDES.
comme ayant pour puissance spécifique et particulière la rédemption sur-
naturelle du péché dans le christ Jésus, et non pas uniquement dans une
proportion extraordinaire de sagesse et d'amour. Ils croient en Christ comme
littéralement et véritablement « Dieu manifesté dans la chair, » tout pouvoir
lui étant donné au ciel et sur la terre; comme le fils de Dieu éternellement
engendré, le mode de son unité avec le père demeurant un mystère de gloire
et de grâce qui surpasse toute connaissance par les conditions mêmes du
fait, comme le chef toujours présent et vivant de l'église, et l'intercesseur
personnel pour ses disciples. Ils croient en l'universalité du besoin d'un re-
nouvellement spirituel dans le cœur des hommes par le repentir, la grâce
de pardon, et le salut en Christ. Ils tiennent que la croix du Rédempteur est
l'unique espérance du monde, tous ceux qui sont sauvés, en quelque lieu
que ce soit, étant sauvés par l'administration spirituelle et la domination
du fils de Dieu sur la race entière, que l'homme ait ou n'ait pas conscience
de son opération. Ils croient en la prière, comme acte de demander à Dieu
et de recevoir de lui, et non comme acte d'excitation et de réaction de
l'homme sur lui-même. Sous ces rapports, ils diffèrent probablement en doc-
trine des autres qui portent la même dénomination. Us s'accordent en beau-
coup d'autres points. »
Il ne nous appartient pas de discuter le fond des croyances. Seu-
lement il nous semble difficile pour des protestans anglais de dé-
clarer celle-ci anti-chrétienne, sans rejeter du même coup des doc-
teurs et des ministres qui ont été la force et la parure de la religion,
et même de l'église en Angleterre. En France, malgré des différences
dogmatiques qui ne se cachent pas, la distinction, très sérieuse au
fond des consciences, n'a pas éclaté en de mutuelles exclusions. On
sait que le protestantisme français a aussi ses églises officielles et
quelques églises libres. Or dans les premières la chaire est simul-
tanément ouverte à des doctrines entre lesquelles une dillérence
fondamentale sur la nature du Sauveur se laisse assez facilement
apercevoir. Dans l'église indépendante, il nous semble que le plus
éminent défenseur de la foi personnelle, issue librement de l'Écri-
ture et de la conscience, est M. Edmond de Pressensé. Comme écri-
vain et prédicateur, il se distingue de l'orthodoxie des formulaires,
mais il nen est pas pour cela l'adversaire, et personne assurément
n'a songé à le reléguer hors du cercle de l'Évangile. Il y aurait
plus que de la témérité à le ranger même avec Channing, qu'il res-
pecta, mais qu'il ne suit pas. Or nous doutons qu'il repoussât ri-
goureusement ceux dont Terreur ne lui paraîtrait rien ôter au chris-
tianisme du cœur. Sa Revue chrétienne nous semble l'expression la
plus avancée d'une doctrine évangélique avec indépendance, mais
toujours profondément chrétienne. La Bévue de Théologie, publiée
à Strasbourg, inspirée par une philosophie plus hardie, nous repré-
senterait mieux la foi de ceux qui se glorifient d'être encore chré-
tiens en repoussant toute orthodoxie littérale et décrétée. 11 ne
CONTROVERSES RELIGIEUSES EN ANGLETERRE. H
semble pas cependant que la cause de la religion protestante eût
beaucoup à gagner à ce qu'une barrière infranchissable s'élevât
entre les consistoires et un homme d'une aussi haute valeur que
M. Golani. Ce sont là des questions fort délicates, les plus déli-
cates de toutes, et c'est pour cela que nous formerons toujours le
vœu de les voir résolues dans la pratique tout autrement que dans
la controverse. La dialectique théologique doit être inexorable sur
les différences ; la piété doit mettre sa gloire à les oublier.
En résumé, quel que puisse être le rapprochement entre toutes
les âmes religieuses, elles se répartiront toujours entre ces trois
classes de croyans, les philosophes théistes, les sectes protestantes,
l'église catholique. Les sectes toucheront à la philosophie par les
dissidens ariens de diverses nuances, au catholicisme par les églises
constituées comme celles d'Angleterre ou de Suède. La liberté reli-
.gieuse, le jour où elfe sera universellement établie, pourra effacer à
la longue entre les trois grands partis tous les sentimens hostiles
qui leur restent des temps de guerre et d'oppression. Avant cette
époque si désirée, la tolérance, l'équité, la charité, surtout la raison,
devront rendre parfois leurs rapports bienveillans et doux. Enfin
dans certains cas une heureuse inspiration du cœur, un grand intérêt
d'humanité pourra les rallier, et mcme coaliser leurs vœux et leurs
efforts; mais ce bon accord ne sera jamais tel qu'il annule sur tous
les points et pour tous les temps les différences et les différends qui
les séparent. Il y a dans la nature humaine des données primitives,
des raisons permanentes, qui rendent presque nécessaire la triple
division qui vient d'être rappelée. C'est une question que de savoir
s'il serait possible ou désirable qu'elle disparût à jamais. Pour
nous, la prenant comme un fait évident et sérieux, il nous suffit de
le décrire dans plusieurs de ses détails et de ses variétés. Comme
l'Angleterre est un pays singulièrement dépourvu d'uniformité,
c'est chez elle qu'on peut les chercher et les étudier avec le plus
d'assurance de ne point perdre sa peine. Jusqu'ici nous avons mon-
tré quelques-uns des rameaux où va se divisant et s' affaiblissant la
notion d'une orthodoxie impérative pour la raison, notion dont le
type le plus absolu réside dans l'église catholique. Le christianisme
a ainsi été conduit jusque sur les frontières de la philosophie. Main-
tenant, revenant sur nos pas, nous aimerions à diriger nos recher-
ches dans un autre sens, et à recueillir dans la mêlée des sectes et
des doctrines britanniques d'autres exemples de foi réfléchie qui
nous montrent moins comme on sort des églises constituées que
comme on y rentre ou l'on y reste, en essayant, ainsi qu'Arnold,
de les transformer.
Charles de Rémusat.
M^^^ DE HALTINGEN
SOUVENIRS DE LA COUR DE DRESDE.
I.
Je me rappelle encore avec plaisir les années que j*ai passées à
Dresde dans ma jeunesse. Frédéric-Auguste IV, qui régnait alors,
était un prince allemand dans toute la force du terme. Bien qu'il
fût naturellement simple, il tenait prodigieusement à Tétiquette,
dont le maréchal de Reitzenstein était le conservateur vigilant, et je
ne Tai jamais vue nulle part aussi rigoureusement observée, même
à Vienne et à Pétersbourg. Quelques personnes attachaient donc un
grand prix à se voir reçues dans une cour aussi fidèle aux pures
traditions féodales. Les nombreuses familles étrangères que Dresde
a le secret d'attirer y étaient fort bien accueillies, quand leur an-
cienneté ou leur importance politique leur ouvrait les portes du
palais. Ces présentations donnaient une certaine animation à la cour
de Saxe, qui certainement aurait paru moins agréable, si la noblesse
indigène y avait eu seule accès.
Parmi les personnes qui furent présentées pendant l'hiver de 18/1 /i ,
M"* ÉléoDora de Haltingen attira immédiatement l'attention géné-
rale. Sa mère l'avait trouvée trop jeune pour l'amener à la cour;
mais la reine, qui avait entendu parler de M"' de Haltingen dans les
meUleurt» termes, avait insisté pour qu'elle accompagnât ses parens.
D'ailleurs les bab qui avaient lieu le mercredi de chaque semaine,
et qui étaient en quelque sorte intimes, ne se prolongeaient pas dans
i
ÉLÉONORA DE HALTINGEN. A3
la nuit, et finissaient au plus tard à deux heures. Quand Éléonora
parut à la cour, beaucoup de personnes la voyaient pour la première
fois. Aussi tous les regards se portèrent-ils sur elle lorsque le roi la
choisit pour la première valse : elle portait une simple robe de crêpe
blanc, et sur son beau front une légère couronne d'épines-vinettes.
Le vieux baron de ***, qui connaissait toutes les généalogies de
l'Allemagne, voulut bien me donner, le soir même, de longs détails
sur la maison de Haltingen, avec laquelle je n'avais pas encore de
relations. Cette famille ne brillait ni par la richesse, ni par une
grande position. Le baron de Haltingen descendait, il est vrai, d'un
compagnon de Hermann, qui avait contribué par sa bravoure à la
défaite des légions de Varus : il faisait donc remonter sa noblesse
jusqu'à la glorieuse journée de Teutobourg; mais il est si commun
en Allemagne de trouver des gentilshommes dont l'arbre généalo-
gique a pris racine à côté de l'arche de Noé, que les prétentions du
baron, prétentions que l'opulence ne relevait pas de son prestige,
n'eussent assurément intéressé que ses vassaux. Cette famille de
Haltingen avait un avantage beaucoup moins contestable que tous
les parchemins du monde; elle était naturellement aristocratique.
Aristote parle d'hommes qui naissent rois; on peut dire, sans crainte
d'être démenti, qu'il en existe qui naissent gentilshommes, c'est-à-
dire dont la personne, l'attitude, les idées, le caractère, sont essen-
tiellement distingués. Dans les pays latins ou dans les pays helléni-
ques, ce caractère, qui ne prend point sa source en une convention
sociale, se rencontre au sein des plus modestes conditions. Il n'en
est point de môme chez les Allemands. La puissante race germani-
que, qui a hérité du génie philosophique et poétique des anciens
Hellènes, n'a pas, comme eux, l'instinct inné de la grâce. Un paysan
roumain, un montagnard de l'Arcadie, un laboureur de la campagne
de Rome, rappellent souvent mieux à l'esprit cet idéal de l'homme
illustré par l'art grec qu'un prince bavarois ou un baron saxon. Ce
n'est pas seulement dans les derniers rangs de la société que se re-
trouvent la lourdeur et la gaucherie; là même où l'éducation et les
privilèges sociaux n'ont rien épargné pour constituer le véritable
type aristocratique, on est surpris de ne trouver qu*un air vul-
gaire et une tournure d'esprit très peu chevaleresque.
Un pareil reproche ne pouvait être adressé aux Haltingen. Tout
était naturel dans leurs mouvemens et dans leurs paroles; ils n'a-
vaient besoin de faire aucun effort pour s'élever au-dessus de la
foule. Le sentiment de leur supériorité leur donnait la même aisance
dans un palais que dans une chaumière. Partout ils devenaient po-
pulaires, parce qu'ils étaient bons avec le peuple et indépendans
avec les princes. Le baron de Haltingen était né pour être un pair
ili^ REVUE DES DEUX MONDES.
d* Angleterre. Au temps de Charles I", il eût combattu avec lord
Thomas Fairfax contre la royauté, qui visait à devenir absolue; sous
Cromwell, il eût, comme lui, repoussé la dictature de mylord protec-
teur. H détestait instinctivement tout régime arbitraire, quelle que
fût la couleur du drapeau. Porté à croire que tout gentilhomme
devait penser comme lui, il ne comprenait pas l'antipathie que la
noblesse avait inspirée aux Français de 1789, l'aristocratie lui pa-
raissant la protectrice naturelle des libertés de la nation. Peu ca-
pable de distinctions et de recherches éru dites, il s'imaginait assez
naïvement que la cour de Louis XVI était peuplée d'hommes qui
lui ressemblaient. Aucune intelligence n'était moins apte à com-
prendre le génie spontané de la vieille Gaule, exposée à toutes les
défaillances, mais capable de toutes les grandeurs. Un peuple qui
â produit dans le même siècle les roués de la régence, les Marceau,
les Hoche et les Desaix, sera toujours pour un véritable Allemand
le plus étonnant des prodiges.
La baronne de Haltingen ne se préoccupait d'aucune des théories
qu'elle entendait souvent exposera son mari. La loyauté, l'indépen-
dance, la générosité cordiale du baron, avaient exercé sur elle une
telle influence qu elle s'était, après son mariage, habituée à le con-
sidérer comme une espèce d'incarnation de la justice et delà raison.
Elle trouvait en lui la règle de toutes ses actions et de toutes ses
pensées, et elle avait inspiré à Éléonora l'espèce de culte qu'elle
pratiquait elle-même. La jeune fille avait entendu dès l'enfance
parler avec tant d'enthousiasme des vertus de son père, qu'elle
le regardait comme l'idéal auquel elle devait s'efforcer d'atteindre.
M"" de Haltingen n'avait jamais songé à expliquer à sa fille que la
perfection doit avoir dans la femme un autre caractère que dans
l'homme. 11 en résulta que le stoïcisme chrétien du baron, — stoï-
cisme qu'il regardait comme le simple accomplissement des devoirs
d'un gentilhomme, — devint la règle rigoureuse à laquelle Éléonora
conforma toutes ses pensées et tous ses actes. Comme il est impos-
sible de vivre dans l'Allemagne du nord sans acquérir quelques
notions de la philosophie de Kant, je lui disais quelquefois en plai-
santant qu'elle serait toute sa vie une esclave dévouée de « l'impé-
ratif catégorique. » Aussi était-elle incapable de comprendre par
quels artifices le vulgaire trouve le secret d'endormir les réclama-
tions les plus impérieuses de la conscience. Tout faisait prévoir 'que
la misanthropie prendrait un jour la place de ces illusions, car le
plus souvent les misanthropes incurables ont commencé par être
convaincus que l'homme est essentiellement bon. Le jour où ils le
voient tel qu'il est, c'est-à-dire comme un être imparfait que se dis-
putent les pencbans les plus opposés, ils prennent pour lui une an-
I
ÉLÉONORA DE HALTINGEN. A5
tipathie qui souvent n'est pas plus raisonnable que l'enthousiasme
de la jeunesse.
Éléonora ne tarda pas à être soumise à une épreuve qui devait
exercer une influence décisive sur ses idées et sur son avenir. Un
mois environ après sa présentation à la cour arrivait à Dresde le
prince Adalbert de ***. Ce jeune homme était héritier présomptif
de la principauté de ***, et allié à la famille royale de Saxe. Élevé
par un père égoïste et impérieux, Adalbert était timide et taciturne.
Le roi Frédéric-Auguste, qui, malgré sa taille épaisse, aimait pas-
sionnément la danse et se mêlait volontiers à nos conversations de
jeunes filles, nous disait le plus grand bien de son jeune paient : il
avait, selon lui, un excellent cœur, une nature sympathique, un
esprit cultivé, et il devait certainement, quand il serait prince ré-
gnant, faire renaître dans ses états les beaux jours où Charles- Au-
guste, l'ami de Schiller et de Goethe, faisait de Weimar l'Athènes de
l'Allemagne. Un tel éloge devait attirer tous les regards sur Adal-
bert. D'ailleurs, en Allemagne, quand un jeune homme occupe une
haute position sociale , il n'est pas nécessaire qu'il possède une
vaste intelligence et un grand cœur pour s'emparer de l'imagi-
nation des jeunes filles. Sur les bords de l'Elbe et de la Sprée,
l'amour n'est pas aveugle comme il l'était aux rives du Céphise et
de l'Eurotas; il ôte son bandeau pour feuilleter les généalogistes, et
se sert de son flambeau pour déchiffrer, dans les vieilles tourelles
féodales, les parchemins poudreux. Une Allemande n'a jamais l'é-
tourderie gauloise, ni la pétulance latine. Aussi, dans ses rêves les
plus platoniques et les plus métaphysiques, voit-elle briller toujours
au premier plan les verts gazons et les rians bosquets d'un manoir
seigneurial. L'idéalisme allemand n'est pas aussi naïf qu'on se le
figure généralement, et tel peuple que les Germains accusent de ma-
térialisme, — la nation française par exemple, — est au fond bien
plus idéaliste que les Prussiens et les Saxons. Éléonora était une
exception parmi les jeunes Allemandes qui figuraient à la cour de
Saxe. Dans toutes les races, les natures d'élite parviennent à se
soustraire à cette loi mystérieuse que je nommerais volontiers, en
me servant d'un mot biblique, « la chair et le sang. » Les organisa-
tions qui échappent à ces influences sont prédestinées à la souffrance,
et tel devait être le sort d'Éléonora.
Si le prince Adalbert n'avait eu pour lui que les avantages de son
rang, il est presque certain que M"^ de Haltingen lui eût accordé
peu d'attention; mais Adalbert avait, pour une nature à la fois
tendre et hautaine comme celle d'Éléonora, un attrait tout parti-
culier. Sa timidité mélancolique, dont on connaissait les causes,
le rendait intéressant; son silence rêveur était attribué, non à la
^5 BETUE DES DEUX MONDES*
disette des idées, mais à un goût prononcé pour la méditation.
Quelle plus belle tâche pour une âme chevaleresque que de rendre
à cette nature abattue le sentiment de sa force? Quelle entreprise
plus digne d'un cœur sensible que de consoler cette noble intel-
ligence des souffrances que lui avait imposées prématurément Té-
goîsme paternel? Ce rêve, qui avait d'abord flotté vaguement dans
Tesprit d'Éléonora, prit chaque jour une forme plus précise, à
mesure que le jeune prince se montrait plus empressé, il n'est
peut-être pas très exact d'employer cette expression quand il s'agit
d'un caractère comme celui d'Adalbert; pour parler plus claire-
ment, il faudrait dire que le prince, qui ne faisait rien pour plaire
à aucune autre jeune fille, semblait ne s'épanouir un peu que
dans la famille d'Éléonora, où il passait sa vie. Quoique Éléonora
agît envers lui avec la plus grande réserve, il est toujours assez diffi-
cile, surtout à un certain âge, de ne pas laisser deviner ses sympa-
thies. Adalbert s'était-il aperçu du secret penchant de la jeune fille?
Ou plutôt sentait-il instinctivement, comme les âmes faibles, la né-
cessité de s'appuyer sur un caractère inébranlable? Il est probable
que ces deux causes agissaient à la fois sur son cœur et le dispo-
saient à voir dans Éléonora l'ange que la Providence destinait au
bonheur de sa vie. Insensiblement il perdit avec elle quelque chose
de son extrême timidité ; il commença à laisser entrevoir les mé-
comptes et les épreuves de sa jeunesse, à parler de ses projets d'a-
venir. Il avait appris, disait-il, en vivant avec son père, à comprendre
la stérilité et la misère d'une politique égoïste et bornée. Si un jour
la Providence l'appelait à succéder à Eberhard LTI, il se proposait
de gouverner non en vassal de l'Autriche, mais en prince allemand,
qui regarde comme un devoir de tenir haut et ferme le drapeau de
la commune patrie. Il voulait, au lieu de contribuer à étouffer le
génie scientifique de la Germanie, maintenir les droits imprescrip-
tibles du libre examen, conquis par la réformation. L'exemple du
grand-duc Charles-Auguste prouve, ajoutait-il, qu'un prince pa-
triote peut opérer en Allemagne de véritables miracles sans avoir de
vastes états. Adalbert disait encore que les femmes pouvaient contri-
buer efficacement à faire renaître les beaux jours du « printemps de
l'Allemagne. » Il rappelait que la grande -duchesse Anne-Amélie
mvail, comme régente, préparé les merveilles du règne de Charles-
Auguste. 11 insinuait que, si par hasard il ne trouvait pas dans
les familles régnantes une personne qui voulût ou qui pût com-
prendre ses plans, il saurait, malgré toutes les résistances, la cher-
cher dans les rangs respectés de la noblesse germanique. Lors-
qu'oo opposait à ses idées des objections plus ou moins fortes, il
répétait fermement qu'il était autant que personne partisan de la
ÉLÉONORA DE HALTINGEN. kl
distinction des classes, mais que les princes n'étaient, après tout,
que les premiers des gentilshommes , et que la distance qui les sé-
•parait de leurs pairs avait son principe non dans l'inégalité des mé-
rites, mais dans les nécessités de la hiérarchie et de l'ordre social.
Le baron de Haltingen, sans être dirigé par aucune arrière-pensée,
applaudissait chaleureusement à toutes ces idées, conformes pour la
plupart à ses convictions féodales. Aux yeux du baron, le descen-
dant d'un compagnon de Hermann était même supérieur à tel prince
allemand dont la noblesse ne remontait qu'au siècle de Witikind.
M. de Haltingen parlait d'ailleurs d'un ton assez dégagé des familles
qui régnaient dans la plupart des grands états. Il faisait remarquer
avec affectation leur origine relativement nouvelle, car, disait-il,
les Habsbourg se sont éteints avec Marie-Thérèse, les Roman of avec
Elisabeth Pétrovna, les Stuarts ont cessé de régner avec Anne, et ce
n'est qu'en 1701 que le margrave de Brandebourg est devenu roi
de Prusse. En d'autres circonstances, il est probable que les théo-
ries du baron eussent semblé assez insignifiantes à l'héritier de la
principauté de*^*; mais lorsqu'il voyait Éléonora paraître à la cour
avec la grâce et la majesté d'une reine, quand il s'apercevait que le
roi lui-même lui adressait la parole avec une sorte de déférence,
que la reine la traitait comme une fille, que tout semblait obéir à
ses regards souverains, pouvait-il avoir envie de contester la philo-
sophie féodale de M. de Haltingen?
Gomme tous les amoureux, le jeune prince ne pensait qu'au pré-
sent. L'hiver qu'il allait passer à Dresde lui paraissait devoir durer
un siècle. Quoique plus prévoyante, Éléonora, il faut l'avouer, s'a-
bandonna quelque temps aux mêmes illusions; mais ces illusions
s'affaiblissaient à mesure qu'elle apprenait à mieux connaître et le
prince et sa famille. Adalbert l'aimait réellement. S'il eût été libre
de suivre les mouvemens de son cœur, il n'eût pas hésité un mo-
ment à sacrifier à son amour toutes les considérations mondaines;
malheureusement il était incapable de défendre contre l'absolutisme
paternel aucune de ses idées, aucun de ses sentimens. Il aurait fallu
d'ailleurs jine volonté singulièrement ferme pour résister au vieux
prince Eberhard. Cet homme, d'une énergie vraiment extraordinaire,
avait tenu tête à Napoléon lui-même, quand toute l'Europe s'incli-
nait devant lui. Il avait su faire respecter ses petits états, lorsque
des puissances de premier ordre regardaient toute résistance comme
impossible. On l'avait vu à Lutzen, àBautzen, à Leipzig, la « bataille
des nations, » combattre en héros contre des soldats qui avaient vaincu
le monde. A Leipzig, blessé au bras, les vêtemens déchirés, couvert
de poussière et de sang, il avait entonné le chant des hussards de la
mort et décidé la victoire par une charge irrésistible. Depuis la
|g REVUE DES DEUX MONDES.
chute de Tempire, il avait lutté avec la même vigueur contre le
progrès des idées libérales. La révolution de 1830 n'avait en rien
modifié ses idées, et il ne laissait échapper aucune occasion d'ap-*
peler le roi Louis-Philippe un jacobin.
Lorsque le prince Eberhard vint avec la princesse rejoindre son
fils à Dresde, Éléonora l'eut à peine entrevu qu'elle fut saisie de
tristesse et d'épouvante. C'était un homme d'une taille colossale,
d'un aspect formidable. Sa voix retentissait dans les salons avec la
même force qu'aux champs de Leipzig. Il semblait dédaigner la
politesse la plus vulgaire, et traitait de manie française tout usage
contraire aux vieilles habitudes germaniques. Sous prétexte que
l'Allemagne devait appartenir uniquement aux Germains, il eût vo-.
lontiers bâti le long du Rhin une muraille de la Chine. Tout Fran-
çais qui essayait de franchir le fleuve allemand était un émissaire
des sociétés secrètes, et le touriste anglais le plus inoffensif un
agent des récolutionnaires de la Grande-Bretagne. Malgré ces furi-
bondes tirades, le prince Eberhard se croyait un « bon homme, » et
il l'était à sa manière. Il menait dans ses états une vie modeste et
même rustique. Il aimait autant la bière, la choucroute et le tabac
que le dernier des paysans, et traitait les gentilshommes aussi du-
rement que les bourgeois, u Ministre de Dieu » pour représenter
l'Éternel dans la principauté de ***, il gouvernait ses sujets avec
une certaine impartialité, c'est-à-dire que les richesses de la no-
blesse excitaient autant son avidité que l'argent des « manans. » Il
avait, pour remplir ses coffres, inventé une multitude de monopoles
et d'expédiens. C'est ainsi qu'il s'était, si je ne me trompe, réservé
le droit exclusif de louer des ânes aux ladies qui fréquentaient les
eaux de ***. Les passeports lui rapportaient chaque année des bé-
néfices considérables. En un mot, il exploitait sa principauté comme
une ferme dont il fallait tirer le meilleur parti possible. Trop sagace
pour ne pas craindre les révolutions, il plaçait ses fonds dans les
pays libres, les seuls qui lui semblassent, paraît-il, à l'abri des bou-
leversemens politiques. Quand il s'agissait de ses intérêts, ce petit
despote rendait justice à la liberté ! %
A peine arrivé à Dresde , le prince Eberhard fut informé par ses
intimes de l'ascendant qu' Éléonora exerçait sur son fils. U attacha
d'abord très peu d'importance aux projets d'un jeune homme qui
■'avait jamais su, disait-il, avoir une volonté; mais la princesse
Krnestioe, sa femme, ne partagea point cette sécurité : elle savait
que les caractères faibles sont capables d'une résistance passive
4oot U est souvent fort diffîcile de triompher. Or la pensée d'une
iUiaoce avec les Haliingen la mettait en fureur ou au désespoir.
Eberhard personnifiait le régime aristocratique avec autant de té-
ÉLÉONORA DE HALTINGEN. AO
nacité que s'il fût né dans la société brahmanique; la princesse eût
fait pour l'or tout ce que son mari eût entrepris pour défendre la
hiérarchie féodale. La pauvre Éléonora avait donc contre elle non-
seulement l'irrésolution de celui qu'elle aimait à considérer comme
son fiancé, mais encore les penchans les plus impérieux de la race
à laquelle elle appartenait. Elle s'avançait au milieu d'une mer se-
mée d'écueils, sans autre protection que sa naïve bonté et l'appui
de parens presque aussi candides et aussi inexpérimentés que leur
'fille.
Adalbert essayait de rassurer M'^** de Haîtingen avec ces sophismes
dont les amans sont prodigues. Il lui disait que s'il s'était jusqu'a-
lors montré timide envers le prince Eberhard, c'est que, n'ayant
aucun intérêt sérieux à défendre, il avait cru devoir se réserver pour
des luttes où il faudrait protéger ses affections. 11 ajoutait qu'après
avoir fait tant de concessions au despotisme de son père et à l'ava-
rice de sa mère, il était convaincu qu'ils ne voudraient pas le ré-
duire au désespoir, quand il s'agirait d'une alliance avec une des
plus vieilles familles de l'Allemagne. Il lui renouvela toutes ces as-
surances un soir de printemps qu'ils s'étaient rencontrés dans le
jardin où le prince Jean, aujourd'hui roi de Saxe, travaillait à ses
doctes commentaires sur Dante. Ce jardin, dont l'entrée était in-
terdite au public, était situé derrière la maison où demeurait Éléo-
nora. Les rossignols, cachés dans des bosquets de roses, mêlaient
leurs notes harmonieuses à ces protestations d'Adalbert, et la séré-
nité du ciel d'azur qui brillait sur la tête des deux amans semblait
les convier aux douces espérances de la jeunesse. Le futur succes-
seur d'Eberhard parlait cependant de ses projets de résistance avec
un ton si calme et de ses plans héroïques en termes si froids, que
la jeune fille frémit involontairement à la pensée d'une lutte entre
ce paisible jeune homme et le rude général de Leipzig. Trop fière
pour s'imposer aune famille incapable de rendre justice à ses grandes
qualités, elle ne fit rien pour encourager Adalbert à défendre son
amour.
Au moment où toute la ville parlait du prochain mariage du
prince héréditaire de *** avec M"* de Haîtingen, se trouvait à Dresde
un gentilhomme français, qui ne tarda pas à se lier étroitement avec
Eberhard. Adalbert de son côté prêta bientôt aux boutades du mar-
quis de G..., grand ennemi de la révolution et surtout des mésal-
liances, une oreille trop complaisante. Malgré le dédain affecté des
Allemands pour « l'esprit superficiel » des Gaulois, ils en subissent
involontairement finfluence. Quoiqu'ils soient bien décidés en théo-
rie à mépriser tout ce qui leur rappelle les traditions de Voltaire,
leur candeur est trop grande pour qu'ils ne soient pas à chaque in-
TOME XIX. 1
M BEVUE DES DEUX MONDES.
stant éblouis et comme fascinés par les éclairs de l'intarissable verve
des Français. Adalbert parlait bien devant nous du peu de cas qu'il
faisait des plaisanteries de son ami ; mais le marquis n'en exerçait
pas moins une action chaque jour plus considérable sur ses idées et
sur ses habitudes. A force de l'entendre parler avec une incroyable
légèreté des femmes les plus dignes d'amour» à force de l'entendre
dire que la plus belle et la meilleure ne méritait nullement ce dé-
vouement chevaleresque préconisé par les romans du moyen âge,
et qu'un grand seigneur devait se préoccuper bien autrement des
exigences de sa position que de ses affections (il se servait, je crois,
du mot fantaisies), Adalbert se sentait ébranlé. — Son expérience,
disait le marquis avec affectation , lui avait appris que le bonheur
de cette vie consistait, non point à se livrer aux aberrations de
son imagination, mais à respecter toutes les convenances sociales,
même celles dont la nécessité ne paraissait pas absolument démon-
trée. Il trouvait en faveur de sa théorie des raisonnemens philoso-
phiques, raisonnemens absolument nécessaires pour convaincre un
Allemand. — La société, ajoutait-il en prenant un air grave, assure
à l'aristocratie de très grands privilèges, à la condition qu'elle saura
au besoin sacrifier ses inclinations aux lois fondamentales de son
exbtence. Or la plus essentielle de ces lois proscrit les mésalliances
à tous les degrés, même celles qui peuvent se justifier par des mo-
tifs spécieux. Les devoirs d'un grand seigneur envers la classe dont
il est un des chefs naturels sont trop impérieux pour qu'on ne les
préfère pas à ces puériles satisfactions qu'on appelle a satisfactions
de cœur. »
Lord Edward *** était peut-être le seul parmi les amis du prince
Adalbert qui fût en état de combattre les théories qu'on reprodui-
sait autour de lui sous toutes les formes. L'aristocratie anglaise,
la plus fière des aristocraties, est aussi la plus chevaleresque et la
plus susceptible de passions sincères et profondes. Elle a reçu des
«rois de la mer» qui gouvernèrent l'Angleterre sous la dynastie
danoise et plus tard des Normands un esprit de résolution et d'in-
dépendance qu'on ne trouve jamais dans la nature allemande. Aussi
un mariage d'inclination n'effraie point un pair d'Angleterre comme
le descendant d'une grande famille française. Plus d'une fois le noble
ami d' Adalbert me fit entendre que le jeune prince était peu digne
d'une femme aussi heureusement douée qu'Éléonora, et que ses in-
décisioiis seules prouvaient combien étaient étranges les illusions
dont on se berçait en fondant sur lui de si grandes espérances. Pour
lord Edward, qui avait toute l'énergie anglo-saxonne, l'irrésolution
était chez un homme le signe le moins équivoque d'un caractère
esMOtiellement médiocre. H était donc fermement convaincu que
ÉLÉONOKA DE HALTINGEN. 51
tôt OU tard Adalbert céderait aux conseils du marquis et aux vœux
de sa famille, et qu'il serait finalement un prince allemand pareil à
tant d'autres.
Il suffisait par malheur qu' Adalbert eût laissé entrevoir ses plans
pour que M"" de Haltingen se trouvât exposée à tous les traits de
la calomnie et de la jalousie la plus basse. Je remarquai bientôt
avec stupéfaction que l'animosité de ses compagnes croissait cha-
que jour. Les mères, non moins jalouses que leurs filles, s'indi-
gnaient ouvertement de ce qu'elles nommaient ses prétentions. Ces
manœuvres étaient d'autant plus perfides qu'elles décourageaient
Adalbert même avant le combat. Une personne qui lui semblait pa-
rée de tous les charmes et de toutes les vertus déplaisait à la cour
presque entière, aux hommes comme aux femmes, aux jeunes ainsi
qu'aux vieux. Il s'étonna d'abord de cette hostilité générale dont
un esprit plus pénétrant n'aurait pas tardé à comprendre les mo-
tifs. Au lieu d'en chercher les causes, le jeune prince commença
à supposer qu'il s'était peut-être trompé dans ses appréciations.
Gomme Éléonora devenait de plus en plus mélancolique, il ne lui
fut pas difficile de lui trouver des caprices et des torts. La noble
fille avait juré au fond du cœur qu'elle ne donnerait jamais sa main
à un esclave des préjugés du monde : loin de rien faire pour triom-
pher des irrésolutions de ce cœur timide, elle n'essaya même pas
de lutter contre des adversaires qu'elle apprit à mépriser en les
voyant agir. En quelques mois, cette âme naïve acquit du monde
une expérience consommée. La hauteur brutale d'Eberhard, la ra-
pacité mal déguisée de la princesse, la versatilité de ses meilleures
amies, la lâche complicité des indifierens, les tergiversations d' Adal-
bert, lui inspirèrent un inexprimable dégoût. Dans nos fréquens
entretiens, au lieu de me parler, comme autrefois, des nobles in-
stincts de l'humanité, elle répétait avec affectation les axiomes mé-
lancoliques de la Bible. « Tout homme est menteur, » disait-elle,
ou bien : « Personne n'est bon, si ce n'est Dieu! » Disposée par de
cruelles déceptions à considérer la vie sous un autre point de vue,
elle affectionnait ce refrain d'une vieille chanson suédoise :
Ne croyez pas à la vie,
Ne croyez pas au bonheur.
Je n'épargnais ni les raisonnemens, ni les preuves d'amitié pour
distraire la charmante Éléonora. Je m'épuisais en considérations
philosophiques sur les inconvéniens d'un découragement exagéré,
sur les dangers de la misanthropie. M"® de Haltingen me serrait la
main avec un doux et triste sourire. Je lisais dans ses beaux yeux, à
52 BEVUE DES DEUX MONDES.
défaut de la conviction, le sentiment de la reconnaissance; mais il
est des blessures qui ne guérissent pas.
En 1852, plusieurs années après mon départ de Dresde, qu*Éléo-
nora avait quitté en même temps que moi, j'assistais à Pétersbourg
à une soirée chez le comte ***, ancien ambassadeur de Russie au-
près de la confédération germanique. Le comte, diplomate très spi-
rituel, me racontait avec sa verve ordinaire quelques incidens de
son dernier séjour à Francfort. Malgré l'intérêt que je trouvais à son
récit, je relevai brusquement la tête en entendant annoncer leurs
altesses le prince et la princesse de ***. Adalbert, dont j'avais, appris
le mariage avec Ja fille unique du grand-duc ***, avait un air d'ennui
et de contrainte qu'il ne se donnait même pas la peine de dissimu-
ler. La princesse, malgré les diamans dentelle était couverte, offrait
une attitude plutôt hautaine que vraiment noble. Le prinèe, après
m' avoir parlé avec indifférence de la mort de sa mère, me dit que le
vieux Eberhard, cloué dans son fauteuil par la goutte, était devenu
inabordable depuis les événemens de 18Â8, qui l'avaient momenta-
nément chassé de sa capitale. Quoique les médecins augurassent
fort mal de sa situation, il avait exigé que le prince héréditaire partît
pour Pétersbourg, afin de resserrer les liens qui l'unissaient à l'em-
pereur Nicolas, dont il exaltait perpétuellement la politique. Sans
être aussi absolu dans ses idées, Adalbert s'était, disait-il, complè-
tement dégoûté de ses « rêves. )> Sa femme était catholique, et il
répétait que l'église romaine était la seule dont les dogmes fussent
complètement d'accord avec les besoins de l'ordre social.
H.
Lorsque j'arrivai au printemps de 1857 dans le pays de Vaud, je
n'en vis point d'abord toute la beauté tant de fois célébrée par les
poètes et par les voyageurs. En relisant Byron et Jean -Jacques
Rousseau, je me disais qu'ils avaient été obligés de recourir, pour
le vanter, à des descriptions complètement fantastiques. Byron,
dont le style est admirable, est un peintre assez vulgaire des splen-
deurs de la nature. Il se contente de traits vagues, et ce qu'il dit
du lac de Genève s'appliquerait aussi bien au lac des Quatre-Gan-
tons ou au lac de Zurich. Rousseau lui-même semble avoir trouvé
le sujet médiocrement poétique, car il s'épuise à décrire le ver-
ger imaginaire de Julie, qui serait beaucoup mieux placé dans l'Em-
menthal que sur les pentes couvertes de vignes qui s'inclinent vers
le Uman. En contemplant ces coteaux hérissés de ceps raides et
rougeâtres, je croyais comprendre le motif qui avait obligé l'au-
ÉLÉONORA DE HALTINGEN. 53
teur de la Nouvelle Héloïse à préférer un tableau idéal à la réa-
lité. Lorsqu'on quitte la plaine au mois d'avril, on a déjà joui des
sourires du printemps. Le gazon renaissant couvre la terre d'un
tapis couleur d'émeraude. Les saules balancent au bord des ruis-
seaux leurs chatons argentés, et sur la lisière des forêts rayonne le
calice d'argent de l'anémone des bois. Les vignes sont plus tar-
dives, les noyers ne sont pas pressés d'entr'ouvrir leurs larges bou-
tons, et comme les bords du lac de Genève n'ont guère d'autre vé-
gétation que des noyers et des vignes, cette contrée présente aux
premiers beaux jours un aspect qui ne séduit point les regards et
ne parle nullement à l'imagination. On s'en ferait donc une idée fort
inexacte, si on ne la visitait qu'en cette saison de l'année.
Le lendemain de mon arrivée, je me promenais dans le village
de Veytaux, où je m'étais établie. J'entrai dans la maison d'une
vieille femme qui excitait l'intérêt de tous les étrangers par la pa-
tience avec laquelle elle supportait ses souffrances et les épreuves
de sa condition. Catherine était une personnification intéressante
de cette race gauloise qui oppose aux coups du sort une gaieté in-
trépide. Ses yeux brillaient par momens d'un feu singulier. Maigre
et sèche, sa peau avait été tannée par le brûlant soleil qui dévore
les coteaux de ce pays. Sa taille était courbée par le travail, dans le-
quel les Vaudois déploient une indomptable ardeur. Sur sa coiffe de
soie noire, garnie de dentelles, elle plaçait, en l'inclinant un peu,
un chapeau de paille d'une forme bizarre, que j'ai vu seulement
dans cette contrée, et dont le bord complètement horizontal est sur-
monté d'une coupole terminée par une pointe. Elle me reçut avec
cette politesse qu'on trouve dans toutes les classes chez les peuples
de civilisation latine, et qui fait un contraste si frappant avec la ru-
desse germanique. A côté d'elle était assise une jeune personne qui
se leva précipitamment et se jeta dans mes bras.
Éléonora de Haltingen s'était fixée à Veytaux, au commencement
de novembre 1856, avec sa mère et une vieille dame de compagnie.
Elle avait conservé tous ses charmes. On pouvait la regarder comme
le type achevé d'une beauté allemande, type qu'on retrouve, chose
remarquable, admirablement peint dans nos ballades roumaines.
C'était bien cette belle Hélène aux cheveux dorés , qui inspire au
soleil, son divin frère, une passion si violente qu'il veut renoncer
pour elle à son trône éblouissant. Seulement, sous le beau ciel de
la Roumanie, tout respire la vie et la vigueur; les filles de la Dacie,
même quand elles sont blondes, ont une apparence de force qui fait
songer aux robustes prisonniers de la colonne trajane. Il n'en est
pas ainsi sur les rives brumeuses du Rhin. M"® de Haltingen était,
il est vrai, ravissante : son front d'albâtre était couronné d'une che-
5A BETUE DES DEUX MONDES.
velure opulente, ses yeux, dont Tazur rivalisait avec les eaux du
lac, rayonnaient d*un doux éclat , sa bouche, un peu grande, lais-
sait apercevoir des dents admirables; mais chacun de ses mouve-
mens accusait une nonchalance voisine de la fatigue. Le sourire
s*eflaçait rapidement sur ses lèvres, un commencement de maigreur
altérait déjà l'admirable pureté de ses formes. Elle ressemblait à ces
belles journées d'automne qui, dans le pays de Yaud, brillent en-
core des feux de Tété, mais qu'attristent vers le soir les sombres
vapeurs descendues des montagnes. On aurait pu la comparer aussi
à ces pervenches que j'ai cueillies sur les coteaux vaudois à l'appro-
che des hivers, et qui ont été légèrement atteintes par le souffle
glacial de la nuit.
Éléonora se retira après quelques momens d'entj'etien. Quoiqu'elle
ne parût pas sauvage, on la trouvait taciturne. Autant les Latins et
les Grecs sont pressés d'exprimer leurs sentimens, autant les Alle-
mands semblent redouter toute expansion. Le moi est tellement dé-
veloppé parmi eux que chacun comprend d'instinct combien il lui
sera difficile d'intéresser un autre à ses douleurs et à ses joies.
Habitués à considérer le silence comme une nécessité, les Germains
restent fidèles à cette réserve, même dans les circonstances où l'uti-
lité n'en est nullement démontrée. Aussi les peuples de race latine,
pour lesquels une pareille contrainte est le plus cruel des sup-
plices, préféreront toujours le séjour de Paris ou de Venise à celui
de Berlin ou de Dresde.
M*** de Haltingen avait perdu son père, qui s'était tué en chassant
le chevreuil dans la Forêt-Noire. Un soir d'automne, on rapporta le
baron au château; son cheval l'avait jeté à terre et lui avait fracassé
la tête. Éléonora avait gardé de cette catastrophe une impression
profonde. Depuis le jour oii ses yeux s'arrêtèrent sur le cadavre en-
sanglanté de M. de Haltingen, sa santé, déjà fort délicate, déclina
visiblement. Cette âme, singulièrement sensible, parut renoncer
dès lors à toutes les joies de la vie. Profondément dévouée à son
excellente mère, elle donna à tous ses sentimens les apparences
d'une pieuse résignation. La baronne fut trompée jusqu'à un certain
point par cette dissimulation qu'inspirait la piété filiale. Gomme le
climat brumeux des bords du Rhin devenait contraire à la poitrine
d'Kléonora, comme, d'un autre côté, le château de Haltingen ne
réveillait en elle que de lugubres souvenirs , elle décida sa fille à
s'éUbUr aux bords du Léman, dans le hameau de Veytaux, moins
exposé que les autres villages qui forment la grande paroisse de
Montreux à l'oisive et fatigante activité des touristes.
Vivant moi-même dans une profonde solitude et plus occupée
des chroniques chevalefresques de ma chère Roumanie que des aven-
ÉLÉONORA DE HALTINGEN . 55
tures de mes voisins, je respectai scrupuleusement le goût que les
Haltingen montraient pour la retraite. Cependant, vers les pre-
miers jours du mois de juin, une violente chaleur se fit sentir dans
tout le pays de Vaud. Cette chaleur, qui me rappelait ma terre
natale, ne me causait aucune impression pénible; mais Catherine,
dont la maison était très étroite, que la maladie et l'inaction ne
disposaient pas à l'optimisme, n'en parlait point avec la même rési-
gnation. Je multipliai mes visites pour la consoler. Je rencontrais
souvent ainsi Éléonora, qui aimait les pauvres et les malades, et qui
leur prodiguait des soins véritablement fraternels.
Catherine, tout en parlant avec admiration de sa charité, s'éton-
nait de son silence, qu'elle paraissait attribuer à la hauteur. Cette
supposition ne manquait pas de vraisemblance. Catherine était
pleine de finesse, et n'oubliait jamais de dire avec une légère affec-
tation (( mademoiselle la baronne, » tandis qu'elle m'appelait sou-
vent « madame » sans aucune espèce de remords. Elle avait remar-
qué, disait-elle, que les Allemands tiennent au cérémonial bien
plus que les autres nations, et que les meilleurs n'ont aucun goût
pour la familiarité. Il est vrai que la race germanique se distingue,
parmi toutes celles qui habitent l'Europe, par ses instincts aristo-
cratiques. Presque tous les Anglais sont libéraux ; beaucoup d'Alle-
mands sont philosophes, mais ils conservent toujours un sentiment
profondément enraciné de la hiérarchie sociale. Éléonora était de
ce côté essentiellement Allemande. Je comprenais au léger fronce-
ment des sourcils fins et réguliers de M"* de Haltingen que l'esprit
démocratique des Gaulois et le sans-gêne de leurs façons lui cau-
saient quelque surprise. Catherine, qui était fort prudente, n'allait
jamais trop loin. Il n'en était pas de même de ses voisines, et sur-
tout de leurs enfans, qui sautaient lestement sur les genoux de la
fîère jeune fille, s'emparaient de ses mains sans cérémonie, et lui
adressaient une multitude de questions avec une turbulence comi-
que. M"" de Haltingen, dont la loyauté était presque excessive, ne
cachait pas ses impressions. Quelques réflexions brèves, mais signi-
ficatives, qu'elle murmurait en allemand, m'apprenaient ce qu'elle
pensait des habitudes gallo-latines.
Si la familiarité des Yaudois n'était pas toujours de son goût, elle
professait pour leur pays une admiration qu'elle me fit aisément
partager. Comme elle était depuis plusieurs mois dans le canton,
et qu'elle s'y était beaucoup promenée, elle devint pour moi, lors-
qu'elle se fut de nouveau habituée à m'ouvrir son cœur, le plus
intelligent des guides. Elle se plaisait surtout à visiter la terrasse
de l'église. Nous ne suivions jamais le chemin destiné 8iux chars,
qui va de Veytaux au village des Planches, plus connu sous le nom
56 ÉETUE DES DEUX MONDES.
de Montreux. Un sentier tracé dans les vignes nous conduisait vers
la grotte que la terrasse surmonte. Ce sentier étant impraticable
aux voitures et fort incommode aux crinolines, nous n'y trouvions ni
poussière, ni misses efflanquées aux voiles bleus, ni touristes aux
airs vainqueurs, ni marmots tapageurs, toutes choses qui gâtent
les plus délicieux paysages. Nous pouvions à notre aise admirer la
luxuriante végétation de la vigne, les grappes naissantes, les feuilles
flexibles et luisantes du maïs, qui grandit au milieu des vignobles.
Les vignes rappelaient à Éléonora les coteaux du Rhin, le maïs me
faisait penser aux plaines fertiles de la t'era romanesca , les plus
riches de TEurope, terre inépuisable qui étale le long des Karpathes
les trésors que tant de fois d'impitoyables vainqueurs ont foulés aux
pied^. Nous admirions le magnifique spectacle qui se déployait sous
nos yeux, tout en cueillant des bouquets de silène, qui formaient de
grosses toufles roses dans les vieux murs destinés à soutenir les vi-
gnes. Ces murs servent de retraite à une multitude d'agiles lézards
qui s'y endorment l'hiver, et dont la physionomie intelligente et l'in-
fatigable curiosité faisaient notre joie. Dès que nous passions à peu
de distance de leur retraite, on les voyait sortir de leur trou, dresser
la tête, la tourner vivement, tantôt à droite, tantôt à gauche, écar-
quiller leurs yeux brillans, et ne s'éloigner que lorsque résonnait sur
le sentier l'épaisse chaussure dont se servent les Vaudoises, car on
dit que leur oreille musicale n'aime que les bruits harmonieux. Cette
curiosité doit coûter cher aux pauvres petits sauriens. Les balbuzards
qui tournoyaient dans l'azur au-dessus de nos têtes ne semblaient
nullement indiflérens à leurs mouvemens. Aussi en trouvions-nous
à chaque instant qui portaient les traces d'une existence fort diffi-
cile à préserver. Aux uns il manquait une patte, aux autres la queue.
Enfin quelques-uns, couverts de poussière, la peau terne et le re-
gard éteint, s'enfuyaient précipitamment pour laisser le sentier libre
à des frères dont le vêtement doré et brillant faisait contraste avec
leur air de misère et de souffrance, tant l'infortune modifie profon-
dément le caractère le plus sociable. Éléonora me faisai' remarquer
avec quelque dédain ce qu'elle nommait la «plèbe des lézards, » et
je ne pouvais m'empôcher de sourire du soin qu'elle mettait à créer
partout des classes, en digne fille de l'Allemagne. Les papillons
donnaient lieu à des observations analogues. Elle avait peu de bien-
veillance pour les tortues et pour les vulcains, malgré leur incon-
testable beauté; les paons de jour, qui sont nombreux sur ces
coteaux, avaient toutes ses préférences. Elle ne se lassait pas d'ad-
mirer le velours de leurs ailes ni ces beaux grands yeux dont elles
sont marquées, et auxquels ces charmans insectes doivent leur
nom.
ÉLÉONORA DE HALTINGEN. 57
Quoiqu'on puisse aller en un quart d'heure de Veytaux à la
grotte, nous avions trouvé le secret de faire de cette course une
assez longue promenade. Éléonora marchait lentement. Autant elle
s'intéressait peu aux humains qu'elle rencontrait, autant elle s'oc-
cupait, avec une persévérance infatigable, des merveilles du règne
végétal. Elle connaissait personnellement les plus beaux châtai-
gniers, les noyers les plus vieux, les jasmins au doux parfum, les
seringats dont l'odeur est aussi pénétrante que celle de l'oranger;
elle s'informait soigneusement des endroits où venaient la rose des
Alpes et les cytises aux fleurs d'or. Je ne l'ai vue fâchée qu'une fois.
Ce jour-là, on avait abattu un des noyers dont les branches majes-
tueuses couvraient la Veraye, torrent qui tombe de la montagne et se
perd dans le lac. Elle se figura qu'on allait détruire le groupe impo-
sant dont l'arbre faisait partie. Son œil bleu lançait des éclairs; elle
avait l'angélique courroux d'un saint Michel foulant Satan sous ses
pieds victorieux. En revanche, quand elle suivait attentivement les
mouvemens des vignerons, qui soignent avec une sorte d'amour les
pampres féconds de leurs coteaux, sa physionomie s'épanouissait.
Elle me faisait remarquer presque joyeusement leur ardeur à purger
le sol de toutes les plantes nuisibles, à donner aux vignes l'appui de
solides tuteurs, à les préserver ainsi des coups de la bise, qui sont
parfois violons, et qui transforment le lac en une mer agitée.
La grotte était tantôt le but de notre promenade, tantôt notre
première station quand nous allions à la capitale, c'est le nom que
nous donnions au principal des vingt et un villages qui composent
l'opulente paroisse de Montreux. Abritée par d'énormes noyers, cette
grotte, qui s'ouvre dans un rocher tapissé de lierres, donne passage
à un ruisseau qui tombe avec un doux murmure auprès d'un éta-
blissement de bains, rustique chalet à trois étages dont l'aspect est
charmant. Des jasmins et des rosiers -banks tapissent le rez-de-
chaussée et le premier étage de leurs flexibles rameaux, et lui don-
nent l'apparence d'un massif de verdure et de fleurs. Un sentier
tracé sous les noyers, le long de la montagne, permet d'atteindre le
chemin de l'église et de gagner la terrasse, qui s'étend au midi de
l'édifice, et d'où l'on contemple une des plus belles vues du pays de
Yaud. En été, c'est le matin, vers neuf heures, qu'on peut y admirer
le lac paré des plus merveilleuses teintes. Sur un fond d'azur fris-
sonnant se dessinent des méandres d'argent. Le saphir lui-même
semble privé d'éclat à côté de ces eaux. Le rayonnement métallique
de l'aile azurée du martin-pêcheur peut donner une idée de cette
nuance presque fantastique, qui semble appartenir à un autre uni-
vers.
Nous ne nous lassions pas d'admirer ce spectacle, dont la physio-
58 REVUE DES DEUX MONDES.
•
Domie change avec la couleur du ciel. Quelquefois un nuage, en pas-
sant près des montagnes de la Savoie, jetait sur leur front chauve
ou sur leurs flancs verdoyans une ombre gigantesque comme celle
d'un «m^Otf(l); d'autres fois un bateau à vapeur fièrement paré d*un
drapeau de gueule à la croix d'argent (2) secouait dans les airs un
sombre panache et traçait sur les ondes un brillant sillon d'écume.
En face de la terrasse de Montreux , on aperçoit les villages de la
rive catholique, Boveret et Saint-Gin golph (3), que sépare une large
montagne, la Chaumény, coupée par une immense ravine. Cette
rive contraste par son aspect sévère avec la côte vaudoise, mais
ce contraste lui-même ajoute à l'originalité et à la grandeur du
paysage. La vieille forteresse qui servit de prison à Bonnivard sort,
à gauche, du sein des flots, qui s'arrondissent sous ses murs en un
golfe gracieux. Vis à vis de Ghillon, un bouquet de verdure, en-
touré d'un mur solide, forme au milieu du lac cet îlot sur lequel
s'arrêtaient les regards du captif inconnu dont Byron a chanté les
douleurs. Au milieu de ce riant paysage, les tours de Ghillon attris-
taient, je l'avoue, mon imagination plus que celle d'Éléonora. Lors-
que je lui racontais sur la terrasse la longue captivité de Bonnivard,
qui a laissé sur les dalles de pierre la trace de ses pas en tournant
comme une bête fauve autour de son pilier, quand je lui parlais
avec animation des instrumens de torture et des oubliettes qui attes-
tent, dans le sinistre manoir, les violences et les iniquités de la
société féodale, je m'apercevais sans peine qu'elle n'accordait à
toutes ces questions qu'une attention distraite. Il semblait qu'elle
s'était assez détachée de la terre pour ne parler de nos idées et de
mes préoccupations qu'avec une souveraine indifférence. Elle ché-
rissait la justice et la vérité, mais elle répétait sans cesse que leur
triomphe était impossible dans cette « vallée de larmes. » Victime
d'un destin funeste, le malheur lui semblait notre condition natu-
relle, et si elle aimait encore les splendeurs de la création, c'est
qu'elle y voyait un pâle reflet de la splendeur des mondes invisi-
bles. Le désordre qui régnait au sein de l'humanité ne produisait
dans son âme que des impressions douloureuses. Pour mon compte,
j'avais une meilleure opinion du genre humain.
« Contemplez, lui disais-je, ce sol fertile et ces heureux coteaux.
Ils ont été autrefois inondés de sang; la flamme a consumé jus-
qu'aux misérables cabanes suspendues sur les lacs. Romains, Ma-
gyars, Bourguignons se sont rués sur ces contrées. Aujourd'hui ce
peuple, la main appuyée sur la charrue, est un témoin paisible des
(I) MoBttiv tni graodM ailet, célèbre dans les légendes roumaines.
(t) Ct MBt IM eottlffin do U coDfédéraUon suisse.
(5) U firoatièra qui lépire de la Savoie le canton suisse du Valais traverse ce village.
I
ÉLÉONORA DE HALTINGEN. 59
guerres qui ébranlent le continent ; il ne se décide à prendre les
armes que lorsque son indépendance est menacée. Pourquoi l'esprit
pacifique, si conforme aux intérêts de tous et aux conseils de l'Évan-
gile, ne serait-il pas contagieux avec le temps? Pourquoi cette paix,
que vous croyez n'appartenir qu'au ciel, ne deviendrait-elle pas la loi
de notre terre? Dieu me garde de détourner vos regards de ce repos
sans fin que le Père céleste promet à ses enfans ; mais sa volonté
n'est-elle pas que les hommes s'aiment et s' entr' aident? Or l'amour
ne règne pas au milieu des ruines et des funérailles. Le temps où
nous vivons a certainement plus de respect pour les droits de l'hu-
manité que les âges sanguinaires qui nous ont précédés. Je crois,
je veux croire que ce ne sera pas la dernière victoire de la justice et
du bon sens. »
Éléonora prêtait à ces paroles une oreille bienveillante, et son
âme, naturellement évangélique, était presque tentée de s'ouvrir à
l'espérance. Malheureusement son cœur était brisé, et la vie finissait
par reprendre à ses yeux une physionomie sinistre. Les beaux jours
de l'été semblaient pourtant exercer sur elle une salutaire iniluence.
Ce ciel rayonnant, cette nature parée, amenaient par momens sur
ses lèvres un sourire fugitif. L'activité de tous, la vie fortifiante des
champs, l'air pur de la montagne, semblaient répandre dans son
âme un calme qui nous remplissait de confiance. Je profitai de ces
heureuses dispositions pour lui proposer quelques promenades loin-
taines.
Quand on veut aller à Glarens sans s'éloigner du lac, on passe
à quelque distance du principal village de la paroisse de Montreux.
Nous nous arrêtions presque toujours à l'extrémité d'un large et
pittoresque ravin, arrosé par un torrent qu'on appelle la baye de
Montreux, où la vue est fort belle. Si l'on dirige ses regards du
côté du lac, on aperçoit à droite Yeytaux, caché comme un nid de
colombes entre le mont Cau et le mont Sonchaud; au-delà de Yey-
taux, Chillon enfonce dans les eaux ses murs massifs. A droite, le
manoir quadran gui aire du Ghàtelard, aux murs épais, aux fenêtres
étroites, se dresse isolé sur une colline. Quand on se retourne vers
l'église de Montreux, on est étonné du peu d'espace qu'occupe le
principal groupe de cette paroisse, formé par les maisons des Plan-
ches et du Ghàtelard, et dont le nom est connu dans toute l'Europe.
Cachées dans les noyers épais et dans les peupliers de Virginie, ces
maisons sont bâties entre deux mamelons dont l'un , qu'on nomme
le Righi vaudois, porte un grand chalet en bois rouge. Derrière les
habitations apparaît dans le lointain une montagne aux cimes dé-
chirées, que l'hiver blanchit de neige et que l'été couvre d'une pâle
verdure tachetée de quelques sapin?.
60 REVUE DES DEUX MONDES.
Les espérances que nous avait données la santé d'Eléonora se sou-
tinrent en automne. L'automne est la saison privilégiée des con-
trées où l'on cultive la vigne. Dans le pays de Vaud, les vendanges
ont été souvent célébrées par des fêtes populaires que je regrette
de n'avoir pas vues moi-même; mais un paysan nous raconta en
fort bons termes les scènes les plus curieuses de la dernièie fête
des vignerons, célébrée à Vevey le 8 et le 9 août 1851. « L'abbaye
des vignerons, » dont la devise est ora et Inhora, est une société qui
a pour but d'améliorer la culture de la vigne. Cette société organise
cinq ou six fois par siècle une solennité curieuse, mélange de sou-
venirs païens et de traditions chrétiennes. Éléonora témoignant sa
surprise de ce mélange, je lui fis remarquer qu'il existait dans tous
les pays de civilisation romaine, et spécialement sur les bords du
Danube. Les ballades roumaines ne mettent-elles pas les dieux du
paganisme en présence du Jéhovah biblique? ]N' avons-nous pas des
saintes Joë, Venere, Mercuri, divinités qui n'ont évité l'exil qu'en
se réfugiant dans le paradis? Les naïades «blanches, belles et at-
trayantes, aux cheveux dorés, » ne trouvent-elles pas encore un
abri dans nos rochers (1)? Les fées, déités celtiques, ont ici, comme
chez nous, rencontré un poétique asile. Toutefois l'instruction est
tellement générale parmi les paysans vaudois, que la mythologie
exerce très peu d'influence sur leur imagination. Les êtres fantasti-
ques et les souvenirs légendaires ont cherché un refuge à Fribourg
et dans le Valais, où les croyances du moyen âge sont restées vi-
vantes sous la protection de la théocratie. Aussi les vendanges de
1857 se passèrent-elles dans le pays de Yaud sans aucune appari-
tion de cei divinités capricieuses que nous autres Roumains nous
appelons babele. Depuis les conquêtes du méthodisme, la Suisse
française a certainement changé d'aspect sur quelques points, et la
résurrection triomphante des rigides doctrines de saint Augustin et
de Calvin donne à beaucoup de familles un air de gravité qui n'exis-
tait nullement au xviii* siècle. Néanmoins, en temps de vendange,
la pétulance gauloise oublie assez volontiers les préoccupations dog-
matiques. L'église libre (méthodiste) et l'église nationale fraterni-
sent sur les coteaux fertiles. Toutes les dissidences disparaissent
dans un sentiment de reconnaissance pour l'auteur de tant de biens,
qui préserve cette heureuse terre de la guerre et des autres fléaux
destructeurs auxquels presque toute l'Europe est encore exposée.
Tout en souriant parfois d'une vivacité qu elle nommait furia
francese, Eléonora ne semblait pas aussi étrangère que d'habitude
(I) Vajfw lA bdlade iuUUilée Brculean (Hercule) dans les Ballades et Chants popu-
'^— ^ la Houman^e, riMruoiUU et tHMluits par le poèto moldave Alexandri, Paris 1855.
ÉLÉONORA DE HALTINGEN. 61
aux impressions de ceux qui l'environnaient. Je la menais parmi
les travailleurs qui, à l'aide du refouloir, écrasaient le raisin dans
les hottes de bois destinées à le transporter au pressoir, où l'on
achève de le broyer. Un peu étonnée de l'attention avec laquelle je
suivais tous les détails de la vendange, M*^^ de Haltingen me de-
mandait si je voulais perfectionner la culture de la vigne sur les
coteaux de Dragachani (1). Ce n'est point' sans dessein que j'es-
sayais par les tableaux variés de la vie animée des champs de dis-
traire Éléonora de ses préoccupations favorites. J'avais remarqué
que son esprit s'écartait difficilement d'un certain cercle d'idées.
Quand nous descendions l'étroite rue du village, pavée de petits
cailloux, qui mène au lac en suivant la rive de la Yeraye, nous pas-
sions devant le cimetière, sur lequel ses regards s'arrêtaient avec
une inquiétante fixité. Plus d'une fois elle me vanta ce site, abrité
parles noyers voisins contre les ardeurs du soleil, orné de quel-
ques cyprès élancés, et dont les tombes, suivant le poétique usage
de la Suisse, sont entourées ou couvertes de belles fleurs soigneu-
sement entretenues. J'avais toujours vu les hommes, même les plus
résolus, n'envisager la mort qu'avec une terreur puérile et fuir
toutes les images qui pouvaient les y faire penser. Éléonora était
bien différente : la vie avait évidemment perdu toute valeur à ses
yeux. L'expérience, la religion, la philosophie, fortifiaient chaque
jour son détachement. Elle avait peine, malgré sa tendresse pour
une mère adorée, à dissimuler tout à fait ses sentimens. u Ce sont
nos préjugés, disait-elle, qui donnent à la mort une physionomie
sinistre. Les soldats seuls savent se préserver de ces honteuses
terreurs. Ils regardent le trépas comme un accident presque vul-
gaire, et marchent en souriant à travers la mitraille. N'est-il pas
étrange que les païens aient été en cela si supérieurs à la foule des
chrétiens? Sans parler d'un Socrate ou d'un Gaton d'Utique, les
sectateurs du brahmanisme hindou, les Chinois disciples de Con-
fucius ou de Fô , se résignent à la mort avec un calme bien rare
parmi nous. Pourtant un disciple de l'Évangile, qui est la religion
de l'immortalité par excellence, ne devrait pas accepter la vie éter-
nelle comme un pis-aller, ni se cramponner à la terre avec une ar-
deur misérable. Par combien d'études plus ou moins insignifiantes
nous laissons-nous attirer, tandis que personne n'apprend à mou-
rir! L'histoire prouve cependant que les peuples les plus attachés
à la vie présente peuvent avec de l'énergie dompter les révoltes de
la sensibilité. A la fin du xviii* siècle, quel Français ne savait pas
mourir? Les femmes les plus délicates marchaient aussi résolu
(1) C'est là qu'on récolte le meilleur vin de la Roumanie.
<)2 RSnJE DES DEUX MONDES.
ment à Téchafaud que les orateurs de la Gironde et les indomptables
montagnards. »
En écoutant Éléonora professer ces doctrines stoïciennes, il me
semblait entendre M"' de Condorcet ou M"* Roland. Quoique ses
idées politiques (si toutefois on peut appeler ainsi des théories fort
étrangères aux luttes de ce monde) fussent loin de ressembler aux
opinions de ces fières républicaines, elle manifestait une intrépidité
qui eût fait honneur à une époque plus héroïque que la nôtre. Cette
charmante jeune fille cachait sous une enveloppe gracieuse une
àme vigoureusement trempée. Elle était simple et courageuse comme
Jeanne Darc, née, ainsi qu'elle, sur une terre germanique.
III.
A la fin des vendanges de 1857, lord Edward, que j'avais ren-
contré deux ans auparavant à Interlaken, apprit à Genève que les
Haltingen et moi nous étions établis aux bords du lac Léman. De-
puis qu'il avait quitté Dresde, le noble pair avait consacré à de per-
pétuels voyages tout l'intervalle des sessions parlementaires. Une
dame saxonne de mes amies m'avait écrit à Pétersbourg que, déses-
pérant d'obtenir la main d'Éléonora, dont je savais qu'il était secrè-
tement épris, il avait renoncé à se marier, et qu'il s'était décidé à
laisser la pairie passer dans la branche cadette de sa maison. Les
conversations que nous avions eues dans l'Oberland, sur les bords de
TAar aux flots d'azur, m'avaient prouvé que lord Edward avait con-
servé pour la jeune Allemande tout l'enthousiasme de sa jeunesse.
Un jour, en admirant cette cascade du Staubbach qui se déroule
sur les flancs de la montagne comme une gaze argentée flottant au
gré des vents, j'avais été frappée de la distraction avec laquelle il
écoutait les paroles de ravissement que m'arrachait ce merveilleux
spectacle. Le glacier de Rosenlaui, presque aussi bleu qu'un ciel
d'été, les sentiers fleuris du Hassli, les rives délicieuses des lacs de
Thun et de Brienz n'avaient point paru faire sur son esprit une im-
pression beaucoup plus profonde. Tout en répondant à mes ques-
tions avec courtoisie, il ne parvenait pas à me dissimuler ses pré-
occupations. Gomme tous les hommes sincèrement passionnés, un
seul sujet avait le privilège de l'intéresser. En visitant Grindelwald
ou la cascade de Giessbach, c'était de Dresde qu'il me parlait tou-
jours.
L'arrivée de lord Edward à Veytaux ne changea guère nos habi-
tudes. Lord Edward était la discrétion personniliée, et il avait bien
vite remarqué que M"* de Haltingen ne se souciait pas beaucoup
ÉLÉONORA DE HALTINGEN. 63
d'admettre un tiers dans notre intimité. Nous rencontrions rarement
le gentilhomme anglais dans nos promenades. Ainsi que ses compa-
triotes, il aimait à gravir les montagnes les plus escarpées. Tantôt
il s'enfonçait dans la chaîne des Alpes vaudoises, tantôt, franchis-
sant le lac, même par les plus mauvais temps, il pénétrait dans les
montagnes de la Savoie. Souvent même, fatigué d'excursions qui
lui semblaient trop faciles, il allait dans le Valais, qui touche au pays
de Vaud, avec son fidèle et intrépide James, entreprendre des chasses
plus ou moins périlleuses. Son existence était un mouvement perpé-
tuel, sans que la culture de son intelligence souffrît le moins du
monde de cette prodigieuse activité. Il passait une partie de ses
nuits à lire et n'entreprenait pas une course sans emporter avec lui
quelque ouvrage nouveau. Cette vie essentiellement active lui lais-
sant peu de loisirs, nous étions les seules personnes du pays qu'il
eût visitées depuis son arrivée dans le canton de Yaud. Toutes les
fois qu'il venait chez M"'* de Haltingen, il s'informait avec la sollici-
tude la plus touchante de la santé d'Éléonora. 11 suffisait que celle-ci
laissât entrevoir un désir pour qu'il fût aussitôt réalisé.
Éléonora n'avait pas deviné à Dresde les sentimens qu'elle avait
inspirés au chevaleresque gentilhomme. Elle le regardait comme
un ami dévoué; mais elle se figurait qu'il avait renoncé au mariage
pour se livrer sans contrainte à l'étude et à la politique. Un jour
que lord Edward était venu passer la soirée chez M'"" de Haltingen,
cette illusion se dissipa complètement. La conversation s'était enga-
gée sur les écrits de M""" de Staël, qui était Yaudoise par sa mère,
M"" Gurchod, fille d'un ministre de ce canton. Un professeur de
l'université de Freyburg, compatriote de M""* de Haltingen, se dé-
clara l'adversaire de l'auteur de Corinne, et lui refusa toute sensi-
bilité. Edward prit sans répondre un volume de l'Allemagne, et se
mit à lire avec animation le pathétique chapitre : De l'Amour dans
le Mariage. Arrivé à ces mots « deux amis du même âge, » sa voix
s'altéra, quelques larmes brillèrent dans ses yeux, et il eut beau-
coup de peine à maîtriser son émotion. — Mylord, lui dis-je en le
quittant, vous avez trop oublié ces beaux vers de Bérénice :
De peur qu'en la voyant quelque trouble indiscret
Ne fasse avec mes pleurs échapper mon secret.
Après cet incident, si contraire aux habitudes du fier gentilhomme,
je me crus d'autant moins obligée à une discrétion exagérée que
j'avais toujours considéré comme un aveuglement fatal l'attache-
ment de M"* de Haltingen pour le prince Adalbert. Lord Edward
m'avait semblé, au contraire, l'homme le plus capable d'assurer le
6A REVUE DES DEUX MONDES.
bonheur de ma jeune amie, et depuis que je l'avais revu aux bords
du Léman, cette manière de penser était devenue une conviction
inébranlable.
Éléonora, qui à Dresde avait, je crois, jugé lord Edward un peu
comme tout le monde, m'avoua franchement qu'elle s'était trompée
sur son compte. Avec elle, il faut le dire, le raide et froid Anglais
devenait un autre homme. Lui qui ne semblait pas croire à l'exis-
tence de la douleur, et qui avait l'air de considérer la lutte contre
les forces indomptées de la nature comme la plus douce des distrac-
tions, il pâlissait visiblement au moindre accès de toux dont souf-
frait Éléonora. Dès qu'elle paraissait un peu plus fatiguée qu'à
l'ordinaire, il m'accablait de questions sur sa santé. Lors même que
j'étais complètement rassurée, lord Edward conservait une partie
de ses inquiétudes. Il étudiait avec acharnement les meilleurs traités
de physiologie, afin de savoir de la manière la plus précise toutes
les précautions nécessaires pour mettre des poumons délicats à
l'abri des variations de la saison. Sa sollicitude était vraiment tou-
chante. Elle se trahissait de toutes les façons avec une ardeur bri-
tannique. Le moindre souffle d'air irritait ses nerfs; il regardait avec
anxiété chaque nuage qui s'élevait à l'horizon. Quelque eflbrt qu'il
fît pour dissimuler son agitation, elle n'échappait pas à Éléonora,
et quand elle le remerciait par un charmant sourire, l'émotion de
lord Edward devenait tellement visible qu'il était impossible de n'en
être point attendri.
Ces inquiétudes n'étaient malheureusement que trop fondées. Tan-
dis que la sève se glaçait dans les veines de la nature, tandis que
le feuillage noirci des noyers tombait en tourbillonnant sur les co-
teaux assombris, il semblait que l'action de la vie s'affaiblissait chez
ma jeune amie. Le mois de décembre, quoique fort doux, annonçait
pourtant l'approche de l'hiver. Les goélands avaient reparu sur les
rives du lac. Les vignes étaient complètement dépouillées. Une brume
épaisse envahissait tout le paysage, cachait parfois les monts, et
donnait ainsi au Léman l'aspect d'une mer. Au commencement de
décembre, le soleil luttait encore contrôle brouillard; souvent les
inontagnes semblaient coupées par une bande lumineuse qui s' épais-
sirait sur le lac, et se prolongeait jusqu'à Yevey en. volutes téné-
breuses. Au-dessus des pics de la Savoie, dont la cime, marquée
de taches de neige, étincelait au soleil, rayonnait encore le ciel de
l'Italie, comme une consolation ou comme une espérance. Le lac lui-
roéme perdait ses belles teintes d'azur. Je me souviens d'un jour où
nous étions assises sur la route qui mène de Veytaux à l'église, der-
rière une petite haie de rosiers du Bengale. Le Léman était encore
bleu par endroits, mais ailleurs se reflétaient dans ses eaux attristées
ÉLÉONORA DE HALTINGEN. 65
des nuages sombres frangés d'argent. Le golfe de Chilien était rem-
pli par un triangle ténébreux, ombre des monts prochains. A. droite,
le golfe de Vernex resplendissait dans la lumière, lumière dont
nous aimions à saluer avec amour toutes les apparitions, et dont
la lutte avec les ténèbres nous intéressait autant que les adorateurs
d'Ormuzd.
Quand le paysage semblait complètement endormi dans la brume,
tout à coup un rayon de soleil lui rendait l'éclat et la vie. Une après-
midi, comme je revenais avec Éléonora de la terrasse de l'église, le
soleil apparut sur la crête du mont Sonchaud. Les sapins qui surgis-
saient de la neige revêtirent alors les plus belles teintes. Des masses
entières de ces arbres restaient dans l'obscurité; quelques-uns étaient
d'un jaune vert, d'autres portaient à la pointe comme une auréole fan-
tastique. En arrivant à Yeytaux par le sentier qui traverse les vignes
le long d'un ruisseau murmurant, nous trouvâmes une vue encore
plus belle. Entre les deux montagnes qui abritent le village s'élè-
vent à quelque distance deux pics de forme inégale, qui, dans cette
saison, sont souvent seuls couverts de neige. Ces deux pics, dont le
sommet d'albâtre se dégageait d'un brouillard léger, resplendis-
saient comme si un de ces olympiens chantés par le divin Homère
avait touché la cime de son pied immortel.
Mais c'était surtout au coucher du soleil que nous nous plaisions
à admirer l'aspect magnifique du lac, qu'on apercevait d'une de
mes fenêtres dans toute son étendue. Une lueur orangée colorait
alors l'occident à l'endroit où les montagnes de la Savoie s'abais-
sent dans le lac. Ces montagnes se détachaient vigoureusement sur
l'horizon embrasé, A droite, une zone pourpre couronnait les co-
teaux et s'affaiblissait dans la direction de Vevey; au milieu du
lac flamboyait un foyer merveilleux, tandis que les eaux étaient
sombres sous Villeneuve, d'un azur pâle sous Yeytaux, et d'une cou-
leur gris de perle coupée de bandes rouges le long de la rive savoi-
sienne. Un soir, ce spectacle, toujours admirable, avait quelque
chose d'attristant. Les monts de la Savoie étaient enveloppés d'un
voile épais surmonté d'un dais d'azur pâle qu'illuminait un soleil
mourant. Le voile grandissait vers Lausanne, et formait comme une
chaîne de vapeurs amoncelées qui s'élevait dans l'espace. Quelques
lignes couleur de sang sillonnaient ces masses lugubres. Telle dut
être la terre après les déluges des temps primitifs, quand un rayon
lumineux commençait à sourire à travers les ténèbres à l'univers
désolé.
Dans la dernière semaine de décembre, la neige, qui s'amassa sur
les montagnes, nous interdit toute promenade. Rien n'est triste
comme un lac quand les frimas l'environnent. L'éblouissante blan-
TOME XIX. 5
66 RETUE DES DEUX MONDES.
cheur des neiges étend sur ces eaux, qui rivalisaient autrefois avec
le saphir, une teinte de plomb plus funèbre que celle des maré-
cages croupissans. De place en place, les roches les plus escarpées
percent le linceul dont elles sont couvertes, et se dressent comme
de lugubres sentinelles. D'un ciel grisâtre tombe une lumière avare.
On n'entend autour de soi que les cris rauques des goélands et les
croassemens répétés des corbeaux, qui volent par bandes sur les
bords du lac, et qui semblent se complaire à ce spectacle de mort.
J'ai vécu trop longtemps dans les marais glacés de l'Ingrie pour
aimer ces pompes mélancoliques de l'hiver qui charment certaines
imaginations. Quoique née sur les rives brumeuses du Rhin, Éléo-
nora chérissait, comme moi, l'éclat du jour. Elle aurait dit volon-
tiers avec le grand Goethe mourant ; «Plus de lumière 1 plus de
lumière ! »
Ces débuts de la mauvaise saison exercèrent une funeste influence
sur une organisation déjà très maladive. Chaque jour, l'œil de M"* de
Haltingen semblait s'enfoncer dans son orbite. Ses belles mains de-
venaient transparentes, son visage pâle et amaigri brillait par mo-
mens des couleurs de la fièvre, ses nuits n'étaient plus qu'une
longue insomnie; mais son énergie était plus grande que ses souf-
frances. Comme les vieux héros Scandinaves, elle regardait la mort
en face. Sa mère, la voyant si résolue, conservait dies illusions que
l'énergique jeune fille s'efforçait d'entretenir. A mesure que sa ma-
ladie faisait des progrès, Éléonora me témoignait une plus grande con-
fiance. Elle revenait volontiers sur le passé, dont elle parlait avec
animation, mais sans amertume. Le temps où nous avions vécu à
Dresde dans une intimité si complète était surtout le sujet favori de
nos entretiens. Parfois elle semblait se repentir de n'avoir pas sou-
tenu le prince Adalbert dans une lutte qui intéressait leur commun
avenir; elle me parlait, les larmes aux yeux et avec une voix émue,
de sa douceur, de ses généreux instincts, de ses nobles projets. «J'a-
vais, disaitrclle, assez d'énergie pour donner à son âme la vigueur
qui lui manquait. J'ai poussé trop loin la fierté en refusant de des-
cendre dans l'arène souillée où s'agitaient les honteuses passions
qui me le disputaient. Un amour aussi sincère que le mien devait
surmonter ces puériles répugnances. La vie est un champ de ba-
taille, et ce n'est pas savoir aimer que de se refuser aux conditions
du combat imposé à tous par la providence de Dieu. » C'est ainsi
que cette âme magnanime trouvait encore jusque dans les angoisses
de la mort d'ingénieuses raisons pour justifier la faiblesse d' Adal-
bert. Elle se plaisait à exagérer l'égoïsme impérieux de ses parens,
la funeste influence des préjugés d'une détestable éducation. Ces
appréciations indulgentes troublaient seules son admirable sérénité.
ÉLÉONORA DE HALTINGEN. 67
Il est difficile de mourir si jeune sans jeter un regard sur cette terre
et sans s'attendrir à' la pensée des félicités entrevues. Plus d'une
fois, tandis que j'appuyais, dans les crises cruelles qui l'accablaient,
sa tête défaillante sur mon cœur, j'ai vu quelques larmes descendre
silencieusement sur ses joues. Ces larmes assurément ne lui étaient
pas arrachées par la douleur, car je n'ai vu personne la supporter
avec une plus touchante résignation. Elles étaient à mes yeux l'ex-
pression d'une souffrance bien plus intime et bien plus intolérable,
d'une souffrance dont elle mourait sans doute, et que les soins de la
meilleure des mères, que mon affection dévouée, que la sympa-
thie universelle ne pouvaient point guérir !
La pensée de lord Edward vint se mêler dans l'âme d'Éléonora à
ses souvenirs de jeunesse, pour les rendre encore plus douloureux.
Elle finit par s'apercevoir qu'elle avait été la triste victime d'une de
ces illusions si communes dans les premières années de la vie, et
qu'elle avait préféré les vaines apparences du dévouement à un
amour aussi sincère que profond. Elle gémissait d'avoir été pour
Edward une de ces fatalités qui pèsent parfois sur les plus nobles
existences. Elle allait jusqu'à se désoler de ce qu'il ne semblait
vivre que par elle et être incapable de trouver dans d'autres affec-
tions le bonheur dont il était si digne. Après ces crises, dans les-
quelles Éléonora payait sa part à la condition humaine, elle me sou-
riait avec la mansuétude des anges, elle essayait elle-même de me
consoler et d'arrêter mes pleurs. Jusqu'au dernier moment, elle tâcha
de donner quelque espoir à M™^ de Haltingen; elle avait de bonnes
paroles pour tous, elle adressait aux personnes de son entourage les
consolations les plus propres à agir sur leur esprit. Aux unes elle
parlait des épreuves de la vie, aux autres des douceurs du repos
éternel, à tous de la vénération résignée que nous devons avoir pour
les décrets de Dieu. Moi seule avais le secret de ses combats inté-
rieurs, de ses regrets involontaires, des retours, hélas ! bien natu-
rels, qu'elle ne pouvait s'empêcher de faire vers le passé...
Le petit cimetière de Veytaux garde maintenant la cendre de cette
jeune fille dont le souvenir se mêle depuis un an à toutes mes rê-
veries. Jamais, je le crois, une fille des hommes n'a été si forte et
si douce à la fois; jamais une créature mortelle n'a paru aussi com-
plètement exempte des faiblesses de notre fragile nature. Aussi vit-
elle encore au milieu de nous par la pensée du charme irrésistible
qu'elle exerçait sur*notre cœur, comme l'encens qui parfume en-
core le sanctuaire longtemps après que la foule des fidèles a quitté
le temple.
Depuis la mort d'Éléonora, lord Edward est retourné en Angle-
68 REVUE DES DEUX MONDES.
terre. Cette âme si fortement trempée a senti, dans les derniers
jours de la maladie de M"* de Haltingen, toutes les angoisses que
le cœur de l'homme peut éprouver. Les natures énergiques portent
dans la douleur la puissance extraordinaire dont elles sont douées.
Aussi leur désespoir, moins expansif peut-être que celui des autres
hommes, présente-t-il à tout observateur un peu pénétrant le spec-
tacle d'une désolation sans égale. Jamais je n'oublierai l'expression
du regard de lord Edward, lorsque je lui annonçai que toute espé-
rance était perdue.
Pour moi, ces événemens, quoique fort simples, sont restés pré-
sens à ma pensée. L'influence que le caractère germanique et l'es-
prit de caste exercent dans toute l'Allemagne sur le développement
des passions n'est-elle point propre à provoquer des réflexions de
plus d'un genre? L'esprit le plus libéral doit reconnaître ce qu'a de
véritablement humain et élevé le principe aristocratique, quand il
devient, comme chez lord Edward, l'auxiliaire de tous les instincts
généreux; mais lorsqu'il ne conseille que des faiblesses, lorsqu'il
augmente l'indécision d'intelligences naturellement irrésolues, lors-
qu'il empêche les peuples comme les individus de marcher fran-
chement dans leur voie, ne mérite-t-il pas d'être condamné comme
l'obstacle le plus dangereux que rencontrent les desseins de la Pro-
vidence? Quand on a étudié de près les nations qui occupent au-
jourd'hui l'attention du monde, on sent tout ce qu'il y a de faux et
de vide dans ces commodes théories du fatalisme que nous acceptons
toujours avec trop d'indulgence. L'histoire d'un peuple n'est, —
comme la vie d'un homme, — que la révélation de ses qualités et
de ses travers. Les races diverses qui se partagent le globe font
leur histoire en mettant en action leurs tendances les plus intimes.
Sans doute il peut se trouver dans l'existence des nations, ainsi que
dans celle des individus, des accidens supérieurs à l'énergie hu-
maine; mais dans les circonstances ordinaires la destinée, heureuse
ou funeste, n'est que la manifestation d'une volonté ferme qu'au-
cune difliculté n'effraie, ou bien c'est la simple expression d'une
mollesse que l'ombre même du péril épouvante.
C"' Dora d'Istria.
BYRON SHELLEY
ET
LA POÉSIE ANGLAISE
Recollections of the last days of Shelley and Byron, by E. J. Trelawuy, 1858.
Le duc de Saint-Simon se demande au début de ses mémoires si
la charité chrétienne permet d'écrire l'histoire de son temps, et
après avoir lu son livre, on n'est point tenté de s'étonner de ce pieux
scrupule. Que resterait-il en effet de la plupart des grands hommes,
s'il se trouvait toujours, marchant dans l'ombre de leur gloire, des
Tacite, des Machiavel et des Saint-Simon pour mettre à nu la fai-
blesse et la perversité humaines, que la grandeur revêt d'une si
légère écorce? Je ne sais s'il rôde aujourd'hui autour des hommes
puissans de ce monde quelqu'un de ces peintres austères, je ne
sais même pas s'il y a des originaux assez curieux pour tenter la
sévérité de leur pinceau; mais on est en attendant possédé d'une
étrange manie de rejuger les morts. Notre temps n'est cependant
point fort à l'aise pour tenir une balance équitable en pesant le
passé, car il a tout à la fois le culte des héros et le culte de la vé-
rité dans l'histoire; il fait des demi-dieux, et il veut voir en même
temps ces demi-dieux dans un déshabillé qui les montre assez laids;
il élève des idoles et les brise pour regarder un peu comment elles
sont faites à l'intérieur. Je ne suis pas bien sûr que l'humilité chré-
tienne fasse son profit de ces comptes qu'on prétend régler avec une
70 REVUE DES DEUX MONDES.
si exacte équité. Les héros en sortent grandis quant au génie, dimi-
nués quant à la personne, et au lieu de nous apparaître dans cette
majestueuse unité qui ne tente l'imitation que par les grands côtés,
ils laissent voir sous le scalpel des bizarreries et des faiblesses que
singent avec bonheur les petits esprits et qui font parfois chanceler
les grands.
Est-il bien certain «n effet qu'on arrive jamais à connaître un
homme tout entier? On croit avoir trouvé le fond de sa nature
quand quelque confidence indiscrète ou quelque aveu involontaire
vient révéler un secret de son âme. 11 semble que les recoins les plus
obscurs de son esprit s'illuminent à ces échappées de lumière. Rien
n'est moins vrai pourtant. La plupart des hommes valent moins
que leurs paroles et plus que leurs actions : beaucoup aussi ne
doivent être jugés ni par leurs paroles ni par leurs actions. L'ac-
tion révèle les mauvais mouvemens auxquels le cœur a cédé ; elle
ne vous dit pas tous les bons mouvemens que la passion a foulés
aux pieds sans les détruire. Les plus belles actions sont celles que
personne ne sait, parce que la main gauche n'a point su ce qu'a fait
la main droite. Il y a d'ailleurs presque autant de fanfarons de vice
que d'hypocrites. Nous avons vu de nos jours de grands écrivains
faire les honneurs d'eux-mêmes à tel point, qu'ils semblent avoir
écrit sous la dictée de leurs plus mortels ennemis. Quand commen-
cent à pâlir l'éclat et la gloire des jeunes années, quand le cœur est
rassasié de louanges et d'encens, la vanité humaine ne trouve plus
que cette grossière pâture. On a été longtemps adoré comme un
demi-dieu; l'adoration n'a plus de saveur, on se rejette sur le rôle
d'archange déchu, et le vulgaire est fasciné par ce mélange de
grands vices et de grandes vertus qui le fait alternativement descen-
dre du ciel dans l'enfer et monter de l'enfer dans le ciel. Est-ce qu'un
grand homme peut se contenter de vertus ou de vices tout bour-
geois? Il faut chatouiller l'épiderme émôussé du lecteur, et Satan
sait se vêtir pour cela en ange de lumière : coupable et puérile va-
nité dont l'histoire elle-même peut être dupe, et qui console les
bonnes âmes persuadées que le génie est un châtiment du ciel ! Le
bon sens hausse les épaules et ne veut pas croire à cette perver-
sité vaniteuse : ni si haut ni si bas, se dit -il, songeant d'ailleurs
que les crimes stupides et les sottises obscures ne sont pas plus rares
que les égaremens du génie.
Quoi qu'il en soit, c'est le goût de notre temps que les exhuma-
tions de grands hommes. On a fait des réputations toutes neuves, on
eo répare de vieilles, et le public applaudit, car il a soif de héros,
et iie notre temps l'offre paraît inférieure à la demande. Voici pour-
Uot un grand poète qui reparaît aujourd'hui devant lui après avoir
LA POÉSIE ANGLAISE CONTEMPORAINE. 71
été déjà discuté dans bien des volumes. Nous ne nous en plaignons
pas, car Byron est un de ces hommes qui peuvent gagner quelque
chose à être souvent rejugés. Au point de vue de la stricte morale,
il y a peu de chose à dire en sa faveur. Il a volontairement perverti
les dons les plus merveilleux de la nature ; il s'est fait mauvais et pe-
tit quand Dieu l'avait fait grand et bon. C'est proprement la tâche
de Lucifer, à qui on le comparait charitablement de son vivant ; mais
au moins il avait créé le rôle, et ceux qui l'ont repris ne sont que
des comparses. C'est pour cela que l'étude d'un tel caractère ne fait
point gauchir les lois de la morale. S'il eût obéi par une pente invin-
cible aux mauvais instincts de sa nature, s'il eût cédé à tous les ca-
prices de la fortune, s'il eût été ballotté à tous les vents, il semble-
rait que la Providence se fût jouée de la pauvre espèce humaine en
mettant un si grand génie dans un vase si fragile. Loin de là, Byron
est une riche et puissante nature, pétrie de toutes les grandeurs et
de toutes les faiblesses de l'humanité, qui a sans cesse remonté le
courant de la vie comme il fendait d'un bras robuste le courant de
l'Hellespont, qui a déployé autant de volonté pour paraître un démon
que d'autres pour être adorés comme des saints, qui a presque tou-
ché au crime enfin sans pouvoir étoulTer la semence généreuse que
Dieu avait laissée tomber sur son cœur. Il faut donc que les bonnes
âmes se rassurent. Ce n'est point le génie de Byron qui l'a perdu,
c'est sa volonté, son éducation et son temps; il eût pu être pire
sans être aussi grand. Je ne m'étonne pas que le public anglais pa-
raisse toujours disposé à remettre dans la balance cette étrange des-
tinée. Voilà trente-quatre ans que Byron est mort, et que tous ceux
qui l'ont connu sont venus déposer pour ou contre sa mémoire : ce-
pendant les souvenirs que M. Trelawny vient d'écrire sur lui et sur
Shelley trouvent en Angleterre beaucoup de lecteurs. L'orage qui
gronda autour de ces noms n'est pas encore apaisé.
W M. Tre
L
M. Trelawny est un chroniqueur de la vieille école. C'est un tou-
riste sexagénaire, qui a connu le monde dans ses jeunes années, et
qui, je l'espère, se repose aujourd'hui, puisqu'il commence à se sou-
venir. Il a vu, comme Ulysse, beaucoup de villes et les mœurs de
beaucoup d'hommes; mais il les a vues comme voient les touristes,
c'est-à-dire par l'écorce et la superficie. Il esquisse à merveille un
portrait sur ses genoux; malheureusement il ne sait faire que les
silhouettes: l'ombre et la couleur, c'est-à-dire la vie, lui échappent.
M. Trelawny paraît aimer les grands coups et les grandes aventures.
72 REVUE DES DEUX MONDES.
Il a un goût particulier pour les brigands et les contrebandiers. Il a
dû donner dans son temps de franches et rudes poignées de main,
c'est un Froissard, plus brave et moins éloquent que celui du
XV* siècle. On revient volontiers en sa compagnie sur des choses et
des hommes si connus.
Jamais peut-être homme n'a obéi plus constamment que Byron
au désir d'étonner le monde. Il avait de bonne heure pressenti dans
le public cette admiration béate, aussi disposée à s'enthousiasmer
pour les ridicules de ses favoris que pour leur génie. Sous prétexte
de déconcerter la curiosité, Byron parada toute sa vie devant le
monde, tout en le maudissant pour ses conventions et son hypo-
crisie. 11 voulait frapper avant de plaire. M. Trelawny se prêta mé-
diocrement dès l'abord à lui accorder cette niaise admiration; il fit
semblant de ne pas s'apercevoir des grands airs du poète. Un petit
esprit lui en eût voulu de cette muette résistance. Byron trouva plus
simple de déposer son air emprunté et de se montrer tel qu'il était.
Au fond, il était extrêmement gauche et timide, et se jetait dans
des conversations futiles pour gagner le temps de se remettre,
comme les peureux qui sifflent la nuit en marchant dans les rues. II
était constamment préoccupé de l'effet qu'il produisait sur les autres.
Je suis obligé de convenir qu'une telle préoccupation me semble
touchante chez un grand homme. La vanité témoigne après tout
d'une certaine humilité. Croire qu'on n'a jamais complètement ga-
gné sa cause auprès de l'admiration de ses semblables, et faire ce
qu'on peut pour la conquérir, c'est une coquetterie qui ne messied
pas aux grands talens. L'orgueil tranquille décèle peut-être une
nature plus forte, la vanité une nature plus fme et plus sensible.
Byron avait beaucoup de vanité et de fierté, mais beaucoup moins
d'orgueil qu'on n'en eût pu attendre d'un grand poète anglais et
pair d'Angleterre. 11 était né avec une âme qui frémissait au moindre
contact. Ses premières poésies, publiées quand il avait dix-neuf ans,
témoignent d'une sensibilité presque féminine; elles ne respirent
qu'amitié et tendresse. Personne n'était mieux fait que lui pour
aimer, et personne n'était moins préparé que lui à l'isolement où il
se trouva en entrant dans le monde.
Son début était plein d'humilité. Il demandait l'indulgence : on
lui répondit par le sarcasme et l'insulte. Toutes les cordes de son
âme vibrèrent au choc de cette injuste provocation. Il eut la colère
inexorable du jeune Achille, et sa première satire fit de lui un grand
poète et un homme malheureux. Il y jeta le gant à toute l'Angle-
terre. 11 eut tort sans doute, car il eût pu le faire plus tard au nom
d'un sentiment plus noble que la vanité blessée; mais ce que je ne
puis m'empêcher d'admirer dans Byron, c'est qu'une fois jeté sur ce
LA POÉSIE ANGLAISE CONTEMPORAINE. 7S
chemin, il ne retourna jamais sur ses pas, et sa vie, quelque diverse
qu'elle ait été, en conserva une triste unité. Il n'imita point ces
écrivains qui commencent par cueillir toutes les fleurs de la popu-
larité, et qui ne rompent en visière au monde que lorsque le monde
['les a rassasiés de flatterie. Sa misanthropie ne fut point chez lui un
dernier moyen d'étonner les hommes; elle naquit le jour où il se
mêla à eux, et le suivit jusqu'à la tombe. Il eut d'ailleurs l'honneur
de choquer la société anglaise par son indépendance avant de la
choquer par ses erreurs. Il n'était point si aisé de la scandaliser aux
beaux jours du régent, et les gens qui se cotisaient pour faire une
pension à Brummel auraient sans doute passé quelques faiblesses
à un grand poète. Byron mit par malheur contre lui tous les pré-
jugés anglais, et dès lors il fut perdu. Il aurait pu stigmatiser cette
société en valant mieux qu'elle; il aima mieux la haïr en l'imitant.
Le temps creusa chaque jour l'abîme qui le séparait d'elle. Pas
une main amie n'avait pressé la sienne quand il alla prendre son
siège à la chambre des lords. Une amertume profonde s'empara de
cette âme fière, sensible et intraitable. Il avait dans le sang toute
la fougue aventureuse de sa race développée par une détestable édu-
cation. Il ne s'arrêta point pour écouter le murmure flatteur de la
foule, qui saluait en lui un grand poète. Il s'exila du monde à ce
temps de la vie où l'on croit au monde, et son existence ne s'éclaira
plus dès lors que de rares et fugitifs rayons de bonheur.
Si cependant il faut en croire le charmant petit poème du Songe
(the Dream) et des confidences bien souvent répétées, la fierté
blessée n'eut qu'une part médiocre dans la misanthropie de lord
Byron. Elle remontait dans ses souvenirs à une source plus élevée,
l'amour trompé. Nous voudrions le croire, car si cette éternelle his-
toire des cœurs brisés n'est que bien rarement une histoire véri-
table, elle devrait l'être au moins pour les poètes qui la racontent. Il
semble cependant que le premier effet d'un pareil désespoir devrait
être de tarir au fond du cœur la source de toute poésie. La douleur
qui chante sera un jour consolée. Le chant est l'expression natu-
relle de la mélancolie, de l'attente et du regret, mais non du déses-
poir. Desdemona sent quelque chose de sombre qui s'agite autour
d'elle : elle chante alors, bercée par ses souvenirs, le Saule ^ une
vieille chanson de son enfance. Si , au lieu de l'étouffer, le Maure
renvoyait la pauvre enfant à son père avec la honte sur le front,
il faudrait qu'elle mourût ou qu'elle devînt folle. Les artistes tien-
nent le milieu entre les âmes religieuses qui prient et se consolent
et les âmes simples qui meurent de tendresse brisée ; ils se con-
solent et se souviennent. La douleur passe sur leur âme, violente
comme l'ouragan; elle la courbe un moment jusqu'à terre et semble
,7A BETUE DES DEUX MONDES;
la briser, puis elle se dissipe avec T orage comme les sombres nuages
des tropiques. L'âme du poète se relève, ranimée par la sève vigou-
reuse du génie ; elle ne conser\'e plus qu'un voile léger et délicat que
l'art peut soulever sans la blesser.
11 en fut sans doute ainsi de Byron. Il avait aimé à huit ans, il l'a
dit lui-même, il avait aimé à douze ans et à seize ans, et ce dernier
amour fut le plus profond de sa vie. Toute sa poésie en découla,
comme un fleuve majestueux qui roule à la fois des eaux limpides
et fangeuses. Il avait, comme Napoléon, la prétention de mépriser
les femmes, et cependant, s'il faut en croire M. Trelawny, il avoua
un jour à Shelley qu'à trente-quatre ans il n'avait encore écrit que
pour elles. C'est à cette préoccupation constante qu'il dut l'extrême
et charmante variété de ses caractères de femme , tandis qu'il ne
sut jamais que se peindre lui-même dans le corsaire, dans Lara,
dans Manfred et dans don Juan. 11 aima plus d'une fois avant de se
laisser aimer. Repoussé quand il avait encore le cœur pur et ardent,
il fut aimé quand le vice et la renommée eurent arraché de son cœur
cette fleur d'innocence qui se fana dans le vide : immorale leçon
que lui donnèrent les femmes de son temps, et qu'il leur rendit plus
tard avec usure. L'âme d'un grand poète, — Alfred de Musset, —
ne s'est-elle pas affaissée sous le même poids? Cette âme, il est
vrai, n'avait pas le ressort d'acier qui faisait mouvoir le génie de
Byron; elle ne se releva jamais. Byron fut perverti sans être cor-
rompu, car je ne crois guère aux vices qu'on prend et qu'on quitte
à volonté. Quand le vice ne s'éloigne pas après avoir assouvi les
premières ardeurs de la jeunesse, il s'étend sur l'âme comme une
lèpre et la dévore. Byron était moins mauvais qu'il ne voulait le faire
croire : « J'ai une conscience, dit-il à M. Trelawny, quoiqu'on ne
veuille pas le croire. Il y a des choses qu'on ne ferait pas, si elles
n'étaient pas défendues. Mon Don Juan était mis de côté et à peu
près oublié, quand j'appris qu'un synode pharisaïque réuni dans
l'arrière- boutique de Murray l'avait proclamé hautement immoral
et impossible à publier. » 11 mettait sa fierté à braver le monde,
dissimulant sous -l'ironie une prjofonde sensibilité. Aussi jamais ses
impressions ne sont-elles noyées dans un déluge de mots. 11 peint
la passion comme un éclair rapide qui illumine l'âme et disparaît.
Quand il analyse, c'est qu'il ne sent pas.
Byron lit comme tous les poètes, il se maria, n'étant pas maria-
ble. Etemelle misère des grands artistes! ils sentent comme tout le
inonde et plus vivement que tout le monde, mais la fougue de leur
génie soulève des orages au milieu des circonstances les plus sim-
ples de leur vie. Ils devraient exalter et porter à l'extrême toutes les
affecdons du oeur humain; mais ils ne seraient point poètes, s'ils
LA POÉSIE ANGLAISE CONTEMPORAINE. 75
n'étaient point variables. Il faut croire que la poésie n'est point un
fruit naturel de nos climats brumeux, puisqu'.elle s'étiole dans l'at-
mosphère que nous respirons tous. Le renom des poètes s'élève sur
les débris de bien des cœurs brisés. Miss Milbank était donc bien
inspirée quand elle refusa d'abord la main de Byron. Pauvre femme
qui a vu le secret de son foyer devenir le secret du monde entier !
Bien lui en a pris de n'avoir jamais prêté à la moindre calomniç!
La postérité, qui aime mieux les grands hommes que les honnêtes
gens, l'eut honnie à jamais, et eût applaudi aux sarcasmes que By-
ron a jetés sur elle. Yoilà ce que je ne puis lui pardonner : ce sont
ces allusions transparentes de Manfred et de Bon Juan, et tant de
vers qu'il aurait dû brûler avec la honte sur le front, après avoir
eu le triste courage de les écrire. Faut-il cependant le croire quand
il dit à M. Trelawny : « Pour mon mariage , dont on a fait de si ri-
dicules histoires, ce furent lady Jersey et d'autres qui arrangèrent
toute r affaire? J'y étais absolument indifférent. Je pensai que je
n'avais rien de mieux à faire, et on le pensa aussi. J'avais besoin
d'argent : c'était une expérience; elle n'a point réussi. » J'aime
mieux le croire quand il dit au capitaine Medwin : « Miss Milbank
me plut dès l'abord, et elle me plut davantage quand elle m'eut
refusé. » Il se piqua au jeu, et ce mariage devint pour lui une affaire
d'amour-propre. Il se maria par vanité et non par intérêt, et c'est
déjà bien assez, car ce mariage est la grande tache de la vie de By-
ron. Quel que fût le motif de cette union, une enfant en était née.
L'image de cette enfant devait s'asseoir au foyer du poète exilé et le
purifier. Les orgies de Venise me révoltent, quand je songe qu'un
frais visage d'enfant devait toujours veiller au chevet de Byron et
lui commander une vie plus digne et plus sérieuse. Je lis alors sans
émotion les strophes magnifiques qui ouvrent et terminent le troi-
sième chant du Pèlerinage d'Harold. Byron ne devait pas aller mou-
rir en Grèce sans avoir embrassé et béni cette enfant.
En réalité, Byron n'était né pour aucun des vices qu'il afficha. Il
avait été élevé au milieu de cette société dépravée du régent, où
l'immoralité passait pour la marque des gens bien nés. Il y avait
pris ses habitudes extérieures, ses manières, et ce goût de conver-
sation futile qui lui servait à dissimuler sa timidité. Il avait, entre
autres prétentions, celle d'être un grand buveur : « Nous autres
jeunes whigs, dit-il à M. Trelawny, nous buvions du vin de Bor-
deaux, et nous avons sauvé notre constitution. Les tories s'en sont
tenus au porto, et ils ont ruiné leur constitution et celle du pays. »
Au fond, Byron était le plus sobre des hommes. Il devait quelque
chose de cette sobriété à la crainte extrême qu'il avait d'engraisser;
«mais, dit M. Trelawny, il est peut-être le seul homme qui ait eu
76 REVUE DES DEUX MONDES.
assez de puissance sur lui-même et assez de- résolution pour lutter
contre Tobésité.» Il avait trouvé moyen de réduire de près d*un tiers
le poids de son corps, et pâlissait de colère quand on lui disait
qu'il avait bonne mine et qu'il engraissait. Il vivait des jours entiers
en Italie de biscuits et de soda water, et prétendait avoir le palais
insensible. On sut depuis que s'il eût satisfait son appétit et aug-
menté le poids de son corps, ses jambes estropiées ne l'auraient
point porté (1). Toute sa vie offre le même caractère de décision
et de parti-pris. Il s'est vanté d'avoir tourné à l'avarice sur la fin de
ses jours : singulière avarice qui épargne la partie pour prodiguer
le tout. Un jour il payait 25,000 francs un yacht qu'il revendait
7,000 : le lendemain il refusait aux marins congédiés de leur laisser
leurs vestes d'uniforme, et oubliait de rendre à M"* Shelley les
avances que son mari avait faites pour lui. Il est difficile, en somme,
d'élever un reproche sérieux d'avarice contre l'homme qui donna
toute sa fortune pour l'affranchissement de la Grèce. Sa forte imagi-
nation lui avait peint sans doute d'une couleur trop vive les hor-
reurs du dénûment, et il s'était fait avare de propos délibéré; mais
puisqu'il s'est accusé d'être avare, on doit répondre qu'il ne l'était
pas, car les avares se croient volontiers les plus généreux des
hommes. Byron consumait ainsi dans ces misères la sève vigoureuse
de sa nature. Il traînait cependant partout avec lui le plus coûteux
et le plus singulier équipage. Le capitaine Medwin le rencontra
voyageant avec sept domestiques, cinq voitures, neuf chevaux, un
singe, un boule-dogue, un mâtin, deux chats, trois paons et des
poules, le tout pêle-mêle, sans compter une bibliothèque considé-
rable. Voilà un appareil un peu somptueux pour un avare! Tout cela
fut logé dans le plus beau palais de Pise et exposé à l'admiration
générale. Que de gens ont emprunté à Byron ce mélange de goûts
bizarres et contradictoires, ne pouvant lui emprunter le génie qui
a inspiré Child-Uarold et Don Juan !
Est-il donc si difficile, après tout, de séparer dans l'œuvre comme
dans la nature de Byron l'or pur de son alliage impur? A qui per-
suadera-t-on que tant de strophes merveilleuses, sorties comme la
lave d'un volcan de cette naturelle et brûlante inspiration, appar-
tiennent tout entières à l'art et au travail? L'imagination la plus vive
trouve-t-elle en se jouant des peintures aussi saisissantes de l'amour
innocciif ou coupable que celles de Parisina, du Giaour, d'Haydée
.1; *». irclawny a soulevé avec plus de hardiesse que de délicatesse le voile qui cou-
ffril eooore le véritable caractère de cette infirmité. Arrivé à Missolonghi après la mort
40 poftie et Introduit dans la chambre mortuaire, il écarta le drap qui couvrait le ca-
d»fw ec put tt'awurer que Byron était pied-bot des deux pieds, et avait les jambes flé-
trkt Jtiaqtt*aui genoux.
LA POÉSIE ANGLAISE CONTEMPORAINE. 77
et de la Fiancée d'Abydos? Sait-elle s'enfermer avec l'âme patrio-
tique de Bonnivard dans le cachot humide de Chillon, et pleurer
des larmes sauvages et brûlantes sur le cadavre d'un jeune frère
adoré? De l'amère raillerie du premier chant de Don Juan à la des-
cription si vivante de son naufrage, et du naufrage à ce délicieux
épisode d'Haydée jeté, comme l'île de Lambro le pirate, au milieu
des récifs et des écueils, ne sent-on pas le passage de la fantaisie
railleuse à l'imagination captivée, et de l'imagination à une véri-
table et pure émotion? C'est pour retomber à terre que Byron a be-
soin d'un eftbrt, et non pour s'élever dans les pures régions où son
âme aurait dû vivre. Non, ce n'est point un cœur sceptique qui a
gémi si éloquemment sur l'orgueil des tyrans aux champs de Wa-
terloo ; un Anglais pouvait à ce moment trouver un thème plus po-
pulaire et plus patriotique. Ce n'est point une rhétorique vulgaire
qui a dicté l'apostrophe éloquente à la Grèce dans l'invocation du
Giaour. En tout cas, il faut aimer les morceaux de rhétorique qu'on
est prêt à signer du sacrifice de sa vie. Des plumes faciles nous ont
prouvé depuis qu'il était possible de trouver des choses plus pi-
quantes sur la Grèce que des souvenirs et des regrets; mais si l'ima-
gination et les sens suffisent à peindre la passion légère, brillante,
dramatique même, ils ne trouvent point de ces paroles ardentes qui
pénètrent jusqu'au fond du cœur. Le parti-pris, c'est Don Juan,
c'est la raillerie et le pittoresque revêtus d'un style charmant, mais
où le travail se devine. La veine pure et limpide du poète s'y mêle
sans s'y confondre, comme l'eau transparente du Rhône dans les
ondes du Léman. C'est assez déjà de voir l'œuvre de Dieu ternie par
un souffle trop humain. Ne lui renvoyons pas le reproche d'avoir
associé un grand génie à une âme indigne de le porter.
11 y avait d'ailleurs dans l'âme de Byron un sentiment qu'il con-
serva toujours pur et sincère, parce qu'il était comme la substance
même de son génie : ce fut l'amour de la nature. « Il avait, dit M. Tre-
lawny, une invincible antipathie pour tout ce qui tenait à la science. . .
Il était aussi indifférent aux monumens anciens et modernes qu'à la
peinture, à la sculpture et à la musique; mais quant aux objets na-
turels, à toutes les révolutions des éjémens, il était toujours le pre-
mier à les signaler et le dernier à les perdre de vue. Nous passâmes
toute une nuit à l'ancre près de Stromboli. Byron ne quitta pas le
pont. Quand il revint dans la cabine, au point du jour, il s'écria :
(( Si je vis encore un an, vous verrez cette scène dans un cinquième
chant de Child-Harold. » L'enfance de Byron s'était écoulée au mi-
lieu des sombres vallées et des grands lacs de l'Ecosse. Cette forte
et sauvage nature s'imprima profondément dans l'âme de l'écolier
d'Aberdeen, et il retrouva plus tard, au milieu des glaciers des
78 RETUE DES DEUX MONDES.
Alpes, le souvenir des solitudes de Lochin-y-Gair. II avait passé bien
des heures assis sur une tombe du cimetière de Harrow, laissant
errer ses regards sur le vaste horizon qu'on découvre de ces hau-
teurs. La passion de la nature fut la première passion de cette âme
qui devait en ressentir tant d'autres moins pures et peut-être moins
profondes. Elle se révèle, quoique sans éclat, dans les premières
poésies de Byron. Il fallait qu'un rayon du soleil d'Orient donnât la
vie et la couleur à des impressions encore un peu noyées dans les
brumes de l'Ecosse. Son voyage en Grèce fut pour lui comme la
source abondante d'où découla tout ce beau fleuve de poésie que le
désespoir allait empoisonner, et que la mort devait arrêter si vite.
Byron est le poète des grands horizons, des tumultes de l'Océan, des
cimes orageuses et escarpées. Il admirait la nature dans ses grandes
lignes et non dans ses détails. Il ne connaît ni les fraîches vallées,
ni Içs horizons bornés, ni les limpides ruisseaux. Il aime la vie et
les forces de la nature; il n'en aime point le charme ni l'influence
reposante. Il aime ce qui élève et étonne, il n'aime pas ce qui ravit
et rafraîchit l'âme. Il n'a entendu que la grande voix de la créa-
tion : elle semble tout entière à ses yeux dans la terre, la mer et le
soleil, et toute la nature animée échappe presque à son admira-
tion. Il devait faire un pas de plus sur ce chemin où son propre gé-
nie l'avait jeté. Jusqu'au moment où il rencontra Shelley, son âme
juvénile s'ouvrait à toutes les impressions du dehors, sans avoir
conscience de sa dépendance. Le naturalisme panthéiste de Shelley
le révéla pour ainsi dire à lui-même. Il eut dès lors le sentiment réel
du lien qui l'unissait à la nature, et cette nouvelle corde de son
génie résonna magnifiquement dans Manfred et le troisième chant
du Pèlerinage d'IIarold. Le Faust de Goethe, dont Shelley lui avait
traduit quelques fragmens, consomma cette initiation. La pensée de
Shelley trouva dans le génie de Byron sa véritable expression, et le
grand poète rendit avec usure au poète philosophe les inspirations
plus sérieuses qu'il lui devait. Gomment la poésie se fit-elle ainsi
Técolière de la philosophie, et qu'était-ce que ce poète dont la des-
tinée allait se mêler un instant à celle de Byron, pour se dénouer
plus tragiquement encore?
IL
Shelley est encore un proscrit de la société anglaise, si l'on peut
appeler proscrit un homme dont le cœur et l'esprit semblaient n'a-
voir pas de patrie. Shelley est une véritable anomalie intellectuelle,
un phénomène aussi curieux de l'infatuation de l'esprit que l'est
I
LA POÉSIE ANGLAISE CONTEMPORAINE. 7^
Byron de l'infatuation du cœur. A voir ce visage enfantin et rougis-
sant comme celui d'une jeune fille, ces grands yeux limpides et
rêveurs, ce corps frêle enfermé dans une veste noire trop étroite,
il n'était point aisé de reconnaître au premier abord l'homme en
guerre ouverte avec toute la société et avec toutes les idées de
l'Angleterre. Cette nature, si délicate en apparence, si vigoureuse
en réalité, allait exercer cependant sur la nature plus souple de
Byron une influence puissante, qui devait aussi plus tard dominer
la poésie contemporaine de l'Angleterre.
Né en 1792, quatre ans après Byron, Shelley n'avait pas eu de
jeunesse. Il vécut et mourut isolé. Gomme tous les esprits absolus,
il commença par repousser avant de dominer. Il appartenait à une
famille ancienne et considérée, et devait être un jour baronet d'An-
gleterre. On le mit au collège d'Eton; mais la liberté presque ex-
cessive des écoles anglaises était encore une contrainte pour cette
âme aventureuse. Au lieu de suivre les cours, il travaillait solitai-
rement, ne frayait point avec ses camarades, dont il était détesté,
et s'enfermait des journées entières dans un laboratoire de chimie,
où il faillit un jour sauter avec tous ses appareils. Il passa de l'en-
fance à la jeunesse, d'Eton à Oxford, sans assouplir en aucune façon
cette humeur indépendante. Il avait seize ans quand il publia le
livre qu'il avait intitulé modestement la Nécessité de l'athéisme. Ce
fut un scandale inoui dans la docte université. Sans se laisser trou-
bler par l'orage qui gronde sur sa tête, Shelley adresse poliment son
ouvrage à tous les évêques d'Angleterre, et quand il est appelé pour
être censuré auprès des chefs de University Collège, il leur propose
tranquillement d'argumenter contre eux en faveur de sa thèse. On
ne pouvait guère espérer de ramener un esprit de cette trempe. L'ex-
clusion fut prononcée, et de ce jour commença pour Shelley une vie
errante qui ne devait se terminer qu'avec la mort. On se demande
avec un étonnement douloureux quelles sont les bornes de la pré-
somption humaine, si un écolier de seize ans peut se figurer de
bonne foi qu'il a résolu à lui seul le problème de notre destinée. La
même audace réfléchie l'entraîna bientôt dans les Uens d'un mariage
inégal, à la suite duquel il fut renié par tous les siens et déshérité
par son père. Puis le scandale vint s'ajouter au scandale. Une union
si imprudente (les époux avaient à eux deux trente -deux ans)
devait avoir les conséquences les plus malheureuses. Shelley se sé-
para violemment de sa femme, qui mourut plus tard de douleur
dans son abandon. Cette âme errante ne pouvait cependant rester
sans attache ici-bas. Un nouveau mariage l'unit à miss Mary Wol-
stoncraft Godwin, fille d'un père et d'une mère également célèbres
dans la littérature de leur pays. Il fallut cependant de pressantes
80 REVUE DES DEUX MONDES.
sollicitations pour l'engager à donner à cette union une consécration
civile et religieuse. Avec bien d'autres idées excentriques, Siielley
avait devancé l'auteur de Jacques dans ses libres opinions sur le
mariage. 11 erra longtemps de lieu en lieu, fort gêné dans ses moyens
d'existence. Il alla se jeter au milieu de l'insurrection irlandaise
pour paciUer les partis, qu'il haranguait éloquemment dans des dis-
cours et des brochures, se replaçant ainsi sur le terrain naturel du
génie anglais, la politique.
Comment s'amalgamèrent dans un pareil esprit les élémens né-
cessaires de toute poésie, c'est ce qu'il est difficile de comprendre.
Certes, s'il suffisait de vastes conceptions pour ouvrir les ailes de
la poésie, jamais sujets plus grands que ceux auxquels s'attaqua
Shelley ne tentèrent le génie d'un poète. Sans parler de la Révolte
d'Islam, où le poète athée développait par une heureuse contradic-
tion le dogme de la perfectibilité humaine, un autre poème, la Reine
3fabf embrassait dans une fantaisie aérienne toutes les questions
qui intéressent la destinée humaine, et le char brillant de la reine
des fées poursuivait son voyage fantastique en traînant péniblement
de lourdes citations empruntées à d'Holbach et à La Mettrie. Pro-
méthée déchaîné ne semblait-il pas l'inspiration naturelle de ce génie
révolté, parcelle d'esprit divin égarée dans un corps? Mais la phi-
losophie n'est point la poésie. La poésie, c'est l'homme tout entier
dans l'infinie variété de ses sentimens et de ses affections. Quicon-
que en cherche le principe dans l'abstraction risquera fort de n'être
ni philosophe ni poète. Toute la philosophie d'Hamlet, toute sa
folie est née d'une passion : elle est humaine, et c'est pour cela
qu'elle nous émeut. Shelley était poète cependant, il l'était trop
peut-être, car les images s'entassent et se pressent dans la trame
de ses vers, au point d'intercepter l'air et la lumière. Chaque mot
y semble ciselé à part, poli comme la pierre dure d'une marque-
terie, tant il a sa valeur, sa force et sa couleur propres. La poésie
de Shelley ressemble à ces idoles orientales ensevelies sous les dia-
mans ; elle frappe et n'émeut pas; elle reste dans le souvenir comme
une vision brillante, mais fantastique, qui s'évanouit au réveil.
Les plus difficiles parmi les critiques anglais font pourtant grâce
à la tragédie des Cenci, dans laquelle Shelley essaya de faire vibrer
des cordes plus humaines. Et cependant les Cenci sont une tragédie
d'enfant écrite avec la plume d'un homme. Le vêtement brillant dont
il l'a revêtue ne peut dissimuler la nudité des sentimens. Les mé-
chans y grincent des dents comme le démon dans les contes de
nourrice, ou bien ils font des plaisanteries qui font dresser les che-
veux sur la tête, de sorte que les bons ne peuvent que pousser des
exclamaUoDS d'horreur fort justifiées par le tissu d'abominations
LA POÉSIE ANGLAISE CONTEMPORAINE. 81
qui se déroule sous leurs yeux. Béatrice Genci, toute pure et vail-
lante qu'elle est, n'a point et ne peut avoir de paroles pour expri-
mer la honte de sa flétrissure, elle ne trouve son éloquence que
devant ses bourreaux. Où sont ces contrastes d'horreur et de poé-
sie, ces élans de la conscience bourrelée de remords, ces alterna-
tives de bons et de mauvais instincts qui nous émeuvent jusque
sur les forfaits de Macbeth? Pour peindre la nature humaine, il faut
sentir comme tous les hommes et les observer. Shelley avait l'âme
aussi solitaire que l'esprit; son imagination était naturellement fan-
tastique, non pas de cette fantaisie brillante qui n'est que l'exubé-
rance de la vie, de cette fantaisie de Shakspeare que Goleridge a
comparée au sifflement d'une badine agitée dans l'air par un joyeux
et vigoureux garçon un beau matin de printemps, mais de cette fan-
taisie qui naît et s'éteint dans le vide, et ne s'aventure que dans
les régions inexplorées. L'intelligence nette et sensée de l'Angleterre
a mis longtemps à comprendre Shelley, et tel l'imite aujourd'hui
qui aurait peut-être de la peine à l'expliquer.
Tel est l'étrange talent dont l'influence développa tout un côté
nouveau dans le génie de Byron. Byron n'admirait cependant de
tous les vers de Shelley qu'un fragment terne et insignifiant; mais
il subit la domination de son esprit. Un grand charme l'attira d'a-
bord vers Shelley. Shelley avait pour lui la plus précieuse des qua-
lités sociales, une absence complète de préoccupation personnelle.
Il n'y avait rien à graver sur le marbre lisse et poli de son âme.
Byron se laissa prendre tout doucement à cette facile bonhomie.
M. Trelawny n'hésite point à déclarer que Shelley était le plus ai-
mant et le plus sensible des hommes; mais j'ai peine à croire à
une sensibilité sur laquelle la douleur vient s'émousser sans laisser
ni trace ni blessure. Renié par les siens, banni de son pays, Shel-
ley n'avait point l'ombre d'amertume contre personne. C'est qu'en
réalité il n'était guère plus occupé des autres que de lui-même.
C'était un pur esprit égaré dans un corps. Il faisait mieux que mé-
priser la guenille que son esprit avait revêtue ici-bas, il n'y pensait
pas. Il était un parfait modèle de l'ataraxie stoïcienne (1). Un pareil
caractère était et devait être d'une parfaite égalité. Comme on l'a
dit de Napoléon,
Sans haine et sans amour, il vivait pour penser.
(1) Nous savions déjà par Tli. Moore cette aventure du lac de Genève où Byron et
Shelley faillirent se noyer dans une tempête. Il avait fallu une discussion très vive pour
persuader Shelley de se laisser sauver. Un autre jour, il se jeta la tôte la première dans
une profonde flaque d'eau pour apprendre à nager, et il fallut que M. Trelawny allât le
chercher tout au fond de l'Arno, où Shelley ne remuait ni plus ni moins qu'une souche,
TOME XIX. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est ainsi que je me figure Yhomunculus de Wagner parvenu à
Tàge d* homme : corps et esprit sans émotions et sans passion, créa-
tion factice d'une science raffinée. Chez un tel homme, la pensée
devait toujours être bien en avant de l'expression. Sa conversation
était par cela même bien supérieure à sa poésie. Elle n'en avait
ni le travail ni l'étrangeté. Il parlait de métaphysique avec une
facilité et une clarté que les formes poétiques ne pouvaient qu'ob-
scurcir. Il croyait refléter simplement la lumière qu'il recevait des
choses extérieures, selon sa théorie essentiellement naturaliste :
en réalité, c'est lui qui reflétait sur les choses la lumière intérieure
de son âme, tant il s'assimilait et raffinait dans le plus profond de
son esprit les impressions les plus naturelles. Ce dogmatisme sé-
duisait Byron sans l'effrayer; il sentait qu'il resterait toujours par
la magie de l'expression au-dessus d'un homme dont l'esprit était
plus grand que le talent. Son génie souple et divers où luttaient
pêle-mêle tant d'élémens bons ou mauvais pliait, sans bien s'en ren-
dre compte, sous cette suprématie spirituelle. C'était Protée devant
Neptune. Ce n'est pas la première fois que de riches et fécondes na-
tures se laissent ainsi maîtriser par des esprits moins puissans, mais
qui ne s'égarent point en marchant vers leur but. Le panthéisme
poétique de Shelley avait pris assez facilement le pas sur l'incrédu-
lité tout humoristique de Byron. Ils étaient du reste l'un* et l'autre
bien loin d'avoir sur ce point des opinions aussi arrêtées que pour-
raient le faire supposer leurs poèmes. «Pourquoi, dit un jour à
Shelley M. Trelawny, vous faites-vous passer pour un athée? — Ce
n'est là, répondit Shelley, qu'un mot de provocation pour arrêter
la discussion, un diable peint pour effrayer les imbéciles, une me-
nace pour intimider les sages. J'ai pris ce mot pour exprimer ma
haine de la superstition, comme un chevalier relève le gant en défi
à l'injustice. Les chimères du christianisme sont fatales au génie et
à l'originalité : elles limitent la pensée. » Étrange égoïsme des poètes
qui ne voient dans les croyances les plus sacrées qu'un recueil de
figures et de symboles un jour favorables, l'autre jour fatales à la
poésie! On dirait que les poètes sont poètes avant d'être hommes.
On peut donc affirmer avec quelque raison que l'influence de
Shelley élargit l'horizon poétique de Byron. Une connaissance pro-
fonde du mécanisme de la langue anglaise et de toutes les langues
anciennes et modernes, une recherche continuelle de la perfection
antique, une science profonde et variée, puisée aux sources les plus
pures, donnaient à la critique de Shelley une autorité devant laquelle
«t fi^iait des réfledoiit phUotophiqœs tur la manière la plus commode de sortir de co
LA POÉSIE ANGLAISE CONTEMPORAINE. 8S
s'inclinait le génie de Byron. Peut-être l'esprit de Shelley, qu'un
platonisme élevé allait sans doute rapprocher d'une religion positive,
eût-il entraîné dans une crise semblable l'âme souvent ébranlée de
Byron. La mort sépara trop vite ces deux destinées. On connaît la
fm tragique de Shelley, noyé à trente ans sur ces côtes fortunées de
l'Italie qu'il avait tant aimées. Cette mort creusa un vide profond
dans Texistence de Byron, et il tomba dans un profond accès de dé-
couragement et de misanthropie. Il sentit qu'il en fallait sortir à
tout prix. La révolution de Grèce avait de quoi tenter cet esprit
aventureux et passionné pour l'héroïsme antique. Il s'était dit sou-
vent qu'il achèterait quelque jour une île de l'Archipel, pour vivre
et mourir en Grèce. Sa pensée, encore vague, reçut une impulsion
vigoureuse du comité grec de Londres, qui accueillit avec enthou-
siasme son adhésion à la cause de l'indépendance. M. Trelawny,
qui craint beaucoup qu'on ne lui attribue quelque illusion sur By-
ron, a voulu mettre sur le compte du hasard la résolution définitive
de Byron. Tous les grands dévouemens renferment sans doute leur
alliage naturel d'hésitation et de préoccupations personnelles; mais
le dévouement, pour être méritoire, n'a pas besoin d'être spontané
et irréfléchi. L'amour-propre et l'égoïsme y ont leur part; mais il
restera toujours à expliquer pourquoi il y a des égoïstes sensés qui
meurent dans leur lit et des égoïstes insensés qui donnent leur vie
pour leurs semblables. Byron eut la faiblesse, commune aux grandes
âmes, de préférer le dernier parti. Quelques mois après, le plus
grand poète de ce siècle mourait de la fièvre dans les murs de Mis-
solonghi.
IIL
Les deux proscrits étaient morts. Il semblait que la poésie, alors
incomprise, de Shelley devait laisser aussi peu de trace dans le
souvenir de ses contemporains que son frêle corps dans les flots de
la Méditerranée. Il semblait au contraire que la renommée de By-
ron, délivrée des calomnies qu'elle avait soulevées autour d'elle et
purifiée par une mort héroïque, allait rentrer triomphante en An-
gleterre, portée par l'admiration de toute l'Europe. Il n'en fut pas
ainsi. Tandis que la voix éloquente de M. Tricoupi célébrait la
louange du poète dans cette langue sonore qui avait retenti, plus
de vingt siècles auparavant, aux mêmes lieux, pour les soldats de
Marathon, le nom du poète resta exilé de l'Angleterre. A peine au
contraire la cendre de Shelley était-elle refroidie, qu'une nouvelle
école littéraire saluait en lui son chef, et élevait sa renommée au-
8â REVUE DES DEUX MONDES.
dessus de celle de Byron. Il ne faut'point s'en étonner : il est plus
facile de revenir de l'obscurité que de l'impopularité. Autant et plus
que Byron, Shelley avait jeté le gant à la société anglaise; mais il
n'avait pas été discuté : il n'avait eu ni admirateurs ni détracteurs,
il avait été simplement incompris et rejeté. Byron au contraire avait
eu ses partisans et ses adversaires; la voix publique était fatiguée
de crier son nom. L'admiration ou le mépris de sa poésie n'avait
pas la saveur de la nouveauté. Son nom appartenait à l'histoire, il
ne pouvait être le drapeau d'une coterie; il était de ceux qu'on
pouvait copier désormais sans avouer ses emprunts.
J'ose dire que le parti-pris et la bizarrerie eurent leur large part
dans cet épanouissement posthume de la gloire de Shelley, et je le
dis parce que Byron ne fut pas le seul à souffrir de cette réaction
exagérée. La renommée de Walter Scott, aussi grande et bien au-
trement pure que celle de Byron, a pâli comme la sienne depuis
vingt ans. Les aventures et les infortunes de ses héros font pleurer
aujourd'hui les enfans et les jeunes filles des moindres chaumières
de l'Europe, tandis que ce trésor charmant de toutes les émotions
les plus douces et les plus pures languit dans le coin le plus pou-
dreux des bibliothèques de l'Angleterre. C'est qu'il n'y a pas seule-
ment dans cet oubli le dédain ordinaire d'une génération pour celle
qui l'a précédée, il n'y a pas même l'entraînement d'une nouvelle et
brillante école qui occupe trop le présent pour laisser songer au
passé. Il y a une preuve convaincante de ce parti-pris et de cette
affectation qui corrompent aujourd'hui le sens critique des Anglais.
Ce n'est plus en effet la juste et saine appréciation des mérites litté-
raires qui fait et défait les réputations ; la préoccupation religieuse
et sociale domine et traverse les œuvres les plus désintéressées de
l'imagination et de la fantaisie. Walter Scott a été le romancier et le
poète d'un passé contre lequel réagit fortement l'esprit public de
l'Angleterre; il partage aujourd'hui l'impopularité de ce passé. Byron
a bien maudit le despotisme et chanté la liberté, mais sans trop
s'occuper de ce que pouvait devenir l'Angleterre dans les grandes
luttes de la civilisation moderne. Il n'en appelait pas d'un présent
triste à un avenir fantastique; il avait surtout le tort, impardon-
nable aux yeux de bien des Anglais, de croire à autre chose qu'à
l'Angleterre. Homme de passion, il attaquait sans plan et sans mé-
tliode. Il n'avait point essayé de fondre les nuages de l'Allemagne
avec les brumes de son pays. Il pensait aux hommes, il ne pensait
guère^à l'humanité. Lui aussi est devenu l'homme du passé; il est
allé s'asseoir dans l'ombre des grandes renommées de Milton et de
Sbakspeare, en attendant qu'il ait sa place auprès d'eux. Ainsi,
tout en entraînant avec lui la littérature anglaise dans l'opposition
LA POÉSIE ANGLAISE CONTEMPORAINE. 85
sociale, il a cessé d'en être le chef. Il n'avait ni les vertus ni les
défauts d'un chef d'école; il était un agitateur, il n'était point un
fanatique. Shelley au contraire avait franchi du premier bond tous
les intermédiaires, tous les préjugés humains; il s'était enfermé
dans une lumière crépusculaire où ses admirateurs pouvaient l'ad-
mirer sans être éblouis de son éclat. Il avait le fanatisme de la né-
gation; son scepticisme avait la précision et l'énergie d'une croyance
religieuse. Il s'était placé aux antipodes des idées de son temps;
les Anglais ont toujours eu l'humeur errante et voyageuse : c'est là
qu'ils sont allés le chercher.
11 y a cependant une raison plus exclusivement littéraire de cet
ol)scurcissement de la gloire poétique de Byron ; son génie était par
sa nature essentiellement cosmopolite et universel. Anglais jusqu'à
la moelle des os dans ses façons d'être, il ne l'était point dans ses
idées ni dans le côté idéal de son esprit; aussi le magnifique écho
Vie son génie retentit bruyamment en Allemagne, en France et jus-
qu'en Italie. Il alla mêler une veine de misanthropie railleuse à la
iantaisie de Henri Heine, il était au berceau de la muse hardie et
cavalière d'Alfred de Musset, il a laissé sa trace dans l'esprit d'Ugo
Foscolo, et jusque dans le patriotique désespoir de Leopardi; mais
il n'a pu rentrer en Angleterre que transformé et subtilisé par l'Alle-
magne : il avait dévoyé la poésie anglaise sans lui montrer des hori-
zons assez vastes pour lui ouvrir l'avenir, et sous cette impulsion, la
poésie marchait sans pilote et sans boussole. L'ère de l'épopée était
close, et Southey en avait essayé une assez malheureuse résurrec-
tion. Les lakistes avaient fait leur temps; ils n'avaient pu conver-
tir toute l'Angleterre à leur étroite inspiration; on était fatigué du
naturalisme terre à terre de Wordsworth. Keats était mort avant
d'avoir donné la vraie mesure de son talent. Campbell et Rogers
avaient à peine rajeuni la vieille école de quelques grâces mo-
dernes, et le lyrisme brillant et oriental de Thomas Moore était
trop irlandais pour faire école en Angleterre. Jetée hors de son che-
min, la poésie anglaise ne savait donc où se prendre. L'Allemagne,
avec ses horizons lointains et ses nuageuses profondeurs, entraîna
l'Angleterre dans son orbite. La poésie anglaise chercha autour
d'elle; il lui fallait un chef et un drapeau, elle laissa tomber son
admiration un peu tardive sur les deux Anglais les plus allemands
qu'ait produits l'Angleterre, Goleridge et Shelley.
La réputation de Goleridge n'était cependant plus à faire. Il avait
porté son esprit profond et investigateur sur les questions les plus
hautes et les plus ardues de la philosophie religieuse. L'influence
de la poésie, fort contestée dans le public, mais qui avait rallié des
opinions aussi considérables que celles de Byron et de Shelley, s'exer-
86 REVUE DES DEUX MONDES.
çait sur le petit troupeau d'adeptes que conduisait son ami Charles
Lanib. Ils avaient le bonheur de trouver dans l'énigmatique poème
de Christabel des beautés imprévues que des étrangers ne sont point
cependant les seuls à ne pas saisir. Les poèmes de Shelley vin-
rent tomber, par une publication nouvelle, au milieu de cette dis-
position des esprits. On avait méconnu en lui, de son vivant, la ri-
chesse d'une inspiration poétique qui n'avait souvent manqué le
but que pour l'avoir dépassé. Ce luxe inoui d'imageè et de couleurs
entassées sans air et sans espace était un trésor réel pour l'expres-
sion des sentimens nouveaux, et la sauvage énergie de quelques-uns
de ses poèmes servait à merveille l'inspiration furibonde de l'école
romantique. Tennyson dans ses poèmes de longue haleine, Brow»-
ning, Owen Meredith (Bulwer Lytton le fils), Th. Hood, vouèrent à
Shelley un culte que l'imitation rendait un peu intéressé. Que de
Prométhées de tout âge et de toute grandeur, que de Cenci et de
reines Mab sont sortis de cette inspiration empruntée? Peu de poètes
contemporains ont échappé à l'influence de Shelley, sauf Heber, qui
s'inspirait de pensées aussi hautes, sinon aussi vastes, et Felicia
Hemans, que de tendres souvenirs n'ont jamais pu entraîner complè-
tement de ce côté.
Il ne faut point exagérer néanmoins l'importance de ce mouve-
ment. Les seules œuvres poétiques de ce temps qui aient conquis
une popularité réelle, les petits poèmes de Tennyson, chefs-d'œu-
vre de grâce et de style, la fameuse chanson de la Chemise, le
conte tragi-burlesque de Miss Kilmansegg, par Th. Hood, inspirés,
pour le fond, des passions sociales du moment, et pour la forme,
des fantaisies de Henri Heine, en un mot tout ce qui restera peut-
être de cet entraînement poétique ne se rattache que faiblement à
l'influence de Shelley. INi Maud, ni Mildred, ni Clytemnestre (j'en
passe et des meilleures), ne feront autant de chemin dans la pos-
térité que les trop rares inspirations naturelles qu'a rencontrées
dans son chemin le talent incontestable de Tennyson, de Hood et de
mistress Browning. Les poètes de l'Angleterre comprendront bien-
tôt, je l'espère, qu'il faut rentrer dans la grande voie de toute poé-
sie, le cœur humain et ses sentimens éternels; ils ne se laisseront
point éblouir à jamais par de vaines théories que la postérité ne
comprendra peut-être pas, si même elle essaie de les comprendre. La
nature est là, toujours riche et variée, toujours vêtue avec un mer-
veilleux éclat, et si la poésie anglaise v^ut chanter la nature, elle
chantera ce que tout le monde en peut voir et sentir. Il n'y aura
pas une nature à l'usage des poètes et une nature à l'usage des sim-
ples mortels. Ni l'étude patiente de la perfection antique, qui pas-
sionna Shelley, ni la philosophie la plus profonde, ni le naturalisme
LA POÉSIE ANGLAISE CONTEMPORAINE. 87
le plus vaste dans ses conceptions, le plus minutieux dans ses dé-
tails, ne valent pour la poésie une heure de ces émotions puissantes
et naturelles qui vont retentir, après avoir traversé l'âme des poètes,
dans le cœur des générations lointaines.
L'avenir s'occupera plus des œuvres que de la vie des deux poètes;
mais nous sommes encore trop près d'eux pour oublier ce qu'ils
furent ici-bas. Un ostracisme sévère, non pas injuste, les avait reje-
tés d'une société où leur naissance et leurs talens leur assuraient
les premiers rangs. Dieu nous garde de vouloir diviniser leurs fautes
et de réclamer pour elles une indulgence que les plus petits sau-
raient bientôt accommoder à leur taille ! La morale les condamne,
mais la critique est obligée de comprendre. Le caractère de Shelley
ne peut pas être jugé ici-bas. Il a récusé la justice du monde; le
monde l'a condamné sans l'entendre : c'était son droit. Dieu seul dans
sa miséricorde a pu réformer ce jugement. Quant à Byron, malgré sa
misanthropie dédaigneuse, il a souffert des mêmes misères que ses
semblables; et s'il a crié plus fort sous la blessure de ce monde,
c'est que peut-être la douleur l'a frappé plus rudement. Il a ajouté
un chapitre douloureux à cette histoire des grands artistes où se
succèdent tour à tour le rire et les larmes, la splendeur et la mi-
sère, la force et la faiblesse. C'est au milieu de ces contrastes qu'est
placé le berceau de toutes les grandes œuvres. Peu d'artistes ont
réalisé dans leur vie cet idéal que leur esprit entrevoyait sans cesse.
Est-ce à dire que le génie doit toujours marcher côte à côte avec
l'immoralité, ou bien que la société ait pour le poète des exigences
qu'elle brave pour son compte? Non, ni Dieu, ni la société ne sont
si injustes. Dieu borde d'un écueil le chemin de toute élévation et
de toute gloire; mais il ne prend pas plaisir à voir l'homme y tom-
ber. Quant à la société, il est vrai qu'elle ne peut changer ses lois
pour ces rares apparitions qui viennent illuminer la scène du monde.
Quand les poètes les transgressent, elle leur montre un visage sé-
vère; mais quand le tombeau a refroidi la cendre de ceux qui l'ont
égayée et charmée, elle verse des larmes sur leurs misères et leurs
douleurs, elle s'accuse elle-même d'ingratitude et d'oubli, et ce qui
a fait le tourment des artistes pendant leur vie devient presque le
charme et la poésie de leur souvenir. Il n'y a là ni injustice ni con-
tradiction. Ni la vie facile, ni les loisirs tranquilles ne sont la con-
dition des grandes œuvres : elles naissent et se développent au mi-
lieu de la lutte du désir, du désespoir et de l'espérance. Sans cesse
replongée dans le creuset de la douleur et de la joie, l'âme du poète
bouillonne, se refroidit et bouillonne encore; elle sent toujours l'ai-
guillon de la vie, et rajeunit sans cesse dans le trouble, comme sous
une incantation magique. Les choses sont donc bien ainsi. Il ne faut
$S REVUE DES DEUX MONDES.
pas qu'il y ait une morale pour les simples et une morale pour les
gens d*espr ; mais ce que nous demandons, c'est qu'on n'érige pas
en loi sèche et absolue ce qui n'est qu'une nécessité douloureuse,
car alors la loi devient injuste. Qu'on demande au poète de chanter
tout ce qui trouble et agite l'homme ici-bas, qu'on lui demande de
sentir profondément tout ce qu'il chante, et qu'après cela on exige
de lui l'existence banale et prosaïque de tout le monde, c'est ce
qui est injuste et insensé. L'agitation est une des conditions de la
poésie. Pourquoi d'ailleurs jetterait-on sans cesse en reproche aux
grands artistes d'aujourd'hui la calme et austère existence des ar-
tistes d'autrefois? Austère, je le veux bien, mais calme, elle ne le
fut jamais. Quand donc les poètes ont-ils vécu de la vie de tout le
monde? Voit-on tout le monde errer comme Homère aveugle et men-
diant, mourir exilé comme Dante, fou comme le Tasse, misérable et
•abandonné comme Milton et Corneille? Tout le monde achève-t-il,
cojnme Racine, dans le cilice et la cendre une vie de passion, d'a-
mour, de joie et de douleur? Tout le monde sent-il passer sur son
âme, pour effacer le souvenir des fureurs coupables de Phèdre y ces
suaves émanations des livres saints sous lesquelles naquirent Eslher
et Athalie? Ah! sans doute, telle devrait être la fin des poètes.
Quand le sourire de la jeunesse s'est fané, quand on a chanté tout
ce qui est beau, tendre et éclatant ici-bas, l'idée de Dieu est seule,
assez grande pour remplir le cœur, et pour y résonner encore en
strophes harmonieuses; mais si l'idée de Dieu est absente du monde
où nous vivons, ou si elle se voile sous de vagues et dangereuses in-
spirations, est-ce donc la faute des poètes? Serait-ce d'ailleurs vivre
aujourd'hui comme tout le monde que de se perdre dans la piété et
dans l'oubli? Que l'idée de Dieu soit restituée parmi nous, et les
poètes seront les premiers à venir lui apporter leur hommage. Jus-
que-là, il ne faudra point s'étonner si leur esprit se dévoie et se
perd dans tout ce qui semble avoir pris ici-bas la place de l'idée di-
vine. L'erreur et le vague des théories valent encore mieux que Ta-
théisme pratique de tant de gens qui se croient des sages. On re-
vient du doute, on revient de l'erreur : on ne revient pas du néant.
Edmond de Guerle.
LES
EUROPÉENS DANS L'OCÉANIE
L'AUSTRALIE COLONISEE ET L'AUSTRALIE SAUVAGE.
Victoria and the Australian gold mines in 1857, by W. Westgarih. — II. Land, labour and gold,
or two years in Victoria wilh visits to Sydney, etc., by W. Howitt, 2 vol. London 4858. —
III. Emigration Guide to Australia, etc., 1858. — IV. The Journal of the Royal Geographical
Society of London and Proceedings, 1855-1858. — V. Journals of Expéditions of discovery into
Auslralia, by E. Eyre, 2 vol., 1845. —VI. Discoveries in Australia, by J. Stokes, 2 vol., 1846, etc.
Il y a quelques années déjà, les Anglais ont donné le nom d'iw^-
tralasie à ce beau groupe de possessions océaniennes qui embrasse
l'Australie, la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande, monde colonial
grand comme l'Europe, dont la France peut étudier de près le déve-
loppement et l'industrieuse activité depuis le jour où, bien inspirée
elle-même, elle a planté son drapeau sur la Nouvelle-Calédonie.
Dans toutes les régions où les Européens mettent le pied, ils trans-
portent avec eux la vie et le mouvement : sur le sol défriché, des
maisons de briques et de pierres ne tardent pas à remplacer les
huttes de terre et de branchages; l'indigène vagabond recule devant
le colon curieux et entreprenant; des champs couverts de moissons
prennent la place des arbres enlacés de lianes et des buissons épi-
neux. De cette lutte de l'homme contre la nature résulte une double
physionomie, suivant que Ton considère les contrées livrées à la
colonisation dans leur état naturel et sauvage, ou sous l'aspect
que leur donnent les défricheurs et les marchands de l'infatigable
Europe. Ce contraste n'est nulle part plus complet, plus sensible,
go R£VU£ DES DEUX MONDES.
que dans le lointain continent dont TAngleterre a su faire le centre
et le foyer de sa colonisation océanienne. Là se continue une lutte
acharnée entre la civilisation et la barbarie, et si la première, servie
par Ténergie et l'activité de la famille anglo-saxonne, favorisée par
des circonstances particulières et inattendues, telles que la décou-
verte des gisemens aurifères, fait chaque jour des progrès, cepen-
dant il suffit de mesurer d'un coup d'oeil l'espace relatif qu'occupent
dans l'Australie les colonies d'un côté, de l'autre la terre sauvage,
pour voir combien encore il lui reste à conquérir.
Si jamais il y eut une terre réservée pour la barbarie, et où la
nature semblât se complaire à subsister telle qu'au premier jour,
vierge et libre des atteintes de l'homme civilisé, après le centre de
l'Afrique, c'était certes l'Australie. Sur les côtes, du nord-est au tro-
pique, d'imperceptibles madrépores ont bâti, par un travail sans
relâche, ces bancs à fleur d'eau, aux dessins capricieux et bizarres,
que les navigateurs appellent les récifs de la Grande-Barrière. Ni
golfes ni découpures ne pénètrent la masse compacte qu'envelop-
pent et défendent ces redoutables murailles, et l'explorateur ter-
restre, aussi peu favorisé que le marin, ne trouve pas même en Aus-
tralie, comme en Afrique, la ressource des longues vallées et des
grands fleuves. Devant tant d'obstacles, l'homme civilisé sembla
d'abord ratifier le verdict de la nature : il abandonna pendant plus
d'un siècle à sa solitude ce continent, le dernier découvert et peut-
être le dernier-né de la création; puis les hôtes qu'il lui envoya
furent des malheureux chassés en expiation de leurs fautes, et mis
au ban de la société en ce lieu solitaire et sauvage. Telle est cepen-
dant la puissance communicative du génie européen, que ces ré-
prouvés mêmes devinrent un instrument de colonisation.
Nous n'avons pas à revenir ici sur les essais lents et pénibles qui
datent de la fm du dernier siècle, et sur les explorations réitérées,
impuissantes d'abord, ensuite plus heureuses, qui eurent pour ré-
sultat d'éveiller la curiosité et d'apporter sur l'intérieur de l'Aus-
tralie des notions tout à fait nouvelles. Au milieu môme de ces diffi-
cultés, l'asile ouvert aux convicts libérés grandit et se développa;
bientMde nouvelles villes sortirent du sol; toutes les extrémités du
continent furent attaquées à la fois; des flots d'émigrans abordèrent
tou» les rivages; l'or donna pour auxiliaire à ce mouvement son
immense attraction, si bien que l'Australie est devenue un des cen-
tres coloniaux les plus importans. Elle a donné la vie à ses voisines,
la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande, et la ville de l'or, Melbourne est
une petite Londres; bientôt peut-être elle sera une autre Calcutta.
Cela n'empêche pas qu'aux portes des villes bâties à l'européenne,
éclairées par le gâz et sillonnées par d'innombrables voitures, l'in-
digtoe fosse entendre son cri toujours sauvage, et que des plaines
LES EUROPÉENS DANS l'ocÉANIE. 91
se déroulent sans fin , tristes et inexplorées , au sein desquelles le
voyageur périt quelquefois de soif et de misère.
Ces deux Australies, l'Australie sauvage et l'Australie colonisée,
apparaissent donc l'une à côté de l'autre : celle-ci comme un des
exemples de ce qu'a pu accomplir le génie actif et entreprenant de
la famille anglo-saxonne, toujours prompte à nouer des relations et
à porter les produits de son industrie à tous les coins du globe;
celle-là comme un des derniers spécimens de la nature primitive,
pleine encore de problèmes, et hostile aux intelligentes invasions
de la race humaine.
I.
Ce fut le 2 mai 185d , le lendemain du jour où fut ouverte l'expo-
sition universelle de Londres, que la nouvelle officielle et certaine de
l'existence de gîtes aurifères en Australie fut rendue publique à
Sydney. Les colonies anglaises réparties sur l'Australie étaient en
ce moment au nombre de trois : la Nouvelle-Galles du Sud, capi-
tale Sydney, embrassant Port-Philip, ou l' Australie-Heureuse, qui
depuis en a été détachée sous le nom de Victoria; l'Australie méri-
dionale, capitale Adélaïde; l'Australie occidentale, ou colonie de la
Rivière -des -Cygnes (Swan -River), dont le chef-lieu est Perth.
Celle-ci, séparée des deux autres colonies par un intervalle de six
ou huit cents lieues, était pour le moment désintéressée dans la dé-
couverte; mais on peut imaginer le trouble et la fièvre que l'an-
nonce de l'or jeta dans le public de Sydney et des villes voisines à
une époque où l'exploitation, récente encore, des mines de Califor-
nie emplissait le monde du bruit de ses fabuleux résultats. L'Aus-
tralie allait donc avoir aussi ses poignantes émotions, ses fortunes
inespérées et subites. Quels seraient les favoris du sort? Chacun se
tournait en pensée vers les nouveaux placer s, et il y avait dans la
foule nombre de personnes qui s'accusaient d'imprévoyance et se
reprochaient de ne pas avoir pris les de vans. Cette nouvelle, qui
semblait éclater tout d'un coup, avait été préparée cependant : Lei-
chardt, Tintrépide explorateur des régions centrales, n'avait-il pas
annoncé l'existence de l'or, et le Prussien Strzelecki, dans une des-
cription qu'il avait laissée de l'Australie, n'avait-il pas écrit qu'on
y devait trouver des mines, comme dans l'Oural, comme en Cali-
fornie, en vertu des mêmes lois physiques? On racontait aussi qu'un
vieux berger écossais était venu proposer l'achat d'immenses ri-
chesses, et n'avait été accueilli qu'avec dérision, qu'un convict
avait subi le fouet pour avoir eu en sa possession des lingots qu'il
prétendait avoir trouvés.
Quoi qu'il en fût des récriminations et des regrets, l'homme fa-
92 BEVUE DES DEUX MONDES.
vorisé, l'heureux auteur de la découverte, celui auquel le gouver-
nement colonial adjugeait une récompense de 500 livres, était
M. Hargraves. Ce gentleman avait habité la Californie, puis, de re-
tour en Australie, il avait été frappé de certaines analogies géolo-
giques entre les deux contrées, et c'était à la suite de recherches et
d'études intelligentes qu'il avait signalé les gisemens aurifères. En
récompensant cette découverte et en nommant une commission
chargée de l'étendre, le gouverneur, M. Fitzroy, eut la bonne in-
tention de l'exploiter au profit de l'administration coloniale et de
prévenir un désordre pareil à celui dont la Californie était encore
le théâtre : il revendiqua par une proclamation l'exploitation des
mines comme propriété de la couronne, et menaça de poursuites lé-
gales quiconque ferait des fouilles. Vaines précautions! Bathurst,
bourgade voisine de la crique de Summer-Hill et de la rivière Mac-
quarie, lieux d'abord signalés à l'exploitation, la ville même de
Sydney se jetaient avec un fiévreux empressement sur les mines.
Chaque jour, à chaque heure circulait parmi la foule» avide le bul-
letin des prospérités : tel mineur avait trouvé un nugget (lingot) de
plusieurs livres, tel autre revenait déjà enrichi. Le vertige gagnait
tous les esprits : Sydney n'était plus déserté seulement par les
manœuvres et les gens de la classe inférieure; une foule de gentle-
men abandonnaient des professions libérales pour revêtir la blouse,
prendre en main la pioche et la bêche. Le gouverneur débordé se
bornait à imposer une licence assez élevée, dont par la suite le
chiffre était diminué, et qui cependant soulevait les plus vives ré-
criminations, et n'était pas toujours scrupuleusement acquittée.
Bathurst et la province de Sydney ne demeurèrent pas longtemps
la seule région favorisée; les colons de Port-Philip, pleins d'envie
et d'émulation, se mirent en quête de l'or, et leurs recherches
obtinrent un plein succès. Le mont Alexandre et Ballarat ne tardè-
rent pas à rivaliser avec la Nouvelle-Galles et à la dépasser, bien
que dans cette lutte de richesses Sydney produisît un jour une pé-
pite de quarante kilos. En même temps les étrangers, attirés de
tous les coins du monde par la grande nouvelle, abordaient en foule
à Sydney et à Melbourne; ils trouvaient les rues désertes, les ma-
gasins fermés faute d'acheteurs et de marchands. Tout le monde
était aux mines, et eux-mêmes s'en allaient grossir les troupes de
quarante ou cinquante mille travailleurs qui avaient planté leur tente
dans les plaines marécageuses, y menant une vie pénible, hâves,
sales, exposés à toutes les intempéries.
Ces temps sont déjà loin de nous, et trop de personnes ont entendu
faire le récit de cette fièvre de l'or pour qu'il soit utile d'insister.
Les villes australiennes, qui étaient dans une voie de prospérité pai-
sible, subirent un choc violent, et firent en quelques mois, sous le
LES EUROPÉENS DAÎSS l'oCÉAME. 93
rapport de la population et du mouvement commercial, sinon de la
moralité, des progrès de plusieurs années. Le 1" juillet 1851, Port-
Philip fut détaché de la Nouvelle-Galles et forma une colonie séparée
sous le nom de Victoria. Dès ce moment, sa capitale, Melbourne, dé-
finitivement plus favorisée sous le rapport du voisinage aurifère,
commença à prendre le pas sur Sydney. Melbourne cependant n'était
alors qu'une grosse bourgade, assez mal située dans un lieu bas et
peu favorable au commerce; elle rappelait les villes naissantes de
la Californie par le nombre et la diversité des demeures provisoires
que s'y était bâties la foule des émigrans, en attendant que les rues
à angles droits et les belles mai-ons dont la ville s'est couverte de-
puis fussent édifiées. 11 en était de même de Geelong, qui, non loin
de Melbourne, doit autant au voisinage de l'or qu'à une admirable
situation sa rapide prospérité.
Les années 1852 et 1853 furent pour l'état nouveau une période
de trouble et de démoralisation. Le désordre n'y était pas aussi ab-
solu que sur les bords du Sacramento, et ce n'était pas la loi du juge
Lynch qui suspendait les criminels à la potence; là était la seule
différence entre la jeune contrée aurifère et sa sœur aînée de Cali-
fornie; d'ailleurs même soif de l'or, même débordement de toutes
les mauvaises passions. Avec fleurs fils de convicls, Sydney et Mel-
bourne n'avaient jamais brillé par la moralité; ce fut bien pis quand
de partout furent arrivés par milliers, avec les mineurs, les mar-
chands et les industriels, des individus uniquement occupés à ex-
ploiter ceux-ci et à se créer par des moyens plus ou moins légaux
une part dans leurs bénéfices. Le jeu mettait en ébullition de bas
en haut la société tout entière, et c'était un curieux spectacle que
celui des gens qui, sans préparation, sans changement dans leurs
habitudes, s'étaient subitement enrichis; les uns s'adonnaient avec
fureur à l'intempérance, les autres devenaient des types accomplis
d'avarice. Les relations d'amitié, de parenté même, étaient suspen-
dues. L'agiotage sur les terrains atteignait un effrayant paroxysme :
il y avait des momens où le prix du sol dépassait cinq et six fois
celui des quartiers les plus favorisés de Londres; aucune classe de
la société n'était exempte de cette fureur de spéculation, et l'étran-
ger qui croyait ne visiter Melbourne qu'en observateur (à vrai dire,
cette classe de voyageurs n'était pas nombreuse) était bien vite en-
traîné par le tourbillon, lorsqu'il avait mis le pied sur cette terre de
«fièvre et de folie.
Peu à peu néanmoins, quelques bons élémens se dégagèrent de
cette fermentation : le gouvernement colonial déploya de la vigueur,
et le calme se rétablit, du moins à la surface. La crise financière
qui suivit la première fureur de spéculation eut pour effet de dé-
livrer la place d'une foule d'aventuriers qui, sans caractère sérieux
9i| REVUE DES DEUX MONDES.
et sans capitaux, faisaient subir aux fonds une oscillation conti-
nuelle. Melbourne grandissait d'ailleurs, et la prospérité matérielle
de la colonie 'prenait un vaste développement. Dès la fm de 1853,
les rues s'étaient alignées, des maisons en pierre à plusieurs étages
avaient été bâties; les quartiers excentriques n'étaient plus des fon-
drières, et nombre d'établissemens et de constructions d'utilité pu-
blique étaient commencés ou projetés. Un jardin botanique réunis-
sait des échantillons de la flore curieuse et variée de l'Australie;
un terrain avait été assigné au nord de Melbourne à la construction
d'une université. .En juin 185A, le nombre des écoles était de cent
soixante-sept, recevant douze mille enfans de toutes les commu-
nions. Cette extension du système d'instruction publique au milieu
de l'agitation et des préoccupations de toute sorte est un des carac-
tères remarquables des colonies australiennes. Une bibliothèque
publique fut ouverte; au mois d'octobre 185/i, le "Victoria eut une
exposition préparatoire de la grande exposition de Paris. Ces pé-
pites nues et enchâssées dans le quartz, ces grains d'or, ces armes,
ces ustensiles indigènes, ces spécimens de l'industrie australienne
que nous avons contemplés dans notre Palais de l'Industrie en 1855,
Melbourne les avait réunis d'avance et disposés dans un édifice con-
struit à cet eflet, pour juger s'ils étaient dignes de ce grand con-
cours. En trois ans, la population avait plus que triplé, le chiffre
des importations s'était élevé de 800,000 livres à 18 millions, et la
prospérité n'avait cessé de s'accroître même à travers les embarras
financiers et la grande crise qui signalèrent la fm de l'année 185Zi.
Le mode de gouvernement qui fut introduit l'année suivante dans
la colonie contribua encore à lui donner une physionomie particu-
lière et y exerça une grande part d'influence. A la suite de sa sé-
paration d'avec la Nouvelle- Galles, le Victoria, mécontent de sa
situation subordonnée, ne cessa de réclamer une administration per-
sonnelle et la libre direction de ses propres affaires. Le parlement
anglais fit droit à sa demande par un bill du 10 mai 1855, en vertu
duquel la colonie obtint une chambre haute et une chambre basse.
Les conditions d'admissibilité dans la première sont trente ans
d'âge, la nationalité anglaise et la possession depuis un an au moins
dans le Victoria de biens-fonds d'un capital de 5,000 livres ou d'un
revenu de 500. Les électeurs doivent posséder un fonds de 1,000 li-
vres ou un revenu de 100. Les membres du conseil ou chambre
haute sont au nombre de trente. Les soixante membres de l'as-
semblée législative doivent être choisis parmi les sujets anglais
résidant depuis deux ans ou les étrangers nationalisés depuis cinq
ans. Les autres conditions sont vingt ans d'âge et la possession de
2,000 livre» en biens- fonds. Un membre du conseil pour chaque
province se retire tous les deux ans, et la durée de l'assemblée
>LES EUROPÉENS DANS l'oCÉANIE, 95
législative est de cinq années. La colonie était divisée par le même
bill en six provinces et en trente -sept districts électoraux. Ainsi
l'une et l'autre chambre était placée sous l'empire du principe
■ électif; les inégalités traditionnelles de la vieille Angleterre n'a-
vaient pas trouvé place sur le sol neuf et démocratique de l'Aus-
tralie. Néanmoins la cote de l'éligible à la chambre haute et de son
électeur semblait encore bien élevée. Sydney, dont la chambre haute
est nommée par le gouverneur et par le conseil exécutif, n'a pas à
subir ces conditions d'âge et de fortune.
Aujourd'hui la nouvelle législation proclamée en novembre 1855
Ïest en pleine vigueur, mais elle ne fonctionne point avec un as-
sentiment unanime : plus d'une réclamation s'est déjà fait entendre,
plus d'un amendement démocratique a été proposé. La jeune colo-
nie se contentera-t-elle longtemps de cet» état de choses? Un mot
redoutable circule déjà, celui de fédération, qui sonne à plus d'une
oreille comme synonyme d'indépendance. Dans* sa robuste crois-
sance, le principal centre colonial de la grande île semble aspirer à
une vie toute personnelle. Le 23 avril 1858, un comité de l'assem-
blée législative du Victoria a envoyé au secrétaire du colonial- office,
M. Labouchère, une députation chargée de lui demander la présen-
tation d'un bill qui autoriserait les colonies australiennes à former
une assemblée fédérale. Il est à remarquer toutefois que les signa-
; taires de cette demande appartiennent en grande majorité aux colo-
nies du Yictoria et de la Tasmanie. C'est que le Victoria, avec sa^
position centrale et la préférence que lui donne l'émigration, a tout
à gagner à un tel changement. Cette colonie peut devenir le cœur
, et la tête de l'Australie, et la Tasmanie, par son voisinage et ses re-
lations, se trouve engagée dans une certaine communauté d'intérêts
avec elle; mais Sydney, mais Adélaïde, les capitales de la Nouvelle-
Galles et de l'Australie méridionale, se résoudront-elles à devenir
les subordonnées de Melbourne et des provinces du Victoria? Cette
rivalité est ce qui doit retarder la solution d'une question menaçante
dans l'avenir pour l'Angleterre.
Dès leur installation, les chambres du Victoria ont eu à s'occuper
de faits importans : droits d'importation, chemins de fer, taxe des
mineurs, immigration, aliénation des terrains. Une affaire qui a vi-
vement agité les esprits, et qui peint bien les singularités de cette
société, est celle qu'on appelle the prayer question; il s'agissait de
|«| fixer la formule de la prière par laquelle s'ouvrent les séances du
^ corps législatif, de façon à ne pas blesser les susceptibilités des Ir-
landais et des Juifs, car les Juifs ont été admis dans le parlement
colonial. La presse ne contribua pas peu à stimuler l'animation des
débats; à peine détaché jie la Nouvelle-Galles, le Victoria eut ses jour-
naux et ses recueils particuliers. Le nombre s'en est multiplié à Mel-
96 REVUE DES DEUX MONDES.
bourne, à Geelong, à Castlemaine, à Sandhurst, dans toutes les lo-
caliK^s importantes de l'état. Les principaux sontl'^r^'w^, le Herald,
le Democrat. Le premier est honoré du titre de Times colonial, et il
justifie ce rapprochement par son originalité comme par l'ardeur de
sa polémique. 11 faut voir quelle animation, quelle vivacité déploient
toutes ces feuilles publiques. Les passions de ces cités nouvelles que
tourmente le levain de la jeunesse y trouvent toutes à la fois leur
écho; les manifestations, réclamations, interpellations s'y croisent
et s'y heurtent, et les autorités locales n'y sont pas ménagées lors-
qu'il s'agit de quelque intérêt pressant, par exemple de la fameuse
question chinoise ou de la menace pour la colonie de subir, sous
forme de contrôle, la tyrannie, la dictature de l'officier préposé par
sa gracieuse majesté à la direction des colonies australiennes. L'ar-
ticle s'annonce alors par quelque interpellation ironique ou provo-
cante : « à nous, Denison! Hoî Denison, to the rescue! » et prend la
plus vive allure. Certes sir William Denison a fort affaire s'il entre-
prend d'écouter toutes les voix et de concilier tous les vœux.
Comme les journaux, les théâtres, les lieux publics, les édifices
tels qu'églises, hôpitaux, asiles, prisons, se sont multipliés. Nombre
d'omnibus, de cabs, de voitures de toute espèce sillonnent les rues;
les magasins sont éclairés au gaz; quelques hôtels peuvent riva-
liser avec ceux de Paris et de Vienne. Un chemin de fer relie Mel-
bourne avec la baie de Hobson et avec Geelong; plusieurs autres
sont en voie d'exécution. Le télégraphe électrique communique avec
cette même ville, avec les mines, et même avec Adélaïde. L'eau du
Jarra-Jarra, rivière sur laquelle Melbourne est bâtie, est infectée
par les immondices qu'y déverse la population qui se presse sur ses
bords; des travaux ont été entrepris pour amener de quinze et vingt
milles les eaux pures et fraîches de la rivière Plenty. Des parcs et
des squares sont ouverts à la foule (1). On peut aisément imaginer
la variété et le mouvement qui animent les rues et le port. Toutes
les nationalités et tous les costumes y sont représentés. La colonie
ne le cède pas à sa métropole pour la fréquence des meetings et des
dîners politiques, dont le Champagne est un indispensable élément.
Les réunions particulières sont moins nombreuses, parce que le
chiffre des ménages et des familles pouvant tenir maison est limité
par le petit nombre des femmes. Par suite aussi de cette rareté,
toute jeune fille devient vite un centre d'attraction : une femme,
des enfans, un joli cottage, voilà le rêve de plus d'un enrichi.
L'Australie est donc pour les jeunes filles une terre promise; à vrai
dire, elle est aussi parfois une terre de déceptions. Combien se sont
(i) Un chiffre donnera une idée de la quantité et de l'activité des travaux et des con-
•traclioiM i de nepicmbr»! 1K56 en août 1857, la corporation de Melbourne a consacré
79,460 Ufret tiu travaux public».
LES EUROPÉENS DANS l'oCÉANIE. , 97
mariés qui avaient laissé femme et enfans dans la métropole ! com-
bien ont abandonné leur jeune épouse peu après le mariage! On
citait une pauvre femme délaissée le lendemain de ses noces; son
mari était monté, sans la prévenir, sur un bâtiment en partance, et
on ne l'avait pas revu. L'excuse de ces aventuriers, c'est que, parmi
les demoiselles à marier, se glisse plus d'une aventurière. L'intro-
duction des femmes dans la colonie est favorisée autant que pos-
sible, et ce ne sont pas les jeunes ladies les plus distinguées par
leur éducation et par leur caractère qui viennent en Australie tenter
la fortune. On conçoit que, dans de telles conditions et avec l'énorme
quantité de boissons spiritueuses qui est consommée à Melbourne
et dans les environs, la moralité laisse à désirer.
Melbourne, qui a eu la bonne fortune de devenir la capitale du
Victoria parce qu'elle en était à peu près l'unique ville au moment
de la séparation, est loin d'être aussi avantageusement située que
plusieurs cités nées depuis ce temps. Geelong, à l'extrémité occi-
dentale de la baie de Port-Philip, a des avantages que toute l'indus-
trie humaine ne saurait donner à la capitale : tandis que celle-ci est
bâtie dans un fond , sur une rivière étroite et sinueuse, accessible
seulement aux bâtimens du plus faible tonnage, Geelong s'étend en
amphithéâtre sur une colline peu élevée, au bord d'une large et
profonde baie, où pourraient être établis des docks qui ne le céde-
raient pour les avantages de la position à aucun de ceux qu'oflrent
les trois royaumes. Cette ville est destinée, de l'avis commun, à
devenir le Liverpool de l'Australie. Cependant elle n'est pas la seule
qui, née d'hier sur ce sol fécondé par l'or, ait déjà su atteindre à de
vastes proportions. Dans le Victoria, il y a des villes que jamais géo-
graphe n'a mentionnées, dont les noms frappent pour la première
fois nos oreilles, et qui sont plus riches et plus populeuses que dfes
chefs-lieux de comté ou de département. Avec Melbourne, qui compte
quatre-vingt-dix mille habitans , et Geelong vingt mille , ce sont
Portland, Williamstown, Port-Albert, villes maritimes; Gastlemaine,
Sandhurst, Ballarat, Beechworth, centres des principaux districts
aurifères. La population entière du Victoria s'élève, d'après le re-
censement de 1858, à quatre cent quatre-vingt mille habitans; la
population coloniale de toute l'Australie en compte de huit cent
soixante à neuf cent mille, ainsi répartis : la Nouvelle-Galles, deux
cent soixante -six mille; l'Australie du sud, cent douze mille, et
l'Australie de l'ouest, quinze mille seulement.
Ces autres colonies, bien que fort actives, n'ont ni la turbulence,
ni la richesse de leur jeune sœur. Sydfiey est, par rapport à Mel-
bourne, une ville calme et décente; elle répudie les excès de sa
voisine et la traite avec mépris; peut-être n'est-elle pas sans lui
TOME XIX. 7
9S REVUE DES DEUX MONDES.
jeter un regard d'envie. Cependant, pour être juste, il faut recon-
naître qu'elle est dans une meilleure situation maritime. Que le
bruit de l'or s'apaise, et Port- Jackson pourra de nouveau attirer
plus de navires que la baie Hobson. Le port Jackson, sur le bord
duquel s'étale la ville de Sydney, est en effet un des havres les
plus sûrs et les plus beaux du monde. La ville est en général bien
bâtie; les rues principales, George- Street, Paramatta- Street, etc.,
pavées avec de larges quartiers de roc, sont sillonnées par des
voitures publiques, par des équipages splendides, et abondent en
somptueux magasins. On n'y voit pas la même diversité de visages
et de costumes que dans Melbourne; tout y rappelle l'Angleterre,
et Sydney aurait une physionomie entièrement britannique, n'é-
taient les squares et les jardins ornés de palmiers, de bananiers,
de minces bambous, et déployant toute la luxuriante verdure des
tropiques. Des hauteurs de Hyde-Park, promenade principale de
Sydney, l'œil embrasse une vue singulière : au premier plan, une
ville anglaise avec tous ses édifices, églises, muséum, université;
plus loin, cette montagne couronnée de constructions de tout genre
à laquelle est resté le nom bizarre de Wooloomooloo ; plus loin
encore, des fermes, des troupeaux, une riche verdure; puis, à
l'extrême horizon, les lignes onduleuses et indécises des montagnes
qui servent de barrière entre la civilisation et la barbarie. Toute
la côte qui s'étend entre Port- Jackson et Botany-Bay, nom que
cette région mérita, au temps de la découverte de Cook, par ses
variétés nouvelles de plantes et ses richesses végétales, est couverte
de maisons de campagne qui, durant les mois les plus chauds de
l'année, c'est-à-dire en décembre et janvier, servent de retraite
aux riches négocians de Sydney. La différence de latitude avec Mel-
bourne s'y fait déjà fortement sentir; aussi son jardin botanique est
bien plus riche, et dans le musée zoologique de Botany-Bay, à côté
des kangurous, des écureuils-volans, des casoars, des cygnes noirs
et des autres animaux bizarres que produit ce continent, vivent et
prospèrent le tigre et l'éléphant importés du Bengale.
C'est en 1840 que Sydney a cessé de recevoir des convicts; les
pénitentiaires ont été transportés dans la Tasmanie, et, à l'autre
extrémité du continent, dans la colonie de Perth. Le système de
déportation, qui a été le point de départ de la colonisation austra-
lienne, doit-il continuer d'être mis en vigueur, et faut-il l'appliquer
à ces régions de l'Australie septentrionale qui viennent, comme nous
le verrons bientôt, d'être le théâtre de grandes découvertes géogra-
phiques? C'est là une des questions les plus controversées en Aus-
tralie et dans la métropole. Personne ne met en doute cependant
qu'on doive faire du point situé à l'ouest du golfe de Carpentarie
et de Portr-Essington, au fond de la baie de Cambridge, sur la rivière
LES EUROPÉENS DANS l'oCÉANIE. 90
Victoria, récemment découverte, un nouveau foyer colonial. Ce point
jouit d'une position géographique admirable : il commande le dé-
troit de Torrès ; il est plus rapproché que tout autre de l'Inde et de
la Chine, et se trouve en contact immédiat avec le grand archipel
malaisien. Le sucre, le coton, toutes les productions de l'Inde et des
Antilles y pourront croître en abondance. Cela est vrai; malheureuse-
ment la rivière \ictoria est à 12 degrés de l'équateur, et à cette lati-
tude le travail est interdit aux blancs. 11 a été question d'amener en
ce lieu des coolies noirs, mais c'est à peine si l'on peut s'en procurer
pour les anciennes colonies. On a parlé encore d'y diriger l'immi-
gration chinoise : il n'y a déjà que trop de Chinois dans l'île, répon-
dent Melbourne, Sydney et toute l'Australe. On a proposé aussi d'y
transporter en masse les cipayes rebelles; il faudrait d'abord s'en
être rendu complètement maître. Un journal a été jusqu'à indiquer
un expédient plus étrange, l'union de Chinois et d'Hindous avec des
femmes blanches, mais il n'est pas sûr que les enfans qui en pro-
viendraient pussent vivre sous ce climat; le procédé, qui n'est pas
facile à mettre en pratique, ne donnerait d'ailleurs que de très loin-
tains résultats. En général, on est d'avis en Angleterre de faire des
essais de colonisation blanche au moyen des convicts, et de tenter
si un travail modéré et un régime spécial ne pourraient pas balancer
les inconvéniens du climat. L'Australie se récrie vivement, Sydney
surtout, qui depuis quelque temps affecte volontiers des allures un
peu puritaines. On s'y demande si l'Australie est une terre de rebut,
si le voisinage de ses grandes villes doit être souillé par la présence
des criminels qui sont à charge à l'Angleterre. Cependant, comme
entre l'embouchure de la rivière Victoria et Sydney il y a en ligne
droite sept cent cinquante lieues que des explorateurs munis de
bœufs, de chevaux et de provisions, n'ont pas encore pu franchir,
des déserts où l'on meurt de soif et de faim, et qu'en ce lieu les
convicts, de même qu'à Perth, seront séparés de Sydney autant que
s'ils étaient sur un autre continent; comme d'ailleurs il importe
beaucoup à l'Angleterre de s'établir sur un point des rivages sep-
tentrionaux de l'Australie, nous apprendrons probablement quelque
jour que le golfe de Cambridge a reçu un établissement de transpor-
tation.
A côté de la bruyante Melbourne et de l'aristocratique Sydney,
c'est une ville bien pâle et bien calme qu'Adélaïde, capitale de l'Aus-
tralie méridionale; elle n'a pas de mines d'or, jusqu'ici du moins.
La découverte des gisemens du Victoria lui fit subir un contre-coup
dont elle faillit être ruinée : quinze mille de ses habitans la désertè-
rent à la fois, et le commerce y fut entièrement suspendu. Son gou-
verneur prit alors de sages mesures : au moyen de puits et de ponts,
il ouvrit une route vers le mont Alexandre, le principal des nou-
iOO REVUE DES DEUX MONDES.
xeauxplacers, et établit une escorte pour la protection des valeurs.
L'Australie méridionale eut aussi ses mineurs, et comme la plupart
de ces hommes avaient pris l'habitude du métier dans les mines de
cuivre, qui sont une des richesses du pays, ils n'ont pas été les plus
malheureux. A la fin de 1852, ils possédaient 1 million de livres
sterling en lingots d'or. Beaucoup d'entre eux ont converti leur gain
en fermes et en troupeaux, et peu à peu la fortune du Victoria a pu
contribuer ainsi à la prospérité de la colonie voisine. Adélaïde est
d'ailleurs très favorisée sous le rapport des richesses agricoles ; elle
a d'immenses terrains en culture et des troupeaux considérables.
Ces avantages constituent pour toute l'Australie une richesse véri-
table, qui doit survivre à la fièvre de l'or : peut-être n'apprendra-
t-on pas sans intérêt que le chiffre des troupeaux, bêtes à cornes,
bêtes à laine, chevaux, porcs, chèvres, se monte, pour les quatre
colonies, à 19 millions de têtes. Adélaïde possède en outre l'em-
bouchure et le cours inférieur du Murray, le seul grand fleuve que
l'on connaisse encore à l'Australie. La ville est bien située, elle a
un bon port au débouché d'une petite rivière qui la coupe en deux :
la ville haute, anglaise et aristocratique, et la ville basse, où est
concentré le mouvement des affaires.
Quant à la colonie de l'Australie occidentale, elle est médiocre-
ment peuplée, bien qu'elle possède de vastes terres arables et de ma-
gnifiques pâturages, que son sol puisse produire du vin, des olives,
et qu'on y ait découvert des mines de cuivre et de plomb. Le seul
établissement de convicts que l'Australie possède encore s'y trouve
relégué, et c'est ce qui lui nuit. Freemantle et Perth, principales
villes de cette colonie, ont bien la triste et monotone physionomie
que devait avoir Sydney il y a cinquante ans : à leurs portes, la
solitude commence, et elles nous serviraient de transition facile
pour passer à l'Australie sauvage, si nous n'avions d'abord à nous,
occuper des mines.
H.
Vers la Noël de l'année 1852, un de ces Anglais que la curiosité
et l'espérance entraînèrent en foule vers l'Australie, et qui en ont
rapporté, à défaut de beaucoup d'or, de précieux renseignemens,
M. W. Howitt, parti de Melbourne, atteignait les Ovens diggins, dans
le district aurifère de iJeechworth, à l'extrémité nord-est de la co-
lonie. Le trajet, qui est de cent quatre-vingt milles environ, avait
éi/î long et pénible. Au débouché de la chaîne de hauteurs qui des-
hine le bassin de la rivière Oven et de ces menus aflluens temporaires
qui portent le nom de creeks, un spectacle des plus étranges frappa
le» yeux du voyageur : à droite, le long d'un petit cours d'eau qui
I
LES EUROPÉENS DANS l'OCÉANIE. . 101
descend de la montagne et qu'on appelle le Spring-creek, s'étalait
une belle et verte pelouse où rien ne décelait qu'il dût y avoir de
l'or plus qu'en aucun des endroits où l'on passe chaque jour; à
gauche se déroulaient à perte de vue, et pressées les unes contre
les autres, des milliers de huttes et de tentes au milieu desquelles
des perches, surmontées d'un mouchoir, signalaient çà et là des
boutiques et des tavernes. Le solétait poudreux et battu, des arbres
coupés gisaient à terre avec leur feuillage, des trous ronds et carrés
s'ouvraient à distances inégales, les uns secs, les autres à moitié
pleins d'une eau noirâtre et croupissante; des membres d'animaux
dépecés, des immondices et des entrailles exhalaient sous un soleil
d'été une odeur infecte; puis, courbé sur la petite rivière, dans
l'eau et à moitié nu, tout un peuple lavait, pétrissait la terre, agi-
tait les berceaux et autres engins des mineurs.
En ce temps-là, on racontait encore en Angleterre, entre autres
folles exagérations, qu'un homme sorti le matin de Melbourne avec
un sac vide pouvait, en marchant deux jours, aller aux mines et en
revenir avec son sac plein d'or. Il semblait qu'il n'y eût qu'à se
baisser pour ramasser nuggets, grains et poudre d'or. La réalité dif-
férait beaucoup de ce rêve fait à distance. Il y avait trois modes de
procéder : fouiller le fond des rivières, en agiter le gravier et la vase
soit dans une sébile, comme nos ravageurs, soit dans une machine
fabriquée à cet effet; creuser la terre sèche et en transporter des
monceaux aux rivières, ou amener l'eau dans des trous; biiser le
quartz et réduire en poudre des masses de rocher. On appelle ces
divers procédés ivashing, dry-digging et quartz- crushing. Tout cela
se pratiquait à ciel ouvert, à la chaleur du jour, à la fraîcheur des
nuits, sous des pluies subites et torrentielles. Heureux celui qui,
après sa rude journée, pouvait prendre un repas suffisant et enve-
lopper, sous une tente humide, ses membres dans une toile gou-
dronnée! Durant la nuit, la crainte des voleurs, les coups de feu
continuels, les hurlemens des hommes ivres interrompaient le som-
meil. La fièvre, la dyssenterie, les douleur^ produites par le travail
dans l'eau, retenaient nombre de malheureux sous leur tente, et
sur le flanc de la montagne il y avait un cimetière où l'on pouvait
compter par milliers déjà les espérances déçues. Beaucoup, après
avoir passé par toutes les alternatives de la joie et du désespoir,
brisés par les émotions et la fatigue, se sentaient incapables de
mener cette vie plus longtemps, et ils s'en allaient par troupes,
sales, la barbe longue, en guenilles; pour faire le chemin, ils avaient
vendu leur équipe, et s'en retournaient plus pauvres qu'ils n'étaient
venus. Les heureux ne réussissaient pas du premier coup ; bien peu
parmi les plus favorisés se retiraient sans laisser une part de leur
vigueur et de leur santé en paiement de l'or qu'ils emportaient : la
102 REVUE DES DEUX MONDES.
terre bouleversée, les trous creusés et délaissés attestaient le nom-
bre des recherches infructueuses. Mal récompensés de leur peine,
ceux qui ne se décourageaient pas devaient transporter plus loin
leur tente, et c*est ainsi que le rayon du terrain exploré s'allongeait
toujours. En quittant le centre d'exploitation, le groupe de travail-
leurs jouissait d'un air plus pur, mais il trouvait moins de ressources
pour les nécessités quotidiennes de la vie, car l'Australie est pauvre
en fruits et en productions naturelles. Les fourmis, les mouches,
les serpens, des scorpions, des vers aux mille formes bizarrres,
toute cette hideuse population du continent le plus riche eii in-
sectes livrait au mineur vagabond une guerre de tous les instans.
Celui-ci, son bagage sur le dos, la pioche et les outils dans une
main, devait de l'arutre tenir le revolver , caries voleurs et les as-
sassins, conviés par le désordre, étaient venus de tous les bouts du
monde à ces saturnales de l'or.
Dans les grands campemens de mineurs, ce n'étaient que dis-
putes et rixes sanglantes entre des hommes de toutes les nationa-
lités et de toutes les langues. Quelquefois ils se battaient faute de
pouvoir s'entendre; ce n'étaient que jalousies, usurpations, substi-
tution de la force au droit. En outre, dans les premiers temps, une
haine, qui s'est en partie apaisée depuis, divisait la population
des mines en deux camps bien distincts, — les mineurs et les mar-
chands. Les premiers, qui avaient de beaucoup le plus de peine,
étaient souvent loin d'être les mieux récompensés. Le meilleur de
leurs profits s'en allait, emporté par les nécessités de chaque jour;
les moindres denrées avaient acquis un prix énorme, qui s'aug-
mentait continuellement avec le nombre des nouveaux arrivans. Les
mineurs criaient donc à l'exploitation, et ne voulaient pas admettre
que des hommes qui n'enduraient pas les mêmes fatigues qu'eux
fissent de plus sûrs profits. Toutefois, en ce temps même, il y eut
aux mines des bonnes fortunes remarquables. Sous ce rapport, 1852
fut une année notable; la quantité d'or arrachée à la terre fut plus
considérable cette année, où le chiffre des travailleurs n'était pas
encore arrivé aux folles proportions qu'il a atteintes depuis, que
dans aucune des années suivantes. En 1853 et 185/i, la somme de
i'or extrait diminua de beaucoup, bien que le nombre des mineurs
fût doublé et triplé; aussi est-ce durant cette période que le dés-
ordre parvint à son comble.
Le droit exigé des mineurs par le gouvernement cplonial à titre
de licence fut surtout pendant longtemps une continuelle occasion
de griefs et de troubles. Les fameuses mines de Ballarat, situées à
»oixante-dix-huit milles seulement de Melbourne et à soixante de
Oeelong, avaient attiré par leur proximité et leur richesse un nombre
considérable de mineurs. A plusieurs reprises, elles furent le théâtre
LES EUROPÉENS DANS l'OCÉANIE. 103
de luttes sanglantes. En décembre 1854, les mineurs se réunirent,
brûlèrent les licences, se mirent en insurrection ouverte, et procla-
mèrent la suppression de cet impôt. Le gouverneurmarcha contre
eux à la tête d'un corps d'armée; il y eut à|Bakery-Hill un enga-
gement, dans lequel un grand nombre d'hommes périrent de part
et d'autre, et Ballarat porta longtemps des traces^de dévastation et
de fureur.
Jamais en Australie les mines n'ont été [abandonnées à elles-
mêmes; dès l'origine, le gouvernement colonial y délégua des agens
en permanence dont les tentes, reconnaissables à leur toile bleue et
aux factionnaires chargés de les garder, s'alignaient au milieu du
campement général. Ces tentes sont aujourd'hui remplacées par de
jolis cottages divisés en autant de compartimens et de pièces que
l'exigent les besoins du service, et où l'on trouve tout ce qui est né-
cessaire à une vie comfortable. Les agens sont chargés d'inscrire les
nouveau-venus, de percevoir les droits, de garder l'or en dépôt, et
de régler les contestations. Peu à peu, grâce à ces officiers et plus
encore à l'intérêt général, qui réclamait. la paix, la situation des
mineurs et l'état des mines se sont sensiblement améliorés. Un droit
sur l'or a remplacé cette odieuse licence que tous, heureux et mal-
heureux, devaient payer. Les grandes machines et les entreprises
par compagnies se sont en partie substituées aux forces et aux res-
sources individuelles, non sans opposition toutefois, car les travail-
leurs de tous pays se sont longtemps révoltés et mis en lutte contre
les capitalistes et les entrepreneurs qui prétendaient se servir de
leurs bras pour s'enrichir à distance. A la longue il a fallu céder.
Aujourd'hui le territoire aurifère est vendu ou affermé à des compa-
gnies ou à des particuliers, et l'homme qui arrive aux mines avec
ses bras pour seul capital n'a d'autre ressource que de les louer,
à moins que, servi par le hasard, il ne trouve à exercer le jumping.
C'est un droit ou plutôt une convention admise par les mineurs et
consistant en ce que toute terre du centre d'exploitation à laquelle
on n'a pas travaillé durant vingt-quatre heures, les grandes fêtes
exceptées, tombe dans le domaine public, et peut être saisie par
quiconque se présente. Nombre d'hommes aux aguets se tiennent
toujours prêts à sauter, comme dit le mot anglais, sur le champ d' au-
trui; aussi le jumping, que les autorités n'ont pu faire disparaître,
continue-t-il d'être un prétexte de violences et de fréquens désordres.
Aux mines mêmes, des demeures comfortables et parfois élégantes
ont été bâties; des champs ont été mis en culture, et parmi les
huttes et les tentes on voit se dresser des hôtels, des fermes et des
villas. Tout cela, comme une fourmilière, est animé par une inces-
sante activité. Les hommes manœuvrent les machines, agitent l'eau,
frappent le rocher. Les femmes, qui aujourd'hui sont en grand nom-
iOh REVUE DES DEUX MONDES.
bre, lavent, font la cuisine, élèvent des animaux de basse-cour. 11
y en a qui travaillent aux mines, et parmi celles-là quelques-unes se
distinguent par un costume commode, et qui n'est pas dénué d'élé-
gance; il consiste en un chapeau où flotte un large ruban, et en un
justaucorps assez semblable à celui que portent les amazones. Il ne
faudrait pas croire en effet que. les femmes qui se sont condamnées
à cette rude existence aient banni toute coquetterie. Le dimanche,
jour de repos général, on en voit revêtues de costumes qui, dit un
des visiteurs de Bendigo, ne seraient pas déplacés dans les prome-
nades de Londres; les mantelets, les chapeaux, les ombrelles, ne
font pas défaut. Ainsi parées, elles vont et viennent dans les longues
rues que forme l'alignement des tentes, ou s'assoient à la porte de
leurs demeures avec leurs enfans, car il y a là nombre de familles
au grand complet. Les hommes, le dimanche, réparent leur cabane
ou leur tente, s'exercent à divers jeux, fument; d'autres vont aux
offices religieux. Tout le long du chemin, sur les arbres à gomme,
sont placardées des affiches indiquant que tel jour, à telle heure,
les ministres de telle ou telle communion prêcheront un sermon ou
célébreront un office. En effet, dans cette foule d'hommes de tous
les pays, la plupart des cultes sont représentés. Des églises en toile,
en bois, rarement en pierre, spécimens d'architecture simple et pri-
mitive, se dressent parmi les huttes et les tentes ; des ministres des
mille sectes protestantes sont installés le moins mal possible avec
leur famille; ils se livrent à toute sorte de petits travaux en dehors
de leurs fonctions sacerdotales, et de temps en temps prêchent un
sermon dont le texte est presque toujours le mépris des richesses,
les mauvais effets de la cupidité, et les désastreux résultats d'une
poursuite trop ardente des biens de ce monde.
Avec leurs églises, les mines ont aussi leurs théâtres. En 1855, à
celui du district de Greswick, vaste hangar recouvert de toile, le
prix des premières places était de 5 shillings, et celui des secondes
de moitié. Un commissaire des mines, qui assistait alors à une repré-
sentation, affirmait que, vu le lieu et les circonstances, il n'y avait
pas trop à se plaindre de l'exécution. Quant aux débits de liqueurs,
ils avaient été prohibés tout d'abord dans les districts aurifères, si
bien que les mines étaient à peu près le seul endroit du Victoria où
régnât la tempérance; mais les débits clandestins s'étaient établis
en si grand nombre, malgré la pénalité rigoureuse qui les condam-
nait aux flammes, qu'il a bien fallu en venir à tolérer l'introduction
des spiritueux. Financièrement, la colonie n'y a pas perdu : les droits
prélevés sur les vins et liqueurs dans tout le Victoria s'élèvent au
cbiflre énonne d'un demi-million de livres.
Toutes les mines ont leurs papiers périodiques qui les tiennent au
courant des découvertes et des progrès de l'exploitation. La feuille
LES EUROPÉENS DANS l'oCÉANIE. 105
publiée à Ballarat est reçue le jour même à Geelong et à Melbourne;
c'est une compagnie particulière établie par des Américains qui se
charge du transport. Tous les jours partent de Melbourne pour les
principaux placers diverses espèces de voitures et de chariots; le
prix de la' place d'un passager avec son bagage est de 26 shillings
pour Ballarat, et de 79 pour Ovens; ces deux points marquent les
limites extrêmes de l'exploitation.
Tel est l'état actuel des mines. Si maintenant on est curieux de
connaître la somme d'or déversée par l'Australie dans la circulation,
la voici d'après les chiffres du compte-rendu officiel des colonies :
en 1857, la Nouvelle-Galles a exporté de l'or pour une valeur de
223,212 livres sterling, et le Victoria pour 11,028,188 livres. Le
Victoria seul, de 1851 au 15 juin 1858, a produit pour 63,107,478
livres, ce qui donne 1,577,686,950 francs d'or en sept ans. Le plus
fort nugget ou lingot a été fourni par Ballarat; il valait 9,000 livres
ou 225,000 francs.
Après les sujets des trois royaumes, au milieu desquels les Irlan-
dais et les Écossais tiennent une large place, la population qui de
beaucoup est la plus considérable aux mines et dans la colonie est
celle des Chinois. Nous avons déjà examiné cette question spéciale
de l'immigration chinoise (1), et nous nous bornerons à signaler
un fait qui à Melbourne excitait l'intérêt par sa singularité : c'est le
mariage d'un Chinois avec une Irlandaise. L'Asiatique et la jeune
Européenne avaient un joli enfant, et pai-aissaient vivre en fort
bonne intelligence. Après les Chinois viennent les Allemands. L'im-
migration allemande, favorisée par l'administration coloniale, qui
cherchait à introduire en Australie des hommes sachant travailler la
vigne, a précédé la découverte de l'or. De 1849 à 1850, un millier
d'Allemands entra dans l'Australie. Aujourd'hui on évalue leur nom-
bre à environ six mille. Ils pubhent à Melbourne un journal hebdo-
madaire. Ils ne sont pas seulement mineurs, mais jardiniers, fer-
miers, laboureurs. Quelques-uns d'entre eux ont des connaissances
assez remarquables comme ingénieurs et naturalistes. La plupart
ont conservé, au milieu de la démoralisation générale, leurs habi-
tudes d'ordre et leurs qualités de famille ; costume et maisons, tout
ce qui leur appartient a retenu le cachet de leur pays ; dans les
champs, on reconnaît leurs femmes à leur air de santé et à leur coif-
fure nationale. Comme ils sont venus moins pour faire fortune que
pour vivre, ils travaillent avec patience et régularité. Ce sont les
honnêtes gens de la colonie. Le dimanche , on les voit aller aux of-
fices, et leur grand plaisir est de se réunir pour chanter en chœur
des airs de leur pays.
(1) Voyez la Revue du 1" novembre 1858.
iOO REVUE DES DEUX MONDES*
A côté d*eux se trouvent en assez grand nombre des Italiens, sur-
tout des Piémontais. La plupart s'emploient aux mines du mont
Alexandre, près de Gastlemaine. Les Américains sont venus aussi
apporter leur part d'activité et d'industrie. Us occupent tout un
quartier de Melbourne, au milieu duquel flotte, sur l'hôtel de leur
consul, le drapeau aux bandes étoilées. Initiative, concurrence, en-
treprises hardies, tout ce qui fait reculer les autres est la part qu'ils
s'adjugent. Ils se réunissent annuellement à l'occasion de leur fête
nationale du 4 juillet, et passent trois jours en réjouissances. Le
gouvernement ne voit pas rappeler ce souvenir d'indépendance avec
plaisir; frère Jonathan répète bien souvent d'ailleurs à son jeune
parent d'Australie que les peuples nouveaux ont plus de sève et de
valeur que les vieilles nations.
Quant aux Français, ils sont assez nombreux. Le commerce du vin
de Bordeaux et de l'eau-de-vie est en grande partie dans leurs mains.
Aux mines, ils sont actifs et turbulens, changent volontiers d'habi-
tudes, retiennent peu de chose de leur nationalité, et ne font pas
corps autant que les autres peuples. Un touriste anglais racontait,
il y a deux ans, qu'il rencontra un jour, gardant philosophique-
ment des moutons, un jeune homme dont la physionomie distinguée
contrastait avec de grossiers vêtemens. La conversation engagée',
l'Anglais est surpris de trouver à son interlocuteur une variété de
connaissances peu communes; il s'informe des circonstances qui
l'ont conduit au bord de Bet-Creek et de pilce-Range, et apprend que
ce jeune homme, Français de naissance, a été pris un jour d'une
soif irrésistible de mouvement et de curiosité en lisant des descrip-
tions de l'Australie dans les journaux anglais. Il est parti. Débar-
qué à Melbourne, il a vu son petit capital rapidement absorbé par
de timides essais de commerce. 11 a couru aux mines; mais, mal
exercé, mal outillé, presque toujours exploité dans cette foule où il
n'a pas d'amis, le Français échoue là où peut-être eût réussi un jeune
Chinois. Il est revenu à la ville; malheureusement il n'est ni maçon,
ni jardinier, ni charpentier, ni cordonnier, ni tailleur, et ne sait que
faire. Si le public s'y prêtait, il pourrait essayer de lui faire goû-
ter dans des lectures la poésie des Géorgiques, le charme d'Horace,
ou se livrer à des études de littérature comparée ; mais au Victo-
ria on a peu le goût des lettres. Alors il ne lui restait qu'à choisir
entre les professions de domestique, de portefaix, et de gardeur de
troupeaux. Il a préféré la dernière. Ce n'est d'ailleurs pas un mau-
vais niétier : son maître lui donne AO livres, et le défraie de tout, et
on lui a expliqué qu'avec de l'économie il aura dans trois ans le
moyen d'acquérir un troupeau et de l'exploiter à son compte. Si un
parent auquel il s'est adressé dans l'espoir d'obtenir les fonds né-
cessaires pour rentrer en France ne lui répond pas, qui sait si un
LES EUROPEENS DANS l'oCÉANIE. 107
[jour il ne sera pas un des squatters les plus hardis et des settlers les
plus riches de l'Australie?
Les settlers et les squatters sont deux classes d'hommes qui, sui-
yant des modes d'existence divers, et au milieu de rivalités qui ne
• sont pas éteintes, ont beaucoup aidé l'une et l'autre au développe-
ment colonial. Les premiers sont des colons réguliers légalement
établis sur des terrains qu'ils mettent en culture; les autres sont
des sortes de pasteurs menant avec eux de grands troupeaux, et
marchant à la découverte des terres arables et des pâturages. Ils
occupent ainsi de leur seule autorité, et sans titre légal, des terrains
non encore colonisés. Le nom qui leur est appliqué comportait dans
l'origine l'acception d'aventuriers et de vagabonds. Les conditions
de leur existence ont été autant que possible régularisées : tout le
Victoria est divisé en un millier de stations où se dressent les fermes
et les habitations des squatters, et qui sont comme le centre de
leurs pérégrinations. Ils paient à la colonie 10 livres par an pour le
parcours nécessaire à quatre mille brebis, et obtiennent ainsi à titre
de bail des territoires pour un temps qui varie d'une à quatorze
années. Ils n'ont pas le droit de vendre les produits tels que bois
et récoltes. Les settlers ne voient pas sans jalousie l'extension con-
sidérable que prend souvent la fortune de leurs aventureux rivaux;
ils prétendent que ces hommes mettent obstacle à l'exploitation et à
l'acquisition régulière du sol. Cependant on ne peut pas nier les ser-
vices que les squatters ont rendus à l'Australie; ils reculent de plus
en plus les limites de la colonisation, et si, comme on peut l'espérer
après les belles découvertes de M. Gregory, le nord du continent
parvient à être rattaché aux colonies de l'est, c'est à ces nomades
que sera due sans doute cette nouvelle conquête sur la barbarie.
III.
Bien des personnes peuvent se souvenir d'avoir vu à l'exposition de
1855, dans les galeries supérieures du Palais de l'Industrie, au mi-
lieu des productions envoyées par l'Australie, les portraits de gran-
deur naturelle de deux indigènes. Leurs traits étaient grossiers,
moins cependant que ceux des nègres d'Afrique, leurs cheveux for-
maient des mèches épaisses non laineuses, leur peau était sombre
et luisante sans être absolument noire. L'homme, avec ses yeux en-
foncés dans leur orbite, avait un aspect farouche; ses épaules et sa
poitrine paraissaient ne pas manquer de vigueur. Le visage de la
femme était humble et craintif, et la physionomie de tous les deux
se montrait également dénuée du rayon d'intelligence sans lequel
l'homme, mal armé contre la nature, tombe aux derniers rangs de
la création.
J08 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand et par quels chemins cette pauvre race qui s'efface tous les
jours, et qui semble destinée à disparaître de l'Australie, comme
elle a disparu déjà de la Tasmanie, a-t-elle abordé cette terre déshé-
ritée elle-même, qui ne lui a pas porté bonheur? C'est ce que l'ethno-
logie n'a pas bien établi encore. Cependant on pense que les nègres
de cette famille ont quitté, il y a de longues séries de siècles, la côte
orientale d'Afrique, pour s'échelonner d'étape en étape le long des
grandes presqu'îles de l'Asie jusqu'à l'extrémité de celle de Malacca.
Dans rindo-Chine, une partie d'entre eux se serait unie à la race
jaune, et de ce mélange seraient sorties les familles du Siam et de
la Cochinchine, qui, sous le rapport physique et intellectuel, sont
en effet inférieures aux Tartares et aux Chinois, tandis que les au-
tres, poursuivant le cours de leur longue migration, auraient péné-
tré par l'archipel malaisien dans l'Australie. Le séjour des noirs aus-
traliens dans les péninsules asiatiques semble en partie constaté
par les données philologiques. En effet, on saisit des relations entre
les langues dravidiennes, qui ont été parlées jadis dans l'Hindos-
tan, et la langue de l'Australie. 11 n'y a qu'une seule langue dans ce
vaste continent; il est vrai qu'elle est divisée en d'innombrables
dialectes, mais tous sont marqués des mêmes caractères, et attes-
tent, par la communauté de leur origine, l'ancienne parenté de
toutes les tribus. Cette langue est du nombre de celles dites d'ag-
glutination, et si les hommes qui la parlent sont les plus misérables
et les derniers de la création, on ne saurait dire qu'elle tienne le
même rang, car, par l'adjonction des particules exprimant des ca-
tégories grammaticales et la liaison des syllabes entre elles, ce qui
constitue le caractère d'agglutination, elle est supérieure aux lan-
gues monosyllabiques. D'ailleurs, elle est d'une simplicité toute
primitive, ne comporte ni genres, ni mots abstraits, ni noms géné-
riques, et n'a qu'un très mince vocabulaire.
Les pauvres indigènes qui parlent cette langue sont disséminés
dans tout le continent par familles peu nombreuses sur le bord des
rivières et des baies qui morcellent les côtes. Leurs tribus ne com-
muniquent qu'exceptionnellement entre elles, et là sans doute est
une des causes de leur infériorité. Dans leurs querelles fréquentes,
les guerriers déploient un courage et une férocité sauvages. Leurs
armes, comme tous les instrumens dont ils se servent, sont d'une
simplicité rudimentaire; ce sont des casse- tête, des javelines courtes
et longues, souvent dentelées, des espèces de harpons; il est à re-
marquer qu'ils ne connaissent pas l'arc; c'est un fait très singulier,
et qui donne à penser que si les Australiens viennent de l'Afrique,
ils ont quitté cette partie du monde à une époque très ancienne, car
toutes les tribus y font usage de cet instrument de guerre. Les sau-
vages de l'Australie portent aussi des boucliers ovales et ronds, à
lES EUROPÉENS DANS l'oCÉANIE. 109
l'aide desquels ils parent avec une dextérité remarquable les traits
et les coups. Des danses au bruit de bâtons frappés en cadence,
des représentations mimiques dans lesquelles ils excellent à repro-
duire les mouvemens des animaux parmi lesquels ils vivent, sont
leur récréation favorite, et ils ne s'y livrent guère que la nuit.
La lueur des grands feux qu'ils allument, les plumes ou le feuil-
lage dont leurs têtes sont ornées, les dessins blancs et rouges qui
couvrent leurs corps, la solitude des plaines et des forêts qui for-
ment le fond de la scène, tout cela donne à ces fêtes une apparence
étrangement fantastique. L'indolence de leur caractère et de leurs
habitudes rend assez rare, paraît-il, l'exercice de ce plaisir; mais
quand ils ont une fois commencé, ils s'y livrent avec fureur. C'est
surtout quand deux ou plusieurs tribus se sont amicalement ren-
contrées que cette émulation se déploie : chaque tribu danse seule
tour à tour; les femmes, assises sur le devant en ligne droite ou
circulaire, forment de leurs manteaux de cuir des espèces de tam-
bours qu'elles frappent avec la paume de la main, comme accom-
pagnement, et elles poussent en même temps des sons gutturaux.
Les hommes s'agitent en cadence, sans irrégularité, sans confu-
sion ni méprise, s'assoient, s'accroupissent, se traînent, s'élancent
tous à la fois, imitant l'allure du kangurou ou de quelque autre
animal avec une précision étonnante. Leurs mouvemens sont alter-
nativement lents et précipités; ils s'élancent les uns vers les autres
avec de grands cris, comme dans leurs combats, et s'arrêtent su-
bitement, les massues sur les têtes, les lances à la poitrine. 11 y a
des danses auxquelles les femmes prennent part : la tête ornée de
feuillage, des bâtons dans les mains, elles s'alignent, s'enlacent,
tandis que les hom.mes, se mêlant à elles et se retirant, vont et
viennent en cadence. Il y a aussi des danses licencieuses et d'autres
auxquelles les plus jeunes femmes seules doivent participer.
Les fêtes ne se prolongent pas longtemps, car ces hommes, qui
sont condamnés pour vivre à toujours errer, ne peuvent ni s'ag-
glomérer ni s'attarder sur un même point. Il faut se séparer pour
aller, chacun dans sa direction, sur les territoires que les diverses
tribus possèdent, demander quelques moyens de subsistance à ce
continent vaste et souvent propre à la culture, mais peu riche en
productions spontanées. Les ressources de la vie sont, pour ces
hommes misérables, la pêche, la chasse, quelques racines, des
plantes et des écorces. Les fourmis, les vers, les lézards, les serpens,
tout ce qui dans la création révolte nos sens sert à leur nourriture.
Sur les côtes, ils se servent de canots grossiers où peuvent tenir six
ou huit personnes ; dans les rivières, la pêche est abandonnée aux
femmes, et c'est à elles, en Australie comme sur toutes les terres
sauvages, que sont dévolus les travaux pénibles. Tandis qu'elles
110 BEVUE DES DEUX MONDES.
portent des fardeaux, bâtissent leurs huttes grossières, ou se tien-
nent courbées dans Teau et sous le soleil, les hommes, nonchalam-
ment étendus à T ombre, les regardent faire. Ils se réservent la
chasse. Ce sont eux qui s'avancent en rampant à travers les bois
jusqu'à proximité du kangurou pour le frapper du javelot. Parfois
ils forcent à la chasse ce même animal, ou l'attendent tapis sous des
roseaux près de la source où il vient se désaltérer. Ils se réunissent
aussi pour faire de grandes battues, incendient des espaces consi-
dérables, forcent les animaux à la fuite, les enferment entre deux
rangées circulaires de chasseurs, et les poussent vers une rivière ou
dans des précipices. C'est de même à force de ruse et de patience
que ces insulaires prennent l'ému, cette bizarre autruche de l'Aus-
tralie, et l'opossum, celui des marsupiaux qui a le plus longtemps
étonné les Européens, animal singulier entre ceux que produit l'Aus-
tralie, moins étrange cependant que l'ornithorynque. Celui-ci tient
du quadrupède, de l'oiseau, du reptile et du poisson. Il a la peau
couverte de poils; par son bec et ses pieds antérieurs, qui sont pal-
més, il ressemble au canard ; ses pattes de derrière sont armées de
fortes griffes à cinq doigts; on ne sait encore s'il faut le classer
parmi les ovipares ou les mammifères, parce que les sujets dont on
s'est emparé présentaient les caractères tantôt de l'un et tantôt de
l'autre genre. 11 se creuse des souterrains sur le bord des rivières,
et, s'il est menacé, cherche dans les eaux un refuge. C'est vers les
Montagnes-Bleues, dans l'ouest de l'Australie, que l'on trouve cet
animal dans la création duquel la nature semble s'être jouée de ses
propres règles.
Les indigènes de l'Australie sont anthropophages; mais le canni-
balisme n'est pas chez eux une habitude et un moyen régulier d'ali-
mentation ; leurs formes chétives témoigneraient contre une telle
assertion. Pour se livrer à cette abominable pratique, ils se cachent,
ils la nient, et il est évident qu'elle leur fait horreur; mais on n'en
peut pas récuser l'existence. Un des hommes qui ont montré le plus
de sympathie et de compassion pour cette race malheureuse, le voya-
geur Ed. Eyre, a du reconnaître lui-même que c'est en mangeant de
la chair humaine que les sorciers établissent au milieu des tribus
leur magique inHuence, et il n'y a pas vingt ans, le récit de quelque
épouvantable boucherie humaine venait de loin en loin épouvanter
l'Australie-Heureuse.
U 681 fort difficile de se faire une idée exacte des croyances de ces .
indigènes; ils sont peu communicatifs sur ce point, et leurs idées ne
heuibleut piLs nettes. Parmi leurs visiteurs, les uns ont affirmé qu'ils
ont des divinités et des pratiques religieuses, tandis que les autres
ont nié ce fait. 11 semble certain toutefois qu'ils croient à un être
supérieur, cause première de toutes choses, et à une sorte d'âme ou
LES EUROPÉENS DANS l'oCÉANIE. 111
d'esprit distinct du corps, qui, à la mort, s'en va dans un grand
trou situé à l'ouest, réceptacle commun des âmes. Selon quelques-
uns, la mort n'est qu'apparente : l'esprit, retiré dans les arbres,
cherche pour s'y loger un nouveau corps; mais beaucoup d'autres
pensent qu'il s'en va au milieu des nuages, et que là, réalisant
l'idéal de la vie terrestre, il trouve, tant qu'il veut, à manger et
à boire, sans jamais manquer de chair de kangurou, de fourmis
blanches et de lézards. D'ailleurs les idées abstraites leur sont in-
connues, puisqu'ils n'ont pas de mots pour les rendre. Quand on
leur demande la raison de leurs cérémonies et de leurs pratiques,
ils se bornent à répondre : « Nos pères faisaient ainsi. » Un être
tout-puissant qui habitait avec ses trois fils au-dessus des nuages a,
suivant certaines tribus, tout produit; d'autres disent que c'est un
grand serpent habitant sur le sommet des montagnes, qui d'un
coup de sa queue a créé le monde. Il y a de méchans esprits qui, la
nuit, rôdent dans l'air, brisent les arbres et maltraitent les hommes;
le feu les écarte. Les éclipses, les comètes, les phénomènes inusités
du ciel frappent ces pauvres sauvages de terreur, et leurs sorciers
leur expliquent quelles en doivent être les terribles conséquences.
Ceux qui tiennent ce rôle de sorciers n'y arrivent qu'à la suite
d'initiations et d'épreuves; ils guérissent les maladies, produisent
la pluie, dissipent les nuages; les vents et la foudre leur obéis-
sent, et ils ont des talismans qui garantissent leur puissance. Au
reste, les usages varient suivant les tribus. A la côte septentrionale
et sur une partie de celle du sud, la circoncision est pratiquée; il
en est de même du tatouage, dont les formes varient. Les femmes
subissent vers l'âge de la puberté un tatouage particulier qui con-
siste à sillonner tout le dos de lignes horizontales que l'on enduit,
quand le sang coule à flots, d'ocre rouge.
On ne peut pas dire que ces sauvages aient un gouvernement, et
que leurs tribus reconnaissent des chefs; ce sont généralement des
vieillards qui portent la parole et qui dirigent les débats et les réu-
nions. La polygamie est admise sans être très commune, à cause du
peu d'abondance de la nourriture. Ce même motif a multiplié les
infanticides. La femme est la propriété absolue de l'homme. Les
pères et les frères respectent, à ce qu'il paraît, leurs filles et leurs
sœurs : c'est tout ce que l'on peut dire à l'avantage de leur mora-
lité. Us les échangent vers l'âge de douze ans, contre des armes, des
ustensiles, ou contre d'autres femmes. D'ailleurs pas de cérémonie
pour le mariage : le plus proche parent de la fille lui ordonne sim-
plement de prendre son rocko, sac en cuir dans lequel elle serre les
peaux qui lui servent de vêtement, et de suivre son nouveau maître.
Ces mariages n'empêchent pas une sorte de promiscuité et de pro-
stitution commençant avec la première jeunesse : c'est en cela sans
112 REVUE DES DEUX MONDES.
doute que se trouve la cause principale de rabjection de ces mal-
heureux et du mépris qu'ils ont pour leurs femmes. Ils n'ont pas la
pudeur instinctive de la plupart des autres sauvages : le costume
n'est destiné qu'à les protéger; aussi, entre les tropiques, vont-ils
absolument nus. Des plumes ou des branchages sur la tête, de la
graisse dans les cheveux, un bâton xians le nez, voilà toute leur pa-
rure. Plus au midi, comme il fait plus froid, la dépouille du grand
kangurou ou quelques peaux d'espèces plus petites attachées gros-
sièrement ensemble servent à les garantir. Leur industrie consiste
dans la fabrication de nattes, de corbeilles et de filets d'écorce.
Souvent dans leurs pérégrinations ils couchent à terre ou dans des
trous, et c'est seulement lorsqu'ils doivent séjourner quelque temps
en un lieu, durant les mois humides et froids de juillet et d'août,
qu'ils font bâtir par leurs femmes des huttes ou des tanières d'é-
corce et de branchages.
Les cérémonies des funérailles varient selon les tribus. En géné-
ral, quand un de ces hommes a terminé sa misérable existence, ses
proches suspendent son cadavre sur un lit de branches, où les oi-
seaux du ciel en font pendant quelques jours leur pâture, puis on
le dépose dans une fosse, la tête tournée du côté de l'occident.
D'ailleurs il n'y a pas beaucoup de respect, ni pour les vieillards,
ni pour les morts.
Telle est dans sa triste réalité, et d'après les descriptions d'hommes
qu'on ne peut soupçonner ni de partialité ni d'exagération, la con-
dition des sauvages de l'Australie. On ne saurait voir sans une émo-
tion douloureuse tant de misère et d'abjection; on se demande s'il
est possible que des races aient été créées pour vivre dans l'abru-
tissement et s'éteindre dans la misère. Tous les jours, celle-ci re-
cule et diminue; les Européens lui ont apporté l'eau-de-vie, qui la
dévore, des maladies qui tarissent et corrompent la reproduction
dans sa source, et les settlers, les squatters chassent ces malheureux
avec plus d'acharnement que le kangurou et le chien sauvage. Ce-
pendant, au milieu des colons, il y a aussi des hommes généreux
qui se sont demandé si telle devait être la conduite de l'homme
blanc; une société de protection s'est formée en faveur des indigènes;
des missions protestantes et uhe mission catholique se sont mises à
l'œuvre. Tout cela n'a pas eu grand succès : le jeune sauvage n'est
pas dénué d'intelligence, il s'adoucit et devient même aiïectueux,
mais des bancs de son école il mesure les vastes espaces où sa
famille erre en liberté; l'ordre, la régularité, la vie sédentaire lui
pèsent; la civilisation avec tous ses profits ne le touche pas. Espé-
rons néanmoins que la philanthropie anglaise ne se lassera pas dans
une lutte de laquelle dépend le salut de plusieurs milliers d'hommes.
A l'exception de sa ceinture de rivages, la terre qui porte ces
LES EUROPÉENS DANS l'ocÉANIE. 113
hommes semble elle-même chétive et misérable, et c'est seulement
aujourd'hui, comme l'Afrique, qu'elle se laisse entrevoir. L'intérieur
en est-il un désert, un plateau, le lit desséché d'une ancienne mer,
le bassin d'une mer encore existante? y trouve-t-on des oasis et des
moyens de communication? Quand les voyageurs entreprenaient de
résoudre ces problèmes, l'Australie opposait à leur curiosité, comme
autant d'infranchissables barrières, à l'est ses Montagnes-Bleues, à
l'ouest, au sud et au nord, ses lacs salés, ses plaines de sable, et là,
comme en Afrique, plus d'un a péri pour avoir porté la main sur le
voile dont s'enveloppait cette sauvage nature. Enfin l'homme l'em-
porte, il a envahi l'Australie par les quatre points de l'horizon : à
l'est, au-delà des Montagnes-Bleues, et au sud-est, il a été récom-
pensé de sa persévérance par la découverte de splendides pâturages.
Moins heureux au midi, il s'est trouvé en présence des plages dé-
solées du lac Torrens; à l'ouest, il a été arrêté par des déserts de
sable et par des lacs salés; mais au nord il vient de découvrir avec
une rivière un chemin nouveau. Il paraît définitivement établi que
l'intérieur n'est qu'un vaste désert : le vent qui arrive aux colonies
méridionales après l'avoir traversé dessèche les feuilles, comme celui
du Sahara, et tue les plantes; la lisière en est formée par des plages
sablonneuses, couvertes d'une herbe maigre, et assez semblables,
dit l'auteur des Discoveries in Australia, M. Stokes, aux pampas
américaines. A mesure qu*on pénètre plus avant, les arbrisseaux
épineux deviennent plus rares et plus chétifs, et le voyageur voit se
dresser dans le plus lointain horizon des plateaux arides, des mon-
ticules sablonneux, des rochers nus. Toutefois on pense que des ra-
mifications de cours d'eau doivent dessiner uh chemin du nord au
sud par lequel les indigènes auraient traversé l'île et s'y seraient
disséminés sans suivre la longue route des côtes, et c'est princi-
palement à la recherche de cette route espérée et des rivières qui
doivent la parcourir que des voyageurs, partis les uns du sud et les
autres du nord, se sont dévoués.
Le lac Torrens, qui a été découvert seulement en 18/i2 par
M. Eyre, dessine, dans les parties de son lit qui sont connues, une
sorte de fer à cheval dont les extrémités se rapprochent très sensi-
blement de la côte; sa pointe occidentale n'est même séparée du
golfe Spencer que par un isthme extrêmement étroit. Il ne peut pas
ervir à l'exploration intérieure, parce qu'il n'a aucune profondeur
à une très grande distance de ses bords. Rien de plus désolé que
ses rivages : après la saison sèche, ils sont sillonnés par des cre-
vasses profondes, et après les pluies ils forment de longs marécages
et des fondrières. L'eau, en se retirant par l'évaporation , dépose
une couche de sel étincelante. D'ailleurs pas la moindre verdure, le
TOME XIX. ' 8
114 REVUE DES DEUX MONDES,
paysage est aussi affreux que celui de la Mer-Morte. De plus, on ne |
saurait s*y faire une idée exacte de la perspective à cause des pro- j
dlgieux effets de la réfraction et du mirage. Ce phénomène est tel
que, concourant avec certaines autres circonstances, il a été, dans
ces dernières années, la cause d'un débat très singulier entre des
explorateurs également sérieux. En 1856 et 1857, deux voyageurs,
MM. Babbage et Goyder, s'étaient avancés, après les grandes pluies
d'automne, dans la direction du lac. Au lieu des plages nues qu'a-
vaient signalées leurs prédécesseurs, ils avaient trouvé delà ver-
dure, une large nappe d'eau à peine saumâtre, et dans le lointain
ils avaient entrevu de riches prairies. C'était la terre promise qui
devait mener les colons au cœur du continent. Par malheur, il a
bien vite fallu renoncer à ces espérances ; plus tard vint la séche-
resse, et on retrouva les plaines désolées qu'avaient signalées les
premiers explorateurs; la verdure née de l'inondation s'était flétrie ,
et desséchée, l'eau de pluie s'était évaporée, et le lac avait repris
toute son amertume; quant aux richesses du sol, aux îles, aux prai-
ries, elles n'étaient, selon toute apparence, que le résultat des déce-
vantes illusions du mirage.
Reconnaissant qu'il n'y a décidément rien à espérer de ce côté,
les voyageurs se sont tournés vers la pointe orientale du lac, et
dans les premiers mois de 1858, trois corps d'exploration quittaient
Adélaïde. Le premier est revenu sans résultat après avoir épuisé ses
provisions; le second, dirigé par M. Babbage, n'a trouvé, en errant
dans les affreuses solitudes qu'il s'efforçait de franchir, que des
traces du désastre qu'avait subi la troisième expédition, composée
de trois voyageurs, MM. Goulthard, Scott et Brooks. Yoici la partie
de la triste dépêche, datée du 16 juin dernier, qui annonce à la co-
lonie que l'amour de la science et des voyages a fait de nouvelles
victimes : «... J'ai trouvé le corps de M. Goulthard étendu sous un
buisson; à quelques pas se trouvaient sa cantine et tout son équipe-
ment. Sur un des côtés de cette cantine en étain, offrant une surface
convexe de douze pouces de long sur dix de large, le malheureux
voyageur avait gravé avec un clou ou la pointe de quelque instru-
ment les mots suivans : «Je n'ai nulle part rencontré d'eau douce;
je ne sais depuis combien de temps j'ai quitté Scott et Brooks, je
crois que c'est lundi. Après avoir saigné Pompée pour vivre de son
sang, j'ai pris le cheval noir pour chercher de l'eau, et la dernière
chose dont je me souvienne est de lui avoir ôté la selle et de l'avoir
laUsé aller jusqu'à ce qu'il n'ait plus eu de force. Je ne sais com-
bien de t^rops s'est écoulé depuis : deux ou trois jours? Je l'ignore.
Ma langue est collée à mon palais, et je ne vois plus ce que j'ai écrit.
4e sen» que c'est la dernière fois que je puis exprimer mes senti-
I
LES EUROPÉENS DANS l'OCÉANIE. 115
mens... Faute d'eau,... mes yeux se troublent, ma langue brûle,...
je n'y vois plus... Dieu m'aide!... »
M. Babbage s'est mis à la recherche des deux compagnons de
l'infortuné Goulthard. Sous le rapport scientifique, il n'y a guère
lieu d'espérer qu'il soit plus heureux que ses prédécesseurs; mais
plus à l'est encore, il y a un autre chemin : c'est celui que la ri-
vière Murray, avec ses affluens le Darling, le Lachlan et le Murrum-
bidge, ouvre dans l'intérieur. Il ne faut pas croire cependant que
ce chemin soit sûr et facile; l'embouchure du Murray a longtemps
été jugée impraticable à cause de la violence du ressac et des bas-
fonds sur lesquels la mer briso avec fureur. La rivière elle-même est
obstruée par mille obstacles : ce sont des bancs de sable, des bar-
rages séculaires formés de troncs d'arbres entrelacés. Puis, par un
phénomène particulier à ce continent bizarre, telle est l'absorption
du sol ou la force de l'évaporation que les rivières affluentes n'aug-
mentent pas le volume d'eau du fleuve, souvent moins considérable
au-dessous qu'au-dessus de sa jonction avec elles. Le Murray a été
remonté pour la première fois en novembre 1853, après la fonte
des neiges sur les Alpes australiennes, par un steamer placé sous les
ordres du capitaine Th. Cadell. Ce n'est pas dans la mer même que
ce fleuve débouche, mais dans un lac appelé Alexandrina, large
nappe d'eau dont l'entrée est difficile et dangereuse, et qui ne peut
en aucune saison porter des bâtimens tirant plus de cinq pieds. A
son entrée dans le lac, et dans le voisinage de la bourgade de Wel-
lington, qui est bâtie sur ses bords, le fleuve n'a pas moins de deux
cents yards de large et de dix fathoms de profondeur (1). Il ne tarde
pas à se diviser et à remonter dans l'est et le nord-est en plusieurs
ramifications parmi lesquelles ce n'est pas le Murray, mais celle qui
porte le nom de Wakul qui paraît la plus considérable. Le' volume
d'eau est très inégal, et ni l'accession du Darling, ni celle du Mur-
rumbidge ne semblent l'augmenter. Au-dessus de leur confluent, le
Murray et le Wakul se contournent, deviennent tortueux et embar-
rassés. Les crues de ces rivières sont subites et très inégales. Sur
les bords s'étendent des pâturages et des terres propres à l'agricul-
ture; des arbres assez grêles, d'essences diverses, poussent le long
des rives et dans les îles. Sans produire encore de très amples résul-
tats,, cette exploration a servi à indiquer que les investigations de-
vaient se diriger de ce côté de l'Australie plutôt que vers les régions
désolées découvertes par MM. Eyre et Sturt au nord du lac Torrens.
Les voyageurs, qui procèdent du nord à l'est, se proposent de recon-
naître le cours supérieur de ces rivières et de découvrir les régions
qu'elles doivent fertiliser.
(l) Le yard vaut 915 millimètres, et le fathom le double.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
Les golfes de Carpentarie et de Cambridge versent dans la mer
qui sépare l'Australie de la Nouvelle-Guinée un nombre assez con-
sidérable de rivières. La plupart, malgré les apparences favorables
que présentent parfois leurs embouchures, ont peu d'étendue, et ce
n'était pas une petite difficulté que de discerner, au milieu de l'ir-
régularité des faits géographiques et physiques qui se produisent
dans ce continent, ceux des cours d'eau au moyen desquels il sera
possible de pénétrer dans l'intérieur. Enfin, dans une exploration qui
dura de 4837 à 1843, M. J.-L. Stokes eut le bonheur de reconnaître
qu'une rivière qui débouche dans le golfe de Cambridge, et à la-
quelle il donna un nom dont le patriotisme anglais devrait un peu
moins abuser dans l'intérêt de la clarté géographique, celui de Vic-
toria, est suceptible d'être remontée par un steamer ^ et peut, sur un
espace assez étendu, servir de guide pour une exploration intérieure.
Peu après, de 1SA5 à 1846, un homme dont le nom se rattache aussi
tristement à l'histoire des découvertes australiennes que celui de
Franklin au pôle arctique, Leichardt, dans un parcours d'environ
deux cents lieues, reconnaissait par terre les côtes de l'Australie, de
Port-Essington au nord à la baie Moreton à l'est. En 1848, le même
voyageur se lança de nouveau à la découverte, et plus ambitieux
cette fois, il résolut de traverser le continent dans toute sa largeur.
Dix années se sont écoulées depuis son départ sans qu'aucun rensei-
gnement ait éclairci les mystères de sa destinée, soit qu'il ait péri
sous les coups d'un sauvage, ou que la soif et la faim l'aient lente-
ment tué dans les déserts de sables.
Autant pour reconnaître la rivière Victoria que pour tâcher d'ob-
tenir quelques nouvelles de cet infortuné voyageur, M. Gregory,
déjà connu par deux voyages accomplis dans l'intérieur en 1846 et
1852, reçut la mission de remonter la rivière aussi loin que possible
et de chercher un chemin qui conduisît du point le plus méridional
du golfe de Carpentarie à la baie de Moreton, d'oii Leichardt était
parti en 1848. L'expédition placée sous la direction de cet explora-
teur se composait de vingt et une personnes, parmi lesquelles figu-
raient des géologues, des botanistes et des dessinateurs; elle em-
menait cinquante chevaux, deux cents moutons, des chariots, des
munitions et des vivres en abondance; en outre, une goélette et un
schooner devaient seconder ses mouvemens, la ravitailler, et, s'il
était possible, remonter le Victoria. Cette expédition, divisée en deux
corps, partit le 25 septembre 1855 du cap qui dessine à son extré-
mité septentrionale l'embouchure de la rivière. L'extrême chaleur,
le» fatigues de la marche et souvent le défaut de pâturages firent tout
d'abord périr un grand nombre d'animaux ; quelques-uns furent
aussi la proie des alligators qui pullulent dans les moindres cours
d'eau de cette côte. Des avaries subies par le schooner au milieu
LES EUROPÉENS DANS l'oCÉANIE. Ml
des récifs et des bas- fonds qui obstruent la rivière retardèrent l'ex-
pédition, si bien que ce fut seulement vers la fin d'octobre qu'elle
atteignit la chaîne de montagnes à laquelle M. Stokes a donné son
nom, Stokes-Ranges, et qui marque le point extrême atteint par ce
voyageur. Une succession de plaines boisées, de riches pâturages
et de plateaux sablonneux coupés de blocs de grès quelquefois
énormes, et de chaînes de montagnes d'une médiocre hauteur, tel
était l'aspect général du paysage, suivant que la région était arro-
sée ou privée d'eau. Les deux derniers mois de l'année furent em-
Sployés à une excursion le long de la vallée de Victoria.
Rien d'inégal et de bizarre comme les rares fleuves de l'Australie :
le Victoria coulait, entre des berges énormes, à neuf cents pieds au-
dessous des hauteurs qui dessinent sa vallée, et les déchirures que
ses eaux avaient tracées sur leurs flancs durant ses inondations pé-
riodiques accusaient un changement de niveau de cent pieds. En se
retirant, elles avaient fécondé le sol, qui s'était couvert de riches
pâturages. A l'époque de l'année où l'observait M. Gregory, le fleuve
commençait à grossir ; chaque jour amenait une crue énorme, et les
voyageurs se retirèrent devant son débordement. Le point extrême
auquel M. Gregory parvint sur les bords du Victoria approche du
dix-septième parallèle. Quant au schooner, ses avaries ne lui per-
mirent pas de remonter au-delà de trente milles. L'expédition ne
borna pas toutefois ses travaux à cette incomplète reconnaissance :
en continuant à se diriger droit dans le sud, à travers des plaines im-
menses où pousse par places inégales,, au milieu d'un sable rougeâ-
tre, une herbe rare et maigre, et après avoir contourné des chaînes
de collines de grès et de granit, les voyageurs parvinrent à une
plaine couverte d'herbes et de roseaux qui annonçait l'approche d'un
I'^ nouveau cours d'eau. En effet, ils ne tardèrent pas à atteindre, vers
|b le 18" degré de latitude sud, une rivière assez considérable qui, après
quelques détours vers le nord, les conduisit brusquement au sud-
ouest. La rive droite en était fertile et animée par une végétation
abondante, tandis que la rive gauche, sillonnée de longues collines
de grès, ne montrait au milieu de buissons et de broussailles que de
maigres arbustes. Cette rivière, à laquelle les voyageurs ont donné
le nom de Slurt-Creek, et qu'ils ont suivie sur un espace de trois
cents milles, se perd dans une suite de lacs salés à demi dessé-
chés, qui s'en vont peut-être rejoindre par une série d'autres lacs
le lit du Torrens, à cent ou deux cents lieues de là.
Vainement M. Gregory et ses compagnons tentèrent de pénétrer
au-delà des lacs; à partir de ce point, le désert commençait dans
toute sa sauvage horreur : plus d'herbages, des collines de grès, des
plaines où les coquilles mêlées au sable attestaient le long séjour
118 REVUE DES DEUX MONDES.
des eaux. L'expédition dut songer au retour; elle avait dépassé de
vingt minutes le vingtième parallèle au sud de l'équateur. Elle re-
vint à travers des régions voisines de celles qu'elle avait traver-
sées, et présentant la même physionomie alternative de sables et
de prairies. Elle se retrouvait à son point de départ en mai 1856.
La fin de Tannée fut consacrée à une exploration dans le sud-est;
M. Gregory suivit en partie l'itinéraire tracé par Leichardt dans son
voyage de 1845, le long de la côte nord et nord-est; il reconnut la
rivière Albert, plusieurs autres de celles qui, coulant du sud au
nord, se déversent dans le golfe de Carpentarie, et atteignit à la fin
de novembre les établissemens les plus septentrionaux de la Nou-
velle-Galles du Sud, d'où il gagna la baie Moreton, puis Sydney.
Le résultat le plus net de cette longue exploration était de démon-
trer une fois de plus qu'il ne faut guère espérer franchir en ligne
droite l'Australie; on est arrêté à une certaine distance des côtes
par d'immenses déserts; les rivières ne peuvent pas être d'un grand
secours à cause de l'inégalité du volume de leurs eaux, des obstacles
qui entravent leur cours, et aussi parce qu'elles se perdent dans des
lagunes ou même dans les sables. Toutefois les rivages sont fertiles
au nord comme au sud, et une partie de la vallée du fleuve Victoria,
avec ses terres cultivables et ses abondans pâturages, peut devenir
le foyer d'un établissement qui aura pour se développer une immense
lisière de terres fertiles le long de la mer. D'une autre part, à me-
sure qu'on s'avance dans le nord-ouest, les cours d'eau se multi-
plient, et avec eux la végétation. Il semble qu'il y ait là, entre l'ex-
trémité orientale du golfe de Carpentarie, la rivière Murray et ses
afiluens, au nord et à l'ouest de la Nouvelle-Galles et de la colonie
de Victoria, une vaste portion du sol de l'Australie qui puisse en-
trer, en partie du moins, dans le domaine de la colonisation, et c'est
sur ce point que doivent se concentrer désormais les efforts des
voyageurs anglais.
C'est en effet cette région que l'infatigable Gregory a choisie pour
le nouveau théâtre de ses efforts, et il paraît que ses recherches
ont été couronnées cette fois d'un plein succès. Des renseignemens
parvenus à la société géographique de Londres donnent à espérer
au'en suivant la rivière Victoria du major Mitchell, qu'il faut bien
distinguer de celle qui se jette dans le golfe de Cambridge, il aurait
pu reconnaître tout ce réseau de rivières dont nous ne tenons jus-
qu'ici que des fragmens incomplets, trouver des communications
les reliant entre elles, et ouvrir à l'exploitation des squatters et des
seflters de nouveaux et vastes domaines.
Pour compléter la série des récentes explorations dont l'Australie
vient d'être le théâtre, il nous reste encore à dire quelques mots
LES EUROPÉENS DANS l'OGÉANIE. 119
d'une tentative faite pour la percer par Touest. En 1854, M. R. Aus-
tin est parti de Northam, sur la rivière des Cygnes, avec le projet de
gagner Shark-Bay et la rivière de Gascogne, sur le vingt-cinquième
parallèle. Il n*a pas pu réaliser complètement ce programme; après
une exploration qui a duré de juin à novembre, il a dû s'arrêter cin-
quante lieues plus au sud et revenir par la rivière Murchison. Par-
tout dans son trajet il avait rencontré des plaines sablonneuses, des
lacs salés, des montagnes de médiocre hauteur, puis çà et là, avec
quelques maigres filets d'eau douce, un peu de végétation et des
prairies.
Telle est donc dans son ensemble la condition présente de l'Aus-
tralie : des régions centrales arides et désolées, presque inacces-
sibles, et créées, à ce qu'il semble, pour une éternelle solitude; dans
l'est, des contrées plus heureuses qui commencent à se laisser pé-
nétrer; enfin partout des rivages fertiles, industrieux, bruyans
comme les deux bords de l'Atlantique, et sur lesquels une jeune
Amérique paraît grandir.
L'Angleterre aura eu pour destinée de créer des empires. Trop
étroite et trop peu féconde pour son peuple industrieux, comme la
vieille Phénicie, elle lui a montré la mer; elle a semé l'Amérique et
l'Australie aux deux bouts de l'Océan. A l'époque où les colonies
d'Amérique, assez fortes pour vivre seules, se détachaient, l'Inde
commençait à devenir pour l'Angleterre un champ nouveau d'in-
dustrieuse exploitation. Aujourd'hui c'est l'Australie qui est le but
préféré de l'activité anglaise. Si cette nouvelle fille doit, comme son
aînée, renier la métropole, il y a dans le Soudan, de Kuka à Sokoto,
des régions riches et fertiles qui semblent destinées à devenir à leur
tour un des chaînons de cette colonisation sans cesse renaissante.
C'est un beau spectacle que celui d'un peuple renouant toujours sa
trame et laissant partout sur son passage de grandes nations. La
foule, à laquelle il faut des intérêts et des profits pour mobile de son
activité, cherche autour d'elle, et s'en va là où elle espère acquérir;
mais avec elle marchent les législateurs et les savans. A côté des
intérêts humains, ils fopt valoir ceux de la science; à la foule dés-
ordonnée ils imposent le frein de la loi ; ils la dirigent vers un but
plus élevé que celui qu'elle se proposait, et c'est par cette combi-
naison des passions intéressées avec les idées généreuses que se dé-
veloppe le bien-être physique, que s'agrandit l'horizon, que s'élève
la conscience humaine, et que la race blanche, ainsi armée de tout
^ce qui constitue la civilisation, fait marcher le monde.
•
Alfred Jacobs.
MARGUERITE DE TANLAY
Lorsque M"' Marguerite de Tanlay épousa en 18A0 le comte Théo-
dore de Vauvert, elle avait vingt ans à peu près. Grande, un peu
pâle, blonde, la taille plate et souple, elle avait dans toute sa per-
sonne un air de délicatesse, une retenue élégante, une douceur timide
et peut-être langoureuse, qui donnaient une assez juste idée de son
caractère. Elle était adorée du petit cercle de parens et d'amis qui
l'entouraient. On ne pouvait lui reprocher qu'une certaine recherche
dans les sentimens, dont l'expression pouvait faire croire à de l' affé-
terie, et une exaltation en quelque sorte maladive dans toutes les
choses dont la source cachée est au cœur. C'était une susceptibilité
extrême avec des raffinemens de délicatesse dont la franchise aurait
été certainement suspectée ailleurs que dans le salon de son père.
Ses admirateurs, et elle en avait dans le cercle intime où elle abri-
tait sa vie, la comparaient volontiers à l'hermine, qui ne veut pas
qu'une tache souille la blancheur de sa robe, ou bien encore à une
de ces vierges élancées, sveltes, couronnées d'un nimbe d'or, qu'on
voit, les yeux baissés et les mains jointes, sur les marges d'un mis-
sel. Un railleur qui se glissait parfois dans le salon du marquis se
demandait pourtant ce que cette tourterelle allait devenir dans le
nid de vautours qu'on appelle Paris.
Ce qui d'abord avait été une tendance provoquée certainement
par les langueurs d'une constitution nerveuse devint plus tard une
habitude. M"* de Tanlay se complut bientôt dans ces exagérations
de sensibilité, et s'y abandonna. Ce n'était point sa faute : aucun
esprit mâle ne s'était trouvé là pour lui enseigner la règle et la me-
sure, pour corriger par une parole ferme et de vigoureux avertisse-
MARGUERITE DE TANLAY. 121
mens ce que sa nature avait de trop enclin aux boursouflures du
sentiment et aux recherches fausses de l'esprit. Le même railleur
qui traversait irrégulièrement l'hôtel du marquis sous la' grande
robe de soie mauve d'une cousine de province qui avait l'âge des
veuves et ne s'était jamais mariée disait volontiers de M"** de Tanlay
qu'elle avait été « élevée dans de la confiture. » M"** de Cocherolles
avait raison; mais chez Marguerite le bon naturel, la franchise, les
meilleures qualités du cœur, avaient heureusement survécu à cette
éducation. Le reste était comme ces buées d'automne qui voilent un
beau paysage : elles peuvent momentanément le cacher, mais sans
lui faire rien perdre de sa grâce et de son harmonie.
A l'époque où mourut M"*" de Tanlay, le marquis appela auprès de
lui ses deux sœurs et leur confia sa fille unique, qui avait alors huit
ou neuf ans. M. de Tanlay, qui s'était marié vers la cinquantaine,
avait concentré toute son affection sur Marguerite, fruit tardif de son
âge mûr; c'était alors le seul lien qui le rattachât à la vie, la mort
de sa femme étant arrivée peu de mois après la révolution de juillet.
Ce deuil et cette secousse lui inspirèrent, avec le goût de la soli-
tude, le besoin de réunir autour de lui les personnes qui tenaient à
sa famille par le sang, et qui étaient en communion de regrets et
de croyances avec lui. Aucune de ses sœurs n'avait d'enfant. L'une
avait perdu son mari en Espagne, lors de l'expédition commandée
par le duc d'Angoulême; l'autre était veuve d'un haut employé de
la maison du roi, mort en activité de service. L'hôtel que le marquis
occupait rue du Cherche-Midi devint dès lors un des endroits de Paris
où le culte de la légitimité et l'horreur des idées nouvelles furent le
plus ouvertement et le plus solidement professés. On n'y admettait
personne qui n'eût donné des preuves de dévouement ou d'affection
à la cause royale. Nourries dans les mêmes convictions, blessées par
les mêmes événemens, les deux sœurs de M. de Tanlay se groupèrent
autour de lui avec un pieux empressement, et se dévouèrent à Mar-
guerite. Malheureusement les deux bonnes dames, avec un cœur ex-
cellent, avaient un esprit bien moins solide que romanesque. M™* de
Sainte-Aure, grasse, courte et haute en couleur, et M"'^ d'Ermois,
maigre, sèche et longue, se rencontraient dans les mêmes idées. Elles
étudiaient le monde dans les romans de M^^'Riccoboni, et il n'était
point de salut pour elles hors des choses qui sont marquées au coin
de la chevalerie. Marguerite prit le miel et l'essence de cette doc-
trine; on ne lui fit voir de la vie que ce qui n'était pas vrai, et elle
grandit dans cette pensée, que les preux et les paladins étaient en-
core de ce monde. Le marquis n'était pas d'un caractère à réformer
le vice de cette éducation, où manquait l'élément viril, moins que
cela même, le jugement. C'était un homme parfaitement droit,
122 REVUE DES DEUX MONDES.
honnête, exact et sûr, mais dont Tesprit étroit n'allait pas loin.
Autour de lui, il laissait faire; pourvu que sa fille prît le deuil à
certaines dates consacrées par de loyales convictions , et fréquen-
tât Téglise de sa paroisse avec régularité, tout allait pour le mieux
dans son hôtel.
Un très petit nombre d'amis étaient assidus aux réunions de
l'hôtel de Tanlay. Marguerite en était l'idole; quand elle s'appro-
chait du grand piano à queue perdu dans le coin d'un vaste salon
tendu de rouge où le marquis se tenait chaque soir, tout le monde
faisait silence; les conversations étaient suspendues, les joueurs de
whist posaient leurs cartes sur la table, les bonnes dames assises
près de la haute cheminée n'osaient même pas porter à leurs lèvres
la tasse de thé qui refroidissait, et les profonds politiques qui dis-
cutaient avec feu, pareils à des virtuoses qui exécutent de bril-
lantes variations sur un thème convenu, cessaient de rompre des
lances en faveur d'une opinion qui leur était commune. Le morceau
achevé, sonate ou mélodie, c'était soudain un chœur de louanges.
Les deux tantes embrassaient leur nièce avec de bonnes larmes dans
les yeux, les amis battaient des mains, et le père, immobile dans
son fauteuil, regardait sa fille avec des airs de tête où se lisait
l'expression d'un amour qui n'a plus qu'un asile où se reposer. Les
hôtes, poussés par la politesse à renchérir sur ces flatteries déjà
excessives, félicitaient Marguerite à grand renfort de phrases pré-
tentieuses.
La vie de M"* de Tanlay, qui n'avait encore pleuré que sur les
malheurs de la princesse de Clèves, se passait fort paisiblement.
Marguerite allait à l'église presque chaque jour, rendait quelques
visites aux alliés de sa famille, se promenait une heure ou deux,
soit en voiture au bois de Boulogne, un peu à l'écart, soit à pied
dans le jardin du Luxembourg quand il faisait beau, se montrait
aux Italiens deux fois par mois en hiver, et dans quelques bals des
mieux triés du faubourg Saint-Germain, puis partait pour la terre
de Vineuil dès le 15 mai, pour en revenir régulièrement le 1" dé-
cembre : jamais de saison aux eaux, jamais de voyage. Le marquis
réservait à son gendre inconnu d'initier Marguerite aux bonheurs
plus vifs de la vie; il entrait aussi dans cette règle en quelque sorte
monastique un peu de cet égoïsme attendrissant des vieillards qui
veulent avoir tout à eux le bien qu'ils ont un vague effroi de perdre
prochainement. Marguerite d'ailleurs était heureuse dans ce do-
maine de Vineuil, qui devait un jour lui appartenir. La terre n'était
pas bien grande, mais il y avait de beaux bois tout alentour, et la
cloche d'un village sonnait dans un vallon arrosé par le Cher. Mar-
guerite, que tout le monde connaissait aux environs, aimait à y
i MARGUERITE DE TANLAY. 123
romener solitairement de longues rêveries qui n'avaient pas de
ut, et qui parfois lui faisaient venir les larmes aux yeux. Elle avait
lors dix-huit ans.
M. de Tanlay recula le moment d'établir sa fille le plus qu'il put;
lais quand la prudence lui fit un devoir d'y penser sérieusement,
il s'y décida non sans soupirer. C'était une grosse affaire. Il fallait
tout d'abord un homme qui rendît sa fille parfaitement heureuse et
appréciât à sa valeur le trésor qu'on lui réservait. De plus, il fallait
un gentilhomme de bonne maison, nourri dans les vrais principes,
et avec qui Marguerite pût faire souche de serviteurs loyaux de la
monarchie. Le marquis regarda lentement autour de lui. Le cercle
dans lequel il pouvait faire un choix était restreint. M""" de Sainte-
Aure et M™* d'Ermois étaient admises au conseil. De toutes les
personnes qui traitaient cette grave matière , la plus intéressée
au résultat n'était pas consultée. On parlait souvent à Marguerite
des aspirations de l'âme et des éternels dévouemens du cœur, des
besoins innés de la sympathie, et des secrètes, mais impérieuses
exigences du sentiment; il ne paraissait seulement pas qu'on dût
s'en préoccuper dans une question de mariage. On ne se pique pas
de logique dans le monde, et peu de personnes s'avisent de mettre
un peu d'harmonie entre leurs paroles et leurs actions. C'était à
quoi les chères gouvernantes de Marguerite n'avaient pas pensé.
Leurs beaux préceptes étaient matière à discussions et nobles sujets
d'entretien : il n'en fallait pas chercher l'application. Le mari avait
bien certainement sa part d'importance dans le mariage; mais le
principal était les alliances, l'opinion, l'origine, et de ce côté-là
on ne transigeait pas.
Au bout d'une année, le phénix qu'il fallait à M"^ de Tanlay se
trouva cependant. Il s'appelait Théodore de Vauvert, et de s®n chef
il était comte : il avait alors trente ans à peu près et une fortune
honnête; d'ailleurs il ne faisait rien, ce qui était encore un point
capital. Le père de M. le comte Théodore de Vauvert avait été préfet
sous la restauration; il avait laissé dans le département où il avait
séjourné durant plusieurs années la réputation d'un parfait galant
homme et d'un détestable administrateur. Il était mort depuis dix-
huit mois. Le fils avait figuré dans les troubles de la Vendée à
l'époque où M*"* la duchesse de Berri y porta si bravement la guerre.
Il s'était conduit en gentilhomme et en soldat; une balle lui avait
labouré la poitrine et avait failli le tuer sur place. Cet épisode de
sa vie donnait au jeune comte un prestige qui fit passer le vieux
marquis sur l'inégalité des fortunes. M. de Vauvert fut admis dans
l'hôtel de la rue du Cherche-Midi en qualité de fiancé.
La timidité et la réserve de ses habitudes ne permettaient pas à
12A REVUE DES DEUX MONDES.
Marguerite de chercher à pénétrer le caractère de cet hôte nouveau
qui chaque jour s'asseyait à côté d'elle; mais souvent, à la dérobée,
elle essayait de lire sur son visage le sort que lui préparait ce jeune
homme qu'un mot allait faire le guide et le gardien de sa vie. Mal-
gré sa soumission, elle avait de vagues inquiétudes et de secrets
effrois dont une sorte de pudeur lui défendait les confidences; elle
cherchait la sympathie, l'élan promis à l'union des âmes, et ne les
trouvait pas. M. de Vauvert ne lui inspirait d'ailleurs aucun éloi-
gnement; il avait les manières polies, quoique un peu brusques,
avec un langage dont l'honnêteté laissait voir de la rudesse; mais
H fallait pardonner quelque chose à un cavalier qui avait passé de
longs mois à courir les h ailiers de la Bretagne et à dormir sur la
dure en compagnie de chouans. Ses traits ne manquaient pas d'a-
grément : ils respiraient la santé et la franchise, la joyeuse humeur
et le contentement de la vie; on y démêlait aussi, mais par l'examen,
une finesse où l'on sentait l'influence du sang picard, trop indolente
néanmoins ou trop madrée pour se manifester sans motif. La poésie,
telle que l'entend l'école à laquelle M''*' de Tanlay appartenait mora-
lement sans s'en douter, n'était certainement pas le caractère sail-
lant du jaune comte; mais à défaut du mystérieux inconnu que
Marguerite n'avait jamais rencontré, et dont la silhouette indécise
avait confusément traversé ses rêveries, M. de Yauvert lui convenait
autant qu'un autre. Elle prit donc le voile blanc et le bouquet de
fleurs d'oranger sans répugnance comme sans élan. De ce premier
et redoutable pas dans la vie, il lui resta un sentiment indéfinis-
sable qui n'était pas de la tristesse, mais où la mélancolie et un cer-
tain regret inavoué avaient leur place.
Trois ou quatre années après cet événement. M*"' la comtesse de
Vauvert passait pour l'une des femmes les plus séduisantes de Paris.
Elle n'était pas seulement jolie dans l'acception ordinaire du mot,
elle avait une grâce qui n'appartenait qu'à elle, une physionomie
qui lui était propre et qu'on ne voyait à aucune autre" femme. Sa
beauté avait un caractère de calme, de sérénité douce, avec un mé-
lange de langueur et de tendresse paisible qui reposait d'abord et
finissait par captiver. La candeur était dans ses yeux, la bonté sur ses
lèvres, avec un grand air de dignité qui lui donnait une certaine res-
semblance avec ces reines d'autrefois dont l'église a fait des saintes.
Le mariage avait arrondi légèrement ses formes sans leur rien faire
perdre de leur délicatesse et de leur chaste élégance. Elle avait sur
un front blanc et pur deux larges bandeaux de cheveux blonds à re-
flets vifs qui prenaient sur les tempes des tons d'or bruni, les yeux
bleus et profonds, larges et doux, un ovale d'une finesse exquise,
des lèvres un peu pleines, mais assouplies par un sourire enfantin,
MARGUERITE DE TANLAY. 125
des joues d'une pâleur rosée, dont les courbes délicates laissaient
voir à la naissance du cou un réseau de veines bleues qui prêtaient
à la peau des nuances d'azur. M""" de Yauvert unissait à une rare
indulgence une égalité d'humeur parfaite. Jamais on ne ]a surpre-
nait en flagrant délit de médisance, jamais elle n'accordait aux calom-
nies qui se glissent dans les entretiens du monde cette attention com-
plaisante qui rend l'auditeur complice du mal qu'on fait. Elle était
bienveillante sans empressement banal et avec une sorte de gravité
dont l'intelligence n'était pas exclue; mais pour la bien connaître il
fallait être admis dans son intimité : là seulement, et en présence
d'un très petit nombre de personnes qui lui étaient sympathiques,
•elle se livrait. Ceux qui l'avaient comparée à un beau lis venu dans
une solitude s'étonnaient des vivacités soudaines et des profondeurs
de cet esprit qui semblait trempé dans du lait. De longues médita-
tions l'avaient mûri. On devinait alors à certains mots qui brillaient
tout à coup comme des flammes qu'il manquait quelque chose à
M™" de Yauvert. Un jour, cette vieille parente qui vivait à inter-
valles inégaux chez la comtesse comme elle avait vécu chez le mar-
quis, et qui se plaisait à comparer sa jeune et belle cousine à une
châtelaine du temps d'Yseult, la surprit toute rêveuse à son balcon,
les yeux perdus dans l'espace. — Ma petite, lui dit M"* de Coche-
rolles, on ne revient plus de Palestine! — M™' de Yauvert rougit
très fort et ferma la fenêtre sans répondre.
IL
Les frontières du monde où Marguerite avait vécu s'étaient élar-
gies depuis son mariage. M. de Yauvert, à qui son âge permettait
des relations plus nombreuses et plus suivies, lui avait fait passer
les ponts, et du faubourg Saint-Honoré elle s'était avancée tout dou-
cement jusqu'à la Ghaussée-d'Antin. Le meilleur et le plus gracieux
accueil l'attendait partout. M. de Tanlay avait froncé le sourcil au
spectacle de ces audacieuses infractions et de cette condescendance
à l'esprit du siècle; mais quelques bonnes paroles de son gendre
l'avaient calmé. On ne manquait pas d'ailleurs de passer chaque
année six mois à Yineuil. M™* de Yauvert trouvait un charme sin-
gulier dans ce séjour qui la reposait du monde. Il ne paraissait
pas que cette expansion qu'on lui avait permise, ou, pour mieux
dire, qu'on lui avait imposée, eût apporté aucun changement dans
ses idées et ses habitudes. Elle rendait bonne. grâce pour bonne
grâce, recevait les hommages des salons nouveaux qu'elle tra^sersait
avec une aisance où ne se montraient ni surprise ni entraînement, et
laissait voir un désir aimable de plaire dont chacun lui savait gré,
I
126 RBYOE DES DEUX MONDES.
sans que Tamie intime la plus résolue à médire trouvât dans sa con-
duite une nuance de coquetterie. 11 eût donc été fort difficile d'ex-
pliquer quel repos M"* de Vauvert allait demander à Vineuil, et ce-
pendant on surprenait en elle, au moment où la saison la ramenait
aous les vieux ombrages du château, des soupirs d'allégement qui
témoignaient tout au moins d'une grande lassitude. M. de Yauvert
n'était pas toujoui*s avec elle. 11 aimait la chasse ardemment et les
chevaux avec passion, et du 1" septembre à la fin de janvier il cou-
rait la province, ne manquant pas, après de rapides excursions, de
revenir sous le toit de Vineuil, où souvent il ramenait nombreuse
compagnie. Tout ce bruit et tout ce mouvement que traînent après
, eux de jeunes fous amoureux d'exercices violens glissaient sur Mar-
guerite comme une goutte d'eau sur les fleurs tranquilles du nénu-
phar. Le lendemain, il n'y paraissait plus, et comme la veille on
l'avait vue, souriante et tranquille, faire à deux heures du matin les
honneurs d'un salon plein de vie et d'animation, le jour suivant on
la surprenait à l'écart, dans une allée du parc, un livre à la main,
assise sous un grand chêne avec le même air de placidité. Seulement
quelquefois elle ne lisait pas.
M. de Yauvert était de ces maris avec lesquels il est impossible, à
moins d'y mettre un grand entêtement, de ne pas vivre en bonne in-
telligence. La jalousie était un mal qui lui était entièrement inconnu;
un mot tiré de l'hébreu ou du sanscrit n'eût pas eu pour lui une
signification plus inintelligible. Marguerite avait donc toute faculté
de vivre à sa guise, de sortir, de rentrer, de s'enfermer au fond de
sa chambre, toutes portes closes, ou de recevoir qui bon lui sem-
blait sans que jamais la pensée vînt à son mari de la questionner.
Le marquis de Tanlay, qui avait été dans sa jeunesse fort habile
écuyer et tireur remarquable, estimait que son gendre vivait en
parfait gentilhomme. Chaque jour, il se félicitait de l'avoir donné à
sa fille. Malheureusement jamais gentilhomme n'eut moins besoin
d'effusion, et au milieu de sa liberté Marguerite manquait d'air.
Parfois elle se sentait contre son mari des mouvemens de colère
que rien ne justifiait, et qui l'indignaient contre elle-même, mais
qui renaissaient à son insu. Cette égalité constante, cette bonho-
mie toute ronde, cet entrain dont la gaieté n'était jamais en dé-
faut, produisaient sur ses nerfs cet effet irritant que ressentent à
la longue le» voyageurs perdus sous le ciel implacablement bleu de
l'Egypte. Quand par hasard la fatigue ou le mauvais temps le rete-
nait auprès d'elle le soir, s'il prenait un livre, elle cherchait à pé-
Oétrer du coin de l'œil le secret de cette invariable tranquillité qui
1 étooflait. Elle se sentait altérée, et ne savait à quelle source étan-
chor cette soif dont elle le rendait responsable. L'apprentissage que
MARGUERITE DE TANLAY. 127
M"' de Vauvert faisait de la vie la remplissait d'un étonnement dou-
loureux. Elle se demandait alors si elle s'était mariée uniquement
pour rendre et recevoir un certain nombre de visites qui se succé-
daient avec la monotone régularité d'un balancier, ouvrir ses salons
trois ou quatre fois l'an et payer en valses et en mazurkas les ma-
zurkas et les valses dont on lui avait fait hommage pendant l'hi-
ver, se montrer sept fois par semaine aux Champs-Elysées et quatre
fois par mois, chaque mardi, aux Italiens, passer enfin une portion
notable de ses jours à essayer des robes et des chapeaux dont elle
offrait ensuite la primeur à des inconnus. Sa mémoire lui rappelait
parfois les entretiens de ses tantes. M"*' de Sainte- Aure et d'Ermois,
et toutes leurs belles théories sur les effluves du sentiment. Hélas!
Marguerite ne voyait pas que dans cette existence tirée au cor-
deau, et où l'élan, l'imprévu, l'émotion n'avaient point de place, le
cœur eût occasion de battre bien souvent. Il fallait que ses tantes
l'eussent trompée, et pourquoi? ou que M. de Yauvert ne fût pas
semblable aux autres hommes. Elle ne songeait cependant pas à
l'accuser d'indifférence. Un jour qu'elle était au plus fort d'une ma-
ladie, elle l'aperçut qui détournait la tête pour essuyer ses yeux.
Attendrie, elle s'empara de sa main : — Yous m'aimez donc? dit-
elle. M. de Vauvert la regarda tout surpris. — Moi? en doutez-vous?
répondit-il. Faut-il donc pour vous bien convaincre qu'on vous aime
vous le répéter chaque jour et à tout propos?... J'ai pris l'engage-
ment de me consacrer tout entier à vous... Un galant homme n'a
que sa parole... Ne me faites pas l'injure de douter de la mienne, et
comptez sur moi.
Le danger éloigné, il reprit sa même manière de vivre, et ne parut
plus songer à Marguerite, si ce n'est pour satisfaire à tous ses dé-
sirs. Cette lueur d'espérance qui s'était allumée dans le cœur de
M"* de Vauvert s'éteignit subitement. Ce fut alors qu'elle ressentit
les premières atteintes d'un malaise dont la cause lui échappait.
Blottie dans le coin de sa calèche et frileusement enveloppée d'un
grand cachemire, ou à demi couchée sur un canapé dans son bou-
doir, elle tombait dans d'interminables rêveries, qui n'avaient ni but
ni conclusion; parfois le rouge lui montait au visage sans qu'elle
sût pourquoi, le cœur lui battait, et tout à coup des larmes rem-
plissaient ses yeux. Quand elle rencontrait des groupes de pauvres
filles qui s'en allaient le dimanche à la campagne, et qui riaient,
trottant à pied, elle les regardait avec étonnement et se surprenait
à les envier. Elle se demandait pourquoi le même bonheur ne lui
souriait pas, et la retraite seule pouvait l'apaiser.
Sur ces entrefaites, M. de Tanlay mourut en emportant la ferme
persuasion que sa fille était parfaitement heureuse. M""' de Vauvert
128 BEVUE DES DEUX MONDES.
se retira à Vineuil pour pleurer cette mort, qui laissait un grand
vide autour d'elle. Elle se crut la plus infortunée des femmes, et le
devint presque. Tout fut prétexte à son chagrin, et tout contribua
à l'augmenter, comme une boule de neige s'accroît de tout ce qu'elle
rencontre en son chemin. Le comte la laissait pleurer; il faisait de
fréquens voyages à Paris et portait son deuil décemment. Quelque-
fois, quand il la retrouvait pâle et les yeux humides, il soupirait
avec un mouvement d'épaules où l'on pouvait voir autant d'impa-
tience que de sympathie. Marguerite levait les yeux au ciel; M. de
Vauvert l'embrassait et allait à ses affaires.
Quand les convenances exigèrent que Marguerite rentrât dans le
monde, il parut que la blonde châtelaine, comme les poètes de salon
l'appelaient, était un peu inclinée, ainsi qu'une fleur chargée de
gouttes de pluie. Elle y porta une mélancolie touchante, une sorte
de grâce mouillée et des langueurs qui lui donnaient une vague res-
semblance avec cette idéale figure d'Ophélia dont tant de femmes
ont abusé. Elle ne portait plus que des nuances tendres, et mêlait
au bal de longues feuilles de roseaux et des rameaux de lierre à
ses cheveux. On la proclama partout la victime de l'amour filial.
M"* de Gocherolles, impatientée, répliqua un jour que la douleur
lui allait bien. Le monde et M"* de Gocherolles avaient également
tort; Marguerite aimait réellement son père plus que ne le croyait
sa vieille cousine; elle avait pour doubler sa tristesse des peines
inconnues et chimériques que le monde ne soupçonnait pas.
A quelque temps de là, M"*^ de Yauvert trouva sur la quatrième
feuille d'un journal une annonce où le nom de son mari était im-
primé en gros caractères, et sous sa main une invitation au bal des
Tuileries, adressée à M. le comte et à M""' la comtesse de Yauvert
par r aide-de-camp de service. Elle prit le journal, elle examina
la carte et la retourna en tous sens. Il y avait certainement quelque
erreur là-dessous. Son mari rentra pour Je déjeuner, elle poussa
la feuille imprimée devant lui; il la regarda d'un œil indifférent et
prit une aile de perdreau. — C'est une annonce, dit-il. M"" de Vau-
vert lui présenta la carte timbrée du château des Tuileries; il la
posa à côté de son assiette. — C'est une invitation au bal de la
cour, reprit-il.
— Je ne vous comprends pas, répondit Marguerite un peu sèche-
ment.
M. de Vauvert sourit. — C'est fort simple cependant : on a formé
une grande compagnie pour la création d'un chemin de fer impor-
tant, je fais partie du conseil d'administration. Déplus, le roi donne
un bal, et nous fait l'honneur de nous inviter.
M"* de Vauvert regarda son mari. — Je vois bien qu'il faut que
MARGUERITE DE TANLAY. 129
je m'explique, dit le comte. Vous êtes jeune, ma chère Marguerite,
et vivez un peu sur la terre comme si vous étiez dans les nuages.
Supposons un instant que nous ne sommes pas des demi-dieux, ni
vous ni moi, et parlons en hommes, mieux encore, en Parisiens.
Nous avons cinquante mille livres de rentes à peu près; c'est hono-
rable, et bien des familles vivent avec moins que cela; mais nous
avons des chevaux, des voitures, des gens, un train de maison enfin
qui dévore, avec nos revenus, un petit morceau du capital chaque
année. Je vois dans vos yeux que vous allez me proposer l'expédient
radical des réformes : c'est le mot des peuples et des ménages dans
l'embarras; mais dans notre position toute réforme est impossible.
D'ailleurs les sacrifices ne sont pas à la mode, et ne cadrent pas
avec les mœurs du temps, Or les sentimens comme les habits sont
affaires de circonstance. Personne ne se brûlerait le poing aujour-
d'hui comme le Mucius Scévola de l'histoire, pas plus que vous ne
porteriez les paniers de vos grand' mères ou les souliers à la pou-
laine de vos aïeules. Une occasion se présente de tripler, qui sait
même? de décupler nos revenus : pourquoi n'en profiterais-je pas?
On a la sottise, peut-être l'esprit, de croire à l'influence des noms;
je me suis servi du mien. Gela vous étonne et vous attriste même!
Si j'étais en humeur de traiter la question au point de vue philoso-
phique, je vous dirais que nous sommes au commencement d'une
ère dont nul ne peut prévoir les conséquences. Les chemins de fer
passeront leur niveau sur tout. Un nom pèsera bien peu de chose
dans la balance des faits d'ici à quelque vingt ans. Laissez-moi faire.
En vous épousant, j'ai pris envers moi-même l'engagement de nive-
ler la différence qui existait entre nos deux fortunes et de vous ren-
dre au double ce que vous m'apportiez. Gela rentre dans la part de
bonheur que je veux vous donner. Or, si je ne me fais aucune illu-
sion sur ma valeur personnelle, j'ai le bon sens de savoir tout au
moins jusqu'où peut aller mon esprit. Il est à la hauteur de ce que
je veux entreprendre, et je m'y soumets, ne pouvant faire mieux,
f oilà pour le côté industriel. Quant à cette invitation qui vous of-
fusque, je l'ai sollicitée. Yous tressaillez, et je lis sur votre visage
la surprise, presque l'indignation. Yous ne comprenez pas qu'un
gentilhomme qui s'est fait blesser au service d'une autre cause se
rallie au gouvernement nouveau. Sans renier en rien mon passé,
peut-être pourrais-je vous dire que si nous étions encore au temps
glorieux où mes ancêtres versaient leur sang pour la cause du roi
aux champs de Bressuire et de Fontenay, je ne serais pas le dernier
à tirer l'épée; mais nos pères ne sont plus, et les temps sont chan-
gés! Yoyez combien peu nous ont suivis dans cette dernière croi-
sade d'une cause qui a eu tant de héros, tant de martyrs! Il ne me
TOME XIX. 9
130 REYUE DES DEUX MONDES.
semble pas que la France soit avec nous. Où elle est, je reste. G*est
pourquoi, sans entraînement, mais non pas sans regrets peut-être,
je marche dans la voie où d'autres sont entrés.
M. de Vauvert se leva. 11 paraissait un peu ému. — Yiendrez-
vous aux Tuileries? reprit-il.
La comtesse secoua la tête. — Gomme il vous plaira, ajouta son
mari. Il lui donna une poignée de main à l'anglaise et sortit.
Une vie nouvelle commença bientôt pour Marguerite. Le comte la
pria de prendre un jour et de donner à dîner régulièrement. Elle vit
beaucoup de monde, et parmi les personnes qui lui furent présentées
chaque jeudi, beaucoup n'étaient pas titrées. La comtesse entendit
un langage plus vif, plus net, plus expressif, moins fleuri peut-être
et moins épuré, mais qui avait un accent plus ferme et plus précis.
Elle reçut à sa table des ingénieurs, des capitalistes, des directeurs
de journaux, des écrivains, des députés; elle fut polie, mais sans
abandon. Le tour de la conversation avait un caractère positif, qui
pouvait par instant éveiller sa curiosité, mais qui souvent la froissait
dans les parties les plus intimes de son être. M"° de CocheroUes était
revenue; son esprit sarcastique, alerte et rompu à de telles expé-
riences, se plaisait dans un mouvement qui lui fournissait mille
occasions d'épancher sa malice. M°° de Vauvert, qui parfois restait
silencieuse au milieu de vingt personnes animées par le feu de deux
ou trois discussions, n'était pas à l'abri de ses traits. Un jeune ora-
teur que le conseil d'état venait d'arracher aux bancs de l'opposition,
étonné de cette rêveuse indolence que ne troublaient pas les éclairs
de ses plus éloquentes improvisations, se pencha un soir à l'oreille
de M"* de CocheroUes. — C'est la Belle au Bois dormant, dit-il; cent
canons tirant à la fois ne la réveilleraient pas ! — M"" de CocheroUes
sourit. — Cent canons, c'est possible, dit-elle; mais un soupir!...
qui sait?
Le chemin de fer de M. de Vauvert devait faire bonne figure dans
le monde. Peu de mois après l'annonce qui avait produit sur l'esprit
de la comtesse l'effet d'un coup de tam-tam, le comte avait prouvé,
en achetant cinq cents hectares de bois autour de Vineuil, que ses
prévisions n'avaient pas été trompées; le domaine de M. de Tanlay
devenait l'un des plus considérables du Berri. De plus, on avait
abandonné la rue du Cherche-Midi et troqué les grandeurs suran-
nées des vieux salons du marquis contre les recherches et les élé-
gances modernes d'un hôtel de la rue d'Anjou. M. de Vauvert était là
plus près de ses affaires. Les voitures de la comtesse furent citées
parmi celles qu'on remarquait au bois, sa livrée était du meilleur
goût; elle trouvait sur sa cheminée des parures nouvelles à chaque
saÎBon, et quelquefois le matin des bouquets. Les parures ne la tou-
MARGUERITE DE TANLAY. 131
chaient pas, les bouquets la rendaient songeuse. Un soir, elle s'a-
visa d'en remercier le comte. Comment savait-il qu'elle aimait les
fleurs? Rien ne pouvait lui faire plus de plaisir. Le jour s'annonçait
plus heureux, quand le premier regard rencontrait ces fraîches cou-
leurs si fragiles. M. de Vauvert alluma un cigare. — J'ai toujours
remarqué que les femmes ont la passion des fleurs, dit-il; mais,
puisque celles que je vous envoie vous font un plaisir si vif, je vais
donner ordre qu'on vous apporte un bouquet chaque matin. — Mar-
guerite soupira. Elle eût préféré une petite rose, un brin de violette
donnés par hasard ou quand le souvenir y invite. La régularité lui
gâtait les jasmins d'Espagne, les violettes de Parme et les gardénias.
Yers cette époque, un soir d'automne, tandis que les hôtes du
château de Vineuil causaient après un de ces dîners plantureux
qui consolent les chasseurs de leurs fatigues, un orage abominable
éclata. Le vent et la pluie faisaient rage. Un domestique entra. —
Un monsieur que l'orage a surpris sur la route est à la grille en
voiture, dit-il; il demande à M. le comte l'hospitalité pour une nuit;
voici la carte que ce monsieur m'a remise.
Le comte prit la carte et lut le nom de M. le vicomte Roger de
Charny. — Faites entrer, dit-il.
Cinq minutes après, M. de Charny parut. Il était en costume de
voyage. Il s'approcha de M. de Vauvert, et s'excusa du dérange-
ment qu'il lui occasionnait; ni railla en bons termes l'aventure qui
lui donnait un faux air de héros d'opéra-comique, et jura que si le
postillon avait consenti à pousser ses chevaux plus loin, jamais il
n'aurait sonné à la grille de Yineuil.. Au bout de quelques instans,
M. de Charny avait eu l'art d'apprendre sur lui-même tout ce qu'on
en devait honnêtement savoir : il se rendait chez un propriétaire du
voisinage qu'il nomma, et comptait passer le reste de la saison dans
une bicoque qu'il avait achetée dans le pays pour s'y reposer des
fatigues d'un long séjour en Orient. Le thé servi, M. de Charny se
retira, laissant de lui l'opinion qu'il était un peu froid, mais tout à
fait du meilleur monde.
III.
Le lendemain, au petit jour, M. de Charny s'éloigna avant d'a-
voir vu personne. Il chargea le domestique qui l'avait introduit de
dire à M. de Vauvert qu'il n'avait pas voulu abuser plus longtemps de
son hospitalité, mais qu'il prendrait certainement la liberté de l'en
venir remercier. On ne pensait plus beaucoup à cet incident lorsque
quatre ou cinq jours après M. de Charny se présenta un soir à Vi-
neuil, où il s'excusa d'avoir tardé si longtemps à paraître après l'ai-
452 REVUE DES DEUX MONDES.
niable accueil qu'on lui avait fait. Un rapide coup d'œil lui fit re-
connaître parmi les hôtes du comte de Vauvert deux ou trois per-
sonnes qu'il avait rencontrées à Paris; il les salua, et la conversation
prit un tour général. Il était difficile qu'on ne parlât pas de chevaux
chez M. de Vauvert. M. de Charny fit bien voir qu'il les connaissait;
il avait parcouru la Perse et la Syrie tout nouvellement, et autrefois
l'Angleterre; les coureurs du désert lui étaient familiers comme les
vainqueurs d'Ascot et d'Epsom. Du terrain des courses, la conver-
sation glissa dans les plaines et les forêts où la veille on venait de
forcer quatre ou cinq chevreuils. M. de Charny, qui avait chassé à
trébisonde et à Ispahan, parla des antilopes qu'il avait poursuivies
à cheval, le faucon au poing. Aucune des stratégies de l'art cyné-
gétique ne lui était inconnue. M. de Vauvert déclara que c'était un
homme accompli. Cependant, sur la proposition qu'on lui fit de
prendre part le lendemain à une grande chasse aux sangliers, il re-
fusa, alléguant que sa santé ne lui permettait pas d'assister à de
tels spectacles. Au moment où la compagnie allait se séparer, M. de
Vauvert demanda à M. de Charny s'il demeurait encore au château
où il se rendait quand l'orage l'avait surpris.
— Chez le baron Gobain? Non, répondit M. de Charny, je suis
installé depuis hier aux Ormeaux.
— Tant mieux! s'écria le comte, on pourra vous y voir. — M. de
Charny sourit, et passant son bras sous celui de M. de Vauvert avec
une familiarité polie que leur âge et la circonstance autorisaient :
— Je crois vous comprendre, reprit-il, mais je suis chargé de vous
dire que les taillis de La Coudraie vous sont ouverts comme les bois
de Vineuil. Je crois même que ce cher voisin sera heureux de vous
aider à tuer les bêtes qui peuvent s'y trouver.
M. de Vauvert regarda M. de Charny. — Comment savez-vous tout
cela? dit-il vivement.
— J'ai surpris l'autre soir un mouvement sur votre visage quand
j'ai nommé le baron Gobain ; j'ai voulu avoir la signification de ce
mouvement. J'ai donc interrogé mon hôte; j'ai appris bien vite
quelle cause légère séparait deux hommes faits pour s'estimer, et
grâce à une circonstance qui m'a permis jadis de rendre un petit
service au baron, je l'ai amené sans peine à reconnaître qu'il avait
eu tort.
Rien ne pouvait faire plus de plaisir à M. de Vauvert que cette nou-
velle. Les taillis de La Coudraie bordaient sur un long espace les
bois de Vineuil; la bête lancée par les chiens du comte passait sou-
vent chez son voisin, et il fallait abandonner la chasse. Souvent
aussi on l'avait poursuivie : il y avait eu des querelles entre les
gardes et les piqueurs, des procès-verbaux môme, et on avait dû
MARGUERITE DE TANLAY. 133
rompre toute relation, comme cela arrive quelquefois entre proprié-
taires qui ont les mêmes goûts. Depuis cette rupture, M. de Vauvert
était fort empêché dans ses chasses; un inconnu venait de rendre
toute liberté à ses équipages. — Pardieu ! dit-il en serrant la main
de M. de Gharny, vous êtes un galant homme; veuillez porter mes
complimens au baron, et si jamais je puis vous être bon à quelque
chose, disposez de moi, je vous suis tout acquis.
M. le vicomte Roger de Gharny appartenait au corps diploma-
tique. 11 avait rempli dans les derniers temps une mission en Orient
qui avait mis son nom en relief. Dans une circonstance où sa vie
avait été en danger, il avait su, par un mélange habile de fermeté,
d'adresse et de hauteur, dénouer, à l'entière satisfaction du gouver-
nement, une question qui menaçait d'avoir des conséquences graves.
Une tentative d'assassinat à laquelle il avait plus tard échappé par
hasard, mais non pas sain et sauf, avait mis un terme à cette mis-
sion, où sa santé avait été compromise. Le jeune diplomate était
donc rentré en France avec une réputation toute faite. M. de Gharny
était en un mot dans cette heure fortunée où le flot et le vent vous
portent. Assuré par la mort d'une tante de quelques revenus qui, à
un moment donné, lui permettraient de faire acte d'indépendance,
le vicomte avait en outre des qualités extérieures qui venaient en
aide à ce que le hasard et son caractère avaient fait pour lui. Il
parlait peu, mais quand il le faisait, c'était avec une animation, un
tour original qui pouvaient ne pas plaire également à tout le monde,
et n'en laissaient pas moins leur empreinte. Il avait dans la figure
quelque chose de romanesque qui le faisait distinguer de la foule ;
il y ajoutait par une mise sévère et par une manière adroite de
s'effacer qui le mettait en lumière. On ne pouvait pas l'accuser de
parler de lui ou de chercher à attirer l'attention sur sa vie et les
actes auxquels il avait pris part, et cependant il n'était pas dans un
salon depuis un quart d'heure qu'il était déjà le centre d'un petit
cercle. Quand la discussion portait sur une chose qu'il savait, et il
en savait beaucoup, il ne s'en mêlait pas d'abord, puis y entrait par
un mot, une réplique, une observation; il s'animait par degrés, et
sa parole devenait tout à coup abondante et colorée avec un tour
incisif où le paradoxe éclatait comme une fusée.
Au bout de six semaines, M. de Gharny devint l'un des hôtes
les plus assidus de Yineuil. Il n'offrait jamais de conseils à M. de
Yauvert, qui lui en demandait souvent. Marguerite semblait tirée
de son engourdissement par sa présence; elle avait, de la sympathie
pour cette nature souple et vigoureuse, acerbe quelquefois, mais
dont les aspérités même irritaient et charmaient sa sensibilité ner-
veuse. Elle attachait un grand prix aux qualités réelles qu'il montrait,
15à BEYUE DES DEUX MONDES.
et lui en prêtait d'autres en plus grand nombre qu'il n'avait pas.
On a beaucoup vanté l'habileté des femmes dans l'art de tromper et
de s'embellir d'un masque où toutes les vertus brillent du plus vif
éclat. C'est beaucoup d'honneur qu'on leur a fait. Quand l'une
d'entre elles se met à aimer, elle fait voir qu'elle n'est pas moins
prompte. qu'un pauvre homme à courir au-devant de l'erreur et du
mensonge. La passion est adroite à se duper elle-même; elle y met
sa force et son bonheur, et le cœur qui se donne façonne le masque
dont le vainqueur après coup est revêtu. M"' de Yauvert, qui con-
naissait peu M. de Charny, s'efforça par mille détours de pénétrer
ce caractère qui semblait se dérober à toutes les recherches; elle
le poussait sur le terrain des confidences, et l'y retenait avec une
grâce dont il subissait le charme sans trop s'y abandonner. Entre un
jeune homme et une jeune femme emprisonnés à la campagne dans
la saison froide, au milieu d'un groupe de chasseurs enragés, l'iso-
lement est presque complet. Il n'y avait que deux ou trois lieues des
Ormeaux à Vineuil; le trajet était franchi chaque jour; quelque-
fois même M. de Charny restait au château, où il avait une chambre
qu'on ne donnait plus qu'à lui. Marguerite souffrait qu'il la raillât
sur ses attitudes de roseau, sur ses longues mélancolies, sur les
élans et les aspirations sans but qui la tourmentaient, sur les mi-
gnardises de son esprit; il n'admettait rien de semblable, lui pour
qui l'action était la raison même de la vie. A son tour, elle le plai-
santait lorsque, sous l'empire d'un souvenir ou d'une discussion,
il parlait avec un feu extraordinaire. — Prenez garde, lui disait-
elle en riant, voilà que la poésie vous gagne !
— Ah ! c'est une peste ! répliquait-il d'un air moitié joyeux, moi-
tié chagrin.
Une lettre que M. de Charny écrivit à l'un de ses amis vers la fm
de l'automne indiquera mieux quel était à cette époque l'état de son
esprit.
« Les Ormeaux, 14 décembre.
« Si vous me demandez, mon vieux camarade, ce qui me retient
au fond du Berri, je serai fort en peine de vous répondre, et Dieu
sait cependant si je vous cache rien, à vous qui avez partagé ma vie
dans maintes traverses sans que votre amitié m'ait fait défaut un
seul jour. Certainement je ne me porte pas aussi bien que ces vieux
Turcs que nous avons si souvent admirés à l'ombre des platanes où
ils s'endorment, mais l'air de Paris n'est pas malsain, et bien des
intérêts m'y rappellent. Je ne chasse pas non plus, je ne monte
guère à cheval, je ne lis pas davantage, si ce n'est une fois ou deux
par semaine le journal pour voir si le ministère n'est pas changé.
MARGUERITE DE TANLAY. 135
Il y a des heures où je me crois atteint par le kief oriental; mais
qui diable a jamais entendu parler du kiefsiU. coin du feu, avec un
pied de neige derrière la vitre?
(( En creusant bien, peut-être trouverait-on, pour expliquer mon
long séjour ici, cette cause qu'un philosophe cherchait au fond de
toutes les actions d'un homme,... une femme! Que ce mot si joli
n'aille pas vous faire croire à un amour insensé et tel que le temps
seul ou la satiété peut en guérir; non, mais il est certain que c'est
à une influence féminine que je dois de rester à la campagne. Elle
me révolte, et j'y cède. »
Après un assez long portrait de M""^ de Yauvert où l'on voyait
que M. de Charny s'était complu, il reprenait en ces termes :
(( Une cousine qui a passé dernièrement dix jours à Yineuil, et qui
me paraît avoir le don de percer au vif les caractères d'un seul mot,
a dit de M°'^ de Yauvert qu'elle était née un siècle ou deux trop
tard. Il est certain qu'on la croirait échappée à ce cercle illustre de
belles dames dont la fameuse Julie d'Angennes portait le drapeau.
Yous savez si j'aime peu l'amour! J'ai sacrifié comme un autre à ce
sentiment, qu'il faudrait exclure de la vie après la vingt-cinquième
année, et rien ne me tente moins que d'y tomber derechef. Aucune
femme d'ailleurs ne m'est moins sympathique par les idées, le ca-
ractère, les habitudes d'esprit, le tour de la pensée. Donc du côté
de la passion point de danger. Et cependant, aussitôt que je ne la
vois plus, je pense à elle, comme un écolier aux vacances prochaines.
Soyez donc passé maître en indifférence pour en venir là!
(( Un accident ridicule m'a fait rencontrer ici le comte de Yau-
vert, chez qui je suis tombé un soir d'orage. J'ai trouvé un habile
homme et une femme sentimentale : l'un qui vise loin tout en tirant
des perdreaux, et me paraît appelé à faire un grand chemin dans
la finance; l'autre perdue dans les chimères et belle avec un air
étrange qui séduit. Le comte a quelque velléité de se porter candi-
dat aux prochaines élections, et je l'y pousse de mon mieux; il a de
grandes chances d'être envoyé à la chambre, et j'aurai là un appui
d'autant plus fidèle que je n'ai aucun droit de compter sur son dé-
vouement. La comtesse fait des châteaux en Espagne, et je les bâtis,
— non, je me trompe, — je les démolis avec elle.
« Gardez-vous de me prêter aucun projet de séduction : loin de
moi une pareille pensée! J'ai passé l'âge de ces grandes campagnes,
et j'ai en outre la conviction que la galanterie ne mène plus à rien.
Sans fatuité aucune, je crois pourtant que je plais à la châtelaine de
Yineuil dans une mesure honnête; mais, si je l'ai bien comprise, elle
serait femme à aimer sérieusement, très sérieusement même, et mes
principes me crient que tout attachement sérieux est un lien, —
c'est-à-dire un obstacle. — Or à trente ans il n'en faut plus. Je m'abs-
156 REVUE DES DEUX MONDES.
tiens donc de toute parole décisive, et je maintiens ce bel oiseau
bleu dans les régions idéales des théories. J'imagine qu'il ne fau-
drait qu'un hasard pour l'amener à plier ses ailes. Je veux bien ne
pas Y Y aider, mais je ne voudrais cependant pas qu'un autre eût
celte bonne fortune.
« C'est là, me direz-vous, une circonstance aggravante, un aveu
qui témoigne contre moi. Eh ! je n'en disconviens pas. Où est le
sage qui n'a jamais péché pour me jeter la première pierre? Vous
faut-il une preuve plus accablante encore? Écoutez et voyez jusqu'à
quel point un homme peut rester jeune malgré les quelques cheveux
blancs que lui laisse une heureuse calvitie dont les imbéciles font
honneur à la maturité de sa pensée et à l'excès du travail!
« Il y a ici un jeune conseiller d'état qui a fait son chemin en
votant contre le ministère. Il ne manque ni d'esprit, ni d'aplomb,
et on raconte qu'il a eu des succès dans les salons politiques. Il a
mis le siège clevant M"'' de Vauvert. Sa tactique est celle d'un
homme qui a fait ses preuves; mais M"* de Yauvert a une placidité
qui le déconcerte à tout instant. Dans les commencemens, je riais
donc; mais voilà qu'un jour je les surprends volant du même vol
dans ces hauteurs où j'avais seul le privilège de me perdre! Et je
sais quels écueils encombrent ces zones éthérées! Une horrible ja-
lousie s'empara de moi. Si j'avais été le maître du choléra ou de la
fièvre jaune, le conseiller d'état serait mort sur place. Ma jeunesse
alla jusqu'au dépit, jusqu'à la bouderie. Pardonnez-moi, elle ne
dura que cinq minutes. Mais que devint cette jalousie quand je vis
M"* de Vauvert prendre le bras de M. de Fersac, passer dans la
serre, et accepter de sa main une rose qu'elle mit à sa ceinture!
Cette maudite rose me pesait sur le cœur; j'en étouffais. Riez, mon
ami! vous allez voir. Dans la soirée, j'en parlai à la comtesse d'un
air tranquille ou à peu près. J'aurais broyé de l'acier entre mes
dents. L'adorable créature, sans répondre, prit la fleur et la jeta
au feu. Et je n'ai pas mangé ses deux mains de baisers! J'ai voulu
parler, je suis resté stupide et muet. Il y a donc des heures où l'on
a toujours vingt ans, si vieux qu'on soit!
a Le lendemain, — neigeait-il, bon Dieu! — je suis monté sur
un cheval enragé, un buveur d'air, comme disent mes vieux amis
les Arabes, et j'ai couru ventre à terre jusqu'à la ville voisine; j'ai
dépeuplé le plus beau jardin de l'endroit, et j'ai rapporté triompha-
lement un bouquet de roses blanches. Dix lieues pour dix fleurs!
M** de Vauvert me vit descendre de cheval et ne put retenir un petit
cri. J'accours et je lui offre mes fleurs. Ai-je besoin d'ajouter que je
tremblais? Elle me regarda avec des yeux tout humides. — Vous à
cheval, et par un temps pareil , dit-elle, quand votre santé vous dé-
fend de suivre une chasse! — Eh ! cette rose que vous n'aviez plus,
MARGUERITE DE TANLAY. 137
m'écriais-je, ne dévais-je pas la remplacer?... Au prix de mon sang,
il m'en fallait trouver une.
(( Cette fadaise produisit l'effet accoutumé. M"^ de Vauvert n'osa
plus lever les yeux, et rougit jusqu'au cou. Elle garda le bouquet.
J'ai toujours remarqué que les choses les plus vieilles, les plus re-
battues, les plus surannées, sont celles qu'on accueille le mieux. Il
ne faut pas dédaigner non plus les exagérations les plus grosses et
les plus extravagantes : elles vont droit au cœur, et s'y insinuent
comme des fils de soie. C'est ce qui m'explique les grands succès de
quelques imbéciles.
u Vous voilà condamné! me crierez-vous. Pas encore, et voici
maintenant les circonstances atténuantes. L'autre jour. M™* de Yau-
vert m'attendait; nous devions lire ensemble un livre qui fait grand
bruit, et que le courrier venait de nous apporter. Ces messieurs
tuaient des loups. J'étais au coin de mon feu, les pieds sur les che-
nets; j'ai expédié un billet à Yineuil, et je suis resté trois jours
aux Ormeaux, tranquillement occupé à rédiger un mémoire pour le
ministre. Je crois bien n'avoir pas pensé à elle plus de deux fois.
Je suis de cette race de gens dont le cœur se tait quand le cerveau
parle. A ma première visite, j'ai trouvé cette excellente créature un
peu pâle; elle ne m'a rien reproché, mais sa poitrine s'est soulevée
comme celle d'une personne qui recouvre la respiration. J'ai joué
au whist tout le soir.
{( Suis-je acquitté?... L'hiver s'avance, et je ne le passerai pas
tout entier ici. Mon été de la Saint-Martin a eu ses vacances; nous
retournerons aux choses sérieuses à Paris. Vous n'ignorez pas qu'a-
vant la mort de la bonne dame qui s'est tout à coup souvenue de
moi je n'avais pas grand'chose. Héritage oblige. A présent, je re-
garde plus loin devant moi. Mon bisaïeul était lieutenant-général des
armées du roi à Denain, mon grand-père était chef d'escadre quel-
que vingt ans avant 89; mon père était membre du conseil des cinq-
cents; notre race s'en est allée tout doucement à la dérive, perdant
à chaque règne de son éclat et de sa fortune. J'ai quelque ambition
de la relever. Un peu d'adresse me fera ministre plénipotentiaire;
plus tard une ambassade m'ouvrira les portes du Luxembourg. Tout
cela vaut bien ce bâton flottant qu'on appelle l'amour.
(( Je quitterai donc Yineuil prochainement, non pas sans un sou-
pir peut-être, mais du moins sans retour. »
IV.
Au mois de janvier, M. de Charny était encore à Yineuil. Il ne
parlait pas de partir. M. de Yauvert y prolongeait son séjour pour
préparer une campagne électorale à laquelle l'influence de Roger
ISS REVUE DES DEUX MONDES.
Tavait déterminé. Marguerite ne pensait pas à Paris. Elle éprouvait
ce bonheur vague et cette inquiétude qui précèdent les grandes
crises : des rougeurs subites animaient ses joues, de longues rêve-
ries, dont elle sortait avec des tressaillemens, allanguissaient tous
ses traits; elle avait dans la voix des inflexions d'une douceur mu-
sicale. Les Ormeaux ne voyaient presque plus M. de Charny. Un jour,
dans le feu d*un entretien, l'éventail de M"* de Vauvert toucha le
vicomte au bras; il frissonna et réprima un cri. — Je vous ai fait
mal, moi? dit Marguerite toute pâle.
— Non pas vous, mais cet éventail, répondit Roger. Il a effleuré
une blessure turque que j'ai là, et qui sort de sa léthargie par cer-
tains mauvais temps.
— Ah! reprit M"' de Vauvert, les yeux gros de larmes, il me
semble que je ne me serais jamais consolée si vous étiez mort là-
bas, et cependant je ne vous connaissais pas!
— Vous voulez donc que je vous aime? murmura M. de Charny
avec un élan qu'il ne put réprimer.
Marguerite ferma les yeux; elle serait tombée, si elle n'avait pas
appuyé ses deux mains tremblantes sur le marbre d'une cheminée.
Tout son cœur venait de se donner.
L'excès de son bonheur effraya M™** de Vauvert; elle eut peur de
la vivacité de ses sensations. Gomme un oiseau effarouché qui
cherche un nid où se blottir, elle se replia en elle-même, et passa
dans sa chambre de longues heures qui étaient les plus agitées,
mais qui lui semblèrent les plus douces qu'elle eût jamais vécues.
Elle était heureuse et bouleversée. La voix de M. de Charny était
la seule qu'elle entendait dans un salon; elle reconnaissait son pas
dans la cour du château; elle avait l'instinct de sa présence par-
tout; le moindre son, quelque chose qu'elle ne s'expliquait pas, l'a-
vertissait. Il lui prenait alors des battemens de cœur qui la suffo-
quaient. Ses angoisses, ses craintes, ses folles joies, provoquées par
un regard, par un mot, ce trouble où elle vivait, ses insomnies, sa
fièvre, lui disaient que les premiers rêves qui avaient bercé sa jeu-
nesse n'avaient pas plus menti que M*"' de Sainte-Aure et M""» d'Er-
mois. Elle aimait jusqu'à ses remords. La seule chose qui la laissât
sans armes et sans défense, c'était la bonne humeur de M. de Vau-
vert. Quand il rentrait après la chasse et qu'il l'embrassait, elle
avait froid sous la peau. Quand il lui parlait de ses chances aux
élections, et qu'il la mettait de moitié dans ses espérances avec ce
bon rire franc qui lui était familier, elle éprouvait comme des pi-
cot^mens dans la paume des mains. Les heures d'abandon où il lui
parlait comme à une amie sincère lui faisaient endurer des sup-
plices dont elle était étonnée qu'on ne vît pas la trace sur son vi-
iage; mais en quelques heures elle s'était pliée, avec une souplesse
m li
MARGUERITE DE TANLAY. 139
toute féline, à cette dissimulation qui est le châtiment des amours
coupables. Alors, par un singulier retour, elle s'indignait contre
elle-même du sourire qui errait sur ses lèvres et de l'impassibilité
qu'elle laissait voir dans les momens où elle était le plus agitée. Gela
l'humiliait d'être semblable à des femmes au-dessus desquelles au-
trefois elle faisait planer son esprit, orgueilleux de son innocence
altière. Combien vite avait été parcourue cette route qui lui semblait
si difficile à descendre ! Cependant, loin d'en vouloir à M. de Charny,
qui l'avait fait glisser de ces hauteurs, elle se réfugiait dans son
amour comme un ramier qui, aux premières approches de l'orage,
regagne la forêt natale. Elle s'efforçait même de haïr son mari, et y
arrivait presque par une tension d'esprit qui violentait sa nature;
mais si tenace que fût son désir, elle ne pouvait se défendre d'écou-
ter une voix plus juste qui lui rappelait la bonté naturelle du comte
et la facilité de son humeur. Tous les reproches qu'elle lui adressait
dans l'exaltation de son cœur, tous les crimes dont elle l'accusait,
ne tenaient pas contre une minute de libre raisonnement et d'impar-
tialité.
M"^ de Cocherolles était revenue au château de Yineuil. Cette ac-
tive personne , qui profitait de ses quarante-huit ans pour courir
Paris et la province à sa guise, qui partait tout d'un coup et reve-
nait de même, arrivait des bords de la Durance. « Elle avait assez
du soleil, et avait soif de brouillards, )> disait-elle. La vérité simple
était qu'elle avait laissé à Yineuil un problème dont elle voulait
connaître la solution. La fine mouche se garda bien d'interroger et
de montrer cette inquiétude d'esprit qui trahit dès l'abord les gens
curieux. Elle fut gaie et observa; elle se réservait de se dédommager
plus tard du mors qu'elle mettait à sa langue. Au bout de quinze
jours de cet examen muet, un soir, à cette heure indécise où le cré-
puscule commence, elle surprit Marguerite debout devant une fenêtre
d'où l'on découvrait au loin la campagne. Une brume légère flot-
tait sur la lisière d'un bois dont le rideau sombre coupait l'horizon;
le ciel avait des tons laiteux et froids, le givre pendait aux arbres.
Marguerite, perdue dans son attente, n'entendit pas marcher la
vieille demoiselle, qui la guettait comme un chat. Du bout de son
doigt, elle traçait sur la vitre, que sa respiration chargeait de buées,
des initiales qu'elle effaçait ensuite à demi, puis qu'elle reprodui-
sait machinalement. Ses yeux ne perdaient pas de vue la plaine
déserte et morne; elle y voyait peut-être tous les orangers de l'Ita-
lie et tous les feux de l'Orient. Du milieu de la pièce où elle se trou-
vait, M"^ de Cocherolles ne pouvait pas distinguer les lettres écrites
sur la vapeur fugitive. Elle fit un pas. En ce moment, du manteau
gris qui roulait lentement à la surface du sol, un groupe de cava-
liers sortit confusément. L'un d'eux, pareil à une ombre, marchait
140 REVUE DES DEUX MONDES.
en avant. Par un mouvement spontané et plus rapide que l'éclair,
Marguerite ouvrit la fenêtre toute grande et se jeta sur un petit bal-
con en saillie, les deux mains sur la balustrade glacée et le corps
en avant. Elle avait la tête nue, et ne sentait pas la bise qui souf-
flait dans ses cheveux. M"* de Cocherolles s'avança sur le balcon
sans essayer de dissimuler sa présence; mais Marguerite n'enten-
dait rien que le galop lointain du cheval. L'ombre s'était épaissie,
et on ne voyait qu'une silhouette grise dont les lignes incertaines
se perdaient dans le brouillard. Les joues de M"' de Vauvert étaient
couvertes de rougeur; sa bouche entr'ouverte semblait murmurer
un nom dont elle n'osait pas confier les syllabes à l'espace, et que
ses lèvres caressaient. M"^ de Cocherolles la toucha du doigt sur
l'épaule. « On revient donc encore de Palestine? » lui dit-elle. M*"** de
Vauvert frissonna de la tête aux pieds. Elle se rappela soudain le
mot que M"* de Cocherolles lui avait dit il y avait déjà quelques
années, et se sauva.
A cette même époque, M. de Charny écrivait à son confident :
« Vineuill ce 29 janvier.
« Accablez-moi de vos railleries, mon cher Pylade, ne m'épargnez
ni les sarcasmes, ni les invectives... Je suis fou... Cette femme dont
la présence m'irritait, dont le langage m'exaspérait, je l'aime!
« Le grand mot est écrit, je ne le rétracterai pas; mais ne croyez
pas que je sois vaincu. Tout se révolte en moi contre cette passion
d'un autre âge; elle est venue avec la neige, elle partira avec les
fleurs ! Je verrai bien dans cette lutte si cela sert à quelque chose
d'avoir vécu et d'avoir fait commerce avec l'expérience. Voilà six
semaines que je suis sous le charme, mais ma raison proteste, mon
esprit se défend, et la victoire me restera.
« J'ignore comment cela s'est fait. Sait-on pourquoi viennent les
accès de fièvre? J'ai cédé, le dirai-je? avec ivresse à la séduction
qui m'entraînait. Certes je me croyais bien à l'abri derrière le
rempart de mes trente-sept ans, un peu fatigué de tout et médio-
crement enclin, vous le savez, aux rêveries. Un jour la digue s'est
rompue, et l'amour a passé avec le flot de la jeunesse. J'ai revu mes
anciens jours, j'ai eu des heures d'éblouissement; mais je ne sais
quelle sentinelle veille en moi qui me crie par instant, comme en
face de l'ennemi : Garde à vous! Tenez, permettez-moi cette com-
paraison : mon cœur est un peu comme une ville démantelée qui
vient d'être emportée d'assaut. La garnison est décimée, mais une
troupe fidèle et vaillante s'est retirée dans une citadelle d'où elle
continue la résistance; rien ne la fera capituler. Cette troupe dé-
vouée et sûre, c'est ma volonté, c'est mon cerveau. Quel bagage à
iriloer dans la vie que l'amour à trente-sept ans !
MARGUERITE DE TANLAY. ilii
(( Toutes ces choses, qui m'irritaient comme le bourdonnement des
insectes en été ou m'affadissaient comme l'odeur et le goût du miel,
me charment et me captivent à présent. Marguerite a des séductions
qui enveloppent, des douceurs et des tendresses d'esprit qui bercent,
une candeur et une mansuétude qui reposent. J'en subis l'empire,
mais en cédant je tressaille comme la cloche qui murmure longtemps
encore après le coup qui l'a frappée. Un temps viendra où il faudra
que je dénoue ce que le hasard, un peu la solitude, un peu la surprise
aussi, ont noué. J'espère que les gradations de cette rupture inévita-
ble, prévue, calculée, seront assez douces pouf que ces beaux yeux ne
versent pas trop de larmes... Ne m'accusez pas de fatuité : n'est-ce
pas la loi éternelle, que l'un aime davantage où l'autre aime moins?...
Et je suis cet autre. C'est une secousse qui me tirera de cet engour-
dissement, et j'y compte. Un matin, le Moniteur me l'apportera.
Adieu alors à cette halte de mon automne! Nous aurons fait comme
deux navires qui se rencontrent dans la haute mer, et qui, après avoir
un temps navigué de conserve, se séparent, et, poussés par des
vents contraires, cherchent des horizons nouveaux. Je rends cette
justice à Marguerite, elle sera la plus triste et la moins oublieuse. »
M. de Gharny ne se trompait pas dans son attente : M. et M™^ de
Vauvert partirent pour Paris vers le milieu du mois de février. La
fortune du comte avait pris un grand essor; on en parlait comme
de l'un des capitalistes les plus solidement et les plus prompte-
ment enrichis par l'industrie des chemins de fer. Le goût qu'il avait
toujours eu pour les chevaux s'était singulièrement développé; il
avait une écurie et faisait courir. Sa maison était un centre où les
gens de finance rencontraient la fleur de l'aristocratie, attirée et re-
tenue par M™^ de Vauvert, et les hommics qui avaient un nom dans
la politique. Une extrême agitation remplissait alors la vie de
M"*' de Vauvert; elle se prêta à cette existence, et son salon devint
l'un des mieux fréquentés et des plus suivis de Paris. Elle y dé-
ployait des ressources d'esprit qu'on ne lui connaissait pas; sa
beauté, plus vive et plus accentuée, était comme transfigurée. La
nouvelle se répandit alors que la comtesse avait distingué M. de
Gharny. On en parla tout bas, et les personnes qui la voyaient de
plus près furent celles qui aidèrent à en colporter le bruit par leurs
airs de mystère et leurs réticences. Le diplomate mettait une grande
réserve dans ses relations avec M™* de Vauvert. Jamais un mot qui
pût le trahir, un empressement qui pût être remarqué; il était avec
, elle poli et quelquefois môme familier, mais sans abandon, et dans
Iun bal ne s'approchait jamais d'elle qu'après avoir salué deux ou
trois personnes. ?our les gens du monde vieillis dans la pratique
de la vie, cette froideur apparente d'un homme qui avait vécu sur
I
I
142 BEVUE DES DEUX MONDES,
le pied de la plus étroite intimité dans le château de la comtesse à
Vineuil était un témoignage qui déposait contre lui. Il avait eu l'art
de se faire attacher à une commission qui élaborait un traité de
commerce au ministère des affaires étrangères , et les personnes qui
connaissaient son ambition silencieuse, mais âpre, en concluaient
logiquement qu'un lien le retenait à Paris. 11 parlait de cette com-
mission et des conférences qu'elle entraînait comme d'une chose
importante; mais certains accens brefs, certains froncemens de
sourcils qu'on surprenait en lui quand on annonçait des mutations
dans le corps diplomatique, faisaient bien comprendre qu'il n'était
pas la dupe de ses affirmations. M"»* de Vauvert, qui avait eu jus-
qu'alors horreur des exercices violens, fut aperçue un matin à che-
val au bois de Boulogne. Le comte l'accompagnait, ainsi que Roger.
Les curieux remarquèrent que M. de Charny était un excellent
écuyer. On ne manqua pas d'attribuer la conversion de Marguerite
au rétablissement de la santé du diplomate, qui lui permettait de
suivre M. de Vauvert dans ses expériences. Le comte s'en montra
naïvement heureux. Rien ne paraissait en lui qui pût faire croire
qu'il eût même l'apparence d'une inquiétude. Certaines attentions
pouvaient au contraire faire penser que son attachement pour Mar-
guerite s'accroissait avec le temps. Quand il avait gagné un pari de
course ou terminé quelque affaire avantageuse, il lui arrivait de la
prendre soudain par la taille et de l'embrasser sur le cou. — Votre
part est faite,... cherchez bien dans votre appartement, disait-il.
Marguerite devenait pourpre ou verte dans ces momens-là; un coup
de cravache cinglé en plein corps lui eût fait moins de mal.
Cependant cette nature délicate et fière s'était accoutumée à ces
supplices. Les révoltes qu'elle éprouvait contre elle-même au com-
mencement s'étaient apaisées. Bien plus même, et par un retour
d'esprit qu'expliquait la bonté innée de ses instincts, elle ressentait
pour le comte une sorte d'attendrissement qui se trahissait par des
prévenances et des attentions où le calcul n'entrait pas. 11 ne lui sem-
blait pas juste qu'il ne fût pas heureux quand une si grande plénitude
de bonheur la faisait vivre d'une vie si active et si chaude. Ce qui
Tétonnait seulement et ce qui, dans une certaine mesure, l'attristait,
c'est que Roger,, bien loin de contrarier ces menues attentions, les
approuvât et l'y encourageât. Depuis son dernier séjour à Vineuil,
M"* de Vauvert, maîtresse de maison accomplie, semblait être des-
cendue des nuages où si longtemps elle avait marché. Ses pieds
comme son esprit elîleuraient le sol. Sainte Elisabeth de Hongrie,
ainsi que l'appelait M"* de Cocherolles dans ses jours de gaieté,
s'était fait naturaliser Parisienne. Elle se familiarisait à la vie com-
mune, et se délivrait peu à peu de ses langueurs. Le monde lui
MARGUERITE DE TANLAY. 143
savait gré de ce changement, mais bien des mots la faisaient tres-
saillir tout à coup, et lui prouvaient que l'on ne pardonne cer-
taines intimités qu'à la condition de s'en souvenir. Quand on la
pressait d'assister à une réunion, combien de fois une amie intime
laissait tomber d'une voix emmiellée, et comme un argument décisif
qui devait annuler toute résistance, ces quatre mots : « Nous aurons
M. de Gharny ! » Elle ressentait alors le frisson douloureux que dé-
termine le contact du doigt sur une chair vive. D'autres fois, quand
on la rencontrait à cheval au bois avec Roger, ou dans un bal cau-
sant sur le coin d'un canapé, on s'éloignait au bout de quelques
minutes, discrètement, avec les allures exquises d'une politesse
l empoisonnée. Les gens du monde ont de ces rafîinemens par les-
quels ils semblent indiquer qu'ils veulent être complices, mais non
pas dupes. M™^ de Yauvert souffrait sensiblement de ces piqûres
d'épingle, qui, pour certaines natures délicates, sont parfois des
coups de poignard; mais elle ne faisait rien pour les éviter.
Il y a certainement des hommes à qui on peut adresser le reproche
de fatuité, mais il en est beaucoup aussi qui prennent un soin ex-
trême de dissimuler ce qu'on appelle en langage de salon leur bon-
heur. Volontiers ils fermeraient leur bouche et mettraient un ban-
deau sur leurs yeux pour qu'on n'y pût pas lire. M. de Gharny, qui
apportait en toute chose une discrétion méticuleuse, qui avait une
' horreur instinctive de tout ce qui s'écarte des usages, de la règle et
de la convention, aurait voulu entourer son amour deS triples voiles
qui dérobaient jadis la déesse sacrée aux regards de la multitude.
Les femmes n'ont pas de ces réserves; elles semblent craindre le
' bruit et l'éclat moins que les hommes, et l'on peut dire hardiment
que si quelqu'une d'entre elles est compromise, c'est qu'elle seule
l'aura voulu. M™" de Yauvert n'échappait pas à la loi commune, et
laissait souvent les indifférens et les curieux lire dans son cœur;
que lui importait, pourvu que Roger vît bien que lui seul en était le
maître? Roger avait beau se défendre de ces témoignages et de cette
I ardeur qui semblaient trahir un dédaigneux oubli de l'opinion, elle
y tenait. Quand il insistait : — Ah! vous ne m'aimez pas ! disait-elle.
Élevée dans des habitudes de piiété régulière avec lesquelles son
mariage ne l'avait pas fait rompre, Marguerite parut redoubler de
ferveur après son retour de la campagne. Elle sortait souvent seule
à pied et allait dans une église épancher toute son âme. Elle cher-
chait de préférence la solitude et l'obscurité d'une chapelle incon-
^1 nue. Chrétienne et croyante, elle aimait à Paris comme on aime à
Rome ou à Se ville. M"^ de Gocherolles, qui parfois l'accompagnait
le dimanche aux offices, remarquait cette dévotion et en pénétrait la
cause. Un jour qu'elles étaient ensemble à la messe, la vieille fille se
^44 REVUE DES DEUX MONDES.
pencha à son oreille : — Ne vous agenouillez donc pas comme cela,
lui dit-elle; ces attitudes de suppliante feraient croire que vous
avez quelque chose à vous faire pardonner...
La commission dont M. de Gharny était membre avait terminé ses
travaux depuis quelques mois, lorsqu'un jour le bruit se répandit
dans les salons que le diplomate allait rentrer dans la carrière ac-
tive. Les mieux informés assuraient même qu'il était désigné pour
un poste important auprès d'une cour d'Allemagne. M. de Fersac en
parla à M™' deVauvert, et le fit avec l'insistance aimable d'un homme
, qui veut se venger. Elle devait être mieux que personne au courant
de cette négociation; la nomination de M. de Gharny à un poste que
des hommes considérables avaient occupé témoignait de l'estime
qu'on faisait de lui. M. de Fersac ajouta que s'il n'avait pas l'occa-
sion de rencontrer le vicomte avant son départ, il suppliait M™' de
Vauvert de lui porter le tribut de ses félicitations. Marguerite fit
appel à tout son courage pour rester impassible; elle sourit, mais
il lui semblait qu'une pince de fer la serrait aux tempes. Ses oreilles
tintaient; si on l'eût forcée à se lever dans ce moment, ses forces
l'auraient trahie. M. de Vauvert s'approcha d'elle un instant après.
— Comment vous trouvez-vous ce soir? dit-il.
Elle eut peur qu'il ne devinât tout à l'altération de ses traits. —
J'ai eu un peu froid tout à l'heure en entrant, mais je vais bien à
présent, répondit-elle.
— A propos', reprit le comte, savez-vous s'il est vrai, comme on
l'assure, que Roger aille à Francfort? Tout le monde en parle.
— Je ne sais pas, dit la comtesse, qui sentit une sueur froide
mouiller ses épaules.
— S'il part, cela me contrariera : ce diable d'homme s'entend à
tout. Quand nous serons rentrés, écrivez -lui donc de venir déjeu-
ner avec nous demain.
— J'écrirai, reprit-elle.
Vers une heure du matin, le comte et M"" de Vauvert quittèrent
le bal. A peine rentrée chez elle, Marguerite sauta sur une feuille
de papier; la plume tremblait entre ses doigts. Quand elle eut fini,
elle sonna sa femme de chambre. — Tenez, dit-elle, que cette lettre
(toit demain au point du jour chez M. de Gharny.
La femme de chambre étoufla un bâillement et voulut déshabiller
sa maîtresse. — C'est inutile, reprit M"»' de Vauvert... Allez.
Quand elle fut seule, Marguerite tomba sur un fauteuil et se mit
à sangloter. La pendule sonna trois heures. — Ah ! Dieu, dit-elle,
attendre jusqu'à demain!... Que c'est longl
Sa lettre ne contenait que ces quelques mots : « J'ai la mort dans
le cœur. Venez demain. »
MARGUERITE DE TANLAY. 1^5
Y.
Le point du jour la trouva debout. Elle ne savait comment trom-
per la longueur du temps, qu'elle ne voyait pas finir. Elle lut, elle
s'assit, elle prit et rejeta un ouvrage de broderie; quelquefois elle
restait tranquille, la tête entre ses mains, les coudes sur ses genoux,
herchant à oublier. Il lui semblait que dans cet engourdissement de
a pensée les heures s'écouleraient plus vite. Quand elle relevait la
te après une immobilité qui lui semblait éternelle, elle voyait
vec terreur que l'aiguille avait à peine avancé de quelques minutes.
Chaque fois qu'une voiture s'arrêtait à la porte de l'hôtel, elle tres-
saillait, courait à la fenêtre et collait son front contre la vitre. Ro-
ger ne se montrait pas. Pour calmer son impatience, elle se fixait
à elle-même un délai après lequel il arriverait certainement, elle
calculait le temps qu'il mettrait à venir, elle le suivait le long des
rues, elle comptait ses pas; un quart d'heure ou vingt minutes
suffisaient, mais il rencontrait peut-être quelqu'un qui le retenait.
Quand le délai était depuis longtemps passé, elle appelait à son
secours les circonstances imprévues : M. de Charny avait été con-
traint de voir le ministre, la conférence s'était prolongée. Puis l'im-
patience la reprenait tout d'un coup : elle marchait avec agitation,
et les larmes la gagnaient. Un peu après onze heures, on vint la
prévenir que le déjeuner était servi. M. de Yauvert lui demanda si
elle avait écrit à Roger. Sur sa réponse affirmative : — Pourquoi
donc ne vient-il pas? reprit-il. Marguerite composa son visage pour
répondre que sans doute on le verrait plus tard. — Grondez-le, et,
si vous pouvez, retenez-le à dîner, ajouta le comte.
A cinq heures, M. de Charny n'avait pas encore paru. En proie à
une fièvre contre laquelle elle luttait vainement depuis le matin,
jyjnae ^g Yauvert prit un chapeau, jeta un châle sur ses épaules et
sortit à pied. Il tombait une petite pluie fme qui rendait tout gris,
cette pluie de Paris, tranquille, monotone, impassible, qui semble
devoir tomber toujours. M. de Charny demeurait rue de Luxembourg,
dans un entresol qui dépendait d'un vaste hôtel. Marguerite y arriva
sans savoir quel chemin elle avait pris.
M. de Charny travaillait dans son cabinet. Deux bougies enfer-
mées sous un écran vert éclairaient mal cette pièce , assombrie par
une grande bibliothèque de bois noir et des tentures de couleur fon-
cée. Au bruit de la porte qui s'ouvrait, Roger ne releva pas la tête.
Il écrivait avec précipitation. M"*" de Yauvert fut auprès de lui en
trois pas. M. de Charny fit un bond. — Yous croyiez donc que je ne
I viendrais pas? s'écria-t-elle.
TOME XIX. 10
1^6 BEVUE DES DEUX MONDES.
Roger avait les sourcils froncés, l'air contraint. — Quelle folie!
dit-il... Voyons, remettez -vous... Vos mains sont glacées.
— Partez-vous? demanda Marguerite, qui restait debout.
Le vicomte voulut la conduire vers un fauteuil près du feu.
— Partez-vous? reprit-elle avec obstination.
Les lèvres de M. de Charny se contractèrent légèrement. — Eh
bien! oui! dit- il.
M"* de Vauvert resta devant lui pâle comme une morte, mais agi-
tée par une sorte de tremblement nerveux — Marguerite ! s'écria
Roger, entraîné par un mouvement de pitié.
— Ah! vous ne m'aimez pas! reprit-elle en le repoussant.
— Toujours le même mot! murmura-t-il.
— Eh bien! non, j'ai tort, s'écria Marguerite. Vous m'aimez...
Pardonnez-moi, mais ne partez pas!
Roger lui prit les mains entre les siennes et la supplia de l'écou-
ter. Sa présence auprès d'elle finirait par la compromettre; l'hon-
neur, son amour même, lui faisaient un devoir de partir. Une occa-
sion se présentait de rentrer dans la carrière active sans renoncer à
l'espoir de revenir à Paris de temps en temps; pour le bien de
M"* de Vauvert, il croyait pouvoir accepter, il ne l'en aimerait pas
moins, et sa réputation n'en souffrirait plus. A chaque membre de
phrase, Marguerite faisait de petits mouvemens de tête comme une
personne qui approuve tout ce qu'on lui dit. — Vous avez peut-être
raison, dit-elle enfin : partez, je vous suivrai.
M. de Charny se leva tout droit : — Me suivre, vous! s'écria-t-il.
— Et pourquoi non? Savez -vous rien qui m'attache à Paris?
N'ètes-vous pas tout pour moi? Je vivrai dans un coin, inconnue;
ne craignez pas que jamais je regrette rien... Le bonheur vaut bien
le monde...
Marguerite continua quelque temps sur ce ton. C'était le langage
de la passion dans ce qu'elle a de plus exalté. Tandis qu'elle par-
lait, le feu dans les yeux et comme illuminée par ce sacrifice d'elle-
même, Roger la regardait avec une sorte de stupeur où il y avait
comme une nuance d'attendrissement.
— Des rêves! toujours des rêves! murmurait-il à demi-voix.
— C'est impossible ! reprit-il tout à coup ; si vous étiez capable
d'une telle imprudence, ce n'est pas une capitale qu'il faudrait ha-
biter, c'est un désert.
— Eh bien? dit-elle avec l'accent et la foi d'une femme sûre
d'elle-même.
— Vous le voulez? dit M. de Charny avec âpreté. Soit.
11 prit sur la table la feuille de papier que son écriture couvrait à
demi, et, la déchirant : — C'était un rapport que le ministre m'a-
vait demandé... 11 recevra en place une lettre de refus.
MARGUERITE DE TANLAY. 147
La comtesse lui sauta au cou. — Vous êtes bon! dit-elle.
— Eh! non, je suis fou! s'écria-t-il avec une amertume mal dé-
'guisée.
Quand elle sortit de la rue de Luxembourg, la nuit était venue.
M""® de Vauvert sauta dans une voiture de place. Elle était heureuse,
et cependant elle pleurait. Un quart d'heure après, M. de Gharny se
présenta chez elle et lui demanda à dîner.
— Eh bien? lui cria M. de Vauvert, qui était debout devant la
cheminée.
— Un rival l'emporte... Rien ne me réussit, dit Roger.
Marguerite tisonnait le feu ; elle avait du plomb sur le cœur.
Cependant la présence de Roger à Paris agit sur elle, et dissipa
petit à petit cette impression de tristesse dont elle était accablée pen-
dant les premiers jours. Un mot que M. de Charny lui avait dit l'a-
vait fait entrer dans le vif de ce caractère, et lui avait fait entrevoir
comme dans un éclair l'une de ces lois fatales auxquelles, par habi-
tude autant que par éducation, les hommes cèdent, ceux-là avec
des délires furieux, ceux-ci avec une patiente résignation. « Cette
oisiveté où je vis me pèse! » s'était-il écrié. Il y avait donc dans
son existence un vide que l'amour ne comblait pas! Libre, jeune
encore, aimé, pouvant vivre à sa guise, il regrettait une occupa-
tion, un travail. Marguerite sentait là une rivalité dont elle avait
peur et contre laquelle elle n'avait pas d'armes. Elle s'efforça de la
vaincre par l'épanouissement même de son amour, regrettant au
fond que M. de Gharny n'eût pas accepté ce sacrifice qui la donnait
toute à lui et sans retour. Il aurait su alors combien inaltérable et
solide était cette tendresse qu'elle lui avait vouée.
A quelques jours de là, M. de Vauvert demanda à la comtesse si
elle voulait l'accompagner dans une promenade à cheval. Il faisait
un temps clair et vif. De petits nuages cotonneux couraient pares-
seusement dans le ciel.. On arriva dans les bois de Ville-d'Avray. Le
comte avait l'air songeur, ce qui était fort extraordinaire chez lui.
Il retenait la bride de son cheval et sifflait entre ses dents. — Me
pardonnerez-vous si je vous parle en ami? dit-il à la comtesse tout
à coup.
— Faites, répondit-elle un peu émue.
— Je ne sais ce qui me pousse à vous entretenir aujourd'hui,
reprit-il; mais quelque chose que je ne puis m'expliquer m'y con-
traint. Voilà quelque temps que j'en ai le désir. J'y cède parce que
c'est mon devoir. Il y a en vous, ma chère Marguerite, des symp-
tômes, plus que cela, des sentimens qui m'effraient.
La comtesse se sentit pâlir et se pencha sur l'encolure de son
cheval comme pour en arranger la gourmette.
— Ne donnez pas à mes paroles plus d'importance que je n'en
ii|8 REVUE DES DEUX MONDES.
mets, continua M. de Vauvert; voiis êtes moins répréhensible que
votre jeunesse même, que votre éducation surtout. On vous a fait
voir la vie comme elle n'est pas, on vous a conseillé d'y chercher ce
qu'elle ne produit pas, et j'ai peur que votre cœur ne s'épuise dans
d'inutiles et énervantes poursuites.
— Que voulez-vous dire? demanda Marguerite d'une voix étran-
glée.
— Vous allez me comprendre. Je vous ai beaucoup observée de-
puis que M. de Tanlay vous a confiée à moi. N'étais-je pas tout pour
vous et ne devais-je pas remplacer cette famille qui pendant près de
vingt années a veillé sur votre repos? Sans parler de mon affection,
le devoir m'en faisait une loi. Eh bien! ce qui d'abord a été un doute
est devenu lentement une conviction. Vous faites la part trop large
aux rêveries, aux inquiétudes de l'esprit. Il y a en vous je ne sais
quel désir inexprimable de transporter le roman dans la vie qui peut
avoir de mauvaises conséquences pour votre repos. Le bonheur
n'est pas là. On peut le rencontrer autour de soi; il n'existe pas
dans les régions un peu confuses où votre imagination me paraît
disposée à voyager. Donnez moins aux chimères, donnez plus à la
réalité. J'ai senti bien souvent le regret de ne pas être tout à fait
l'ami que dans vos rêves de jeune fille vous avez pu souhaiter;
fallait-il, pour répondre à vos aspirations, — vous voyez, je parle
votre langage, — violenter ma nature et m' étudier à dépouiller le
vieil homme? J'y aurais mal réussi; j'aurais perdu la franchise sans
gagner la poésie. Je me suis résigné à rester ce que le bon Dieu et
le monde après lui m'ont fait. Ai-je du moins mérité votre estime,
votre amitié? Donnez-moi la main, je serai assez récompensé.
Marguerite, attendrie et surprise, mit sa main dans celle du comte.
— Ah! pourquoi me parlez-vous si tard? s'écria-t-elle avec un ac-
cent qu'il ne comprit pas.
— Parce qu'il n'est pas dans ma nature de parler beaucoup;
puis, quand ma conviction a été faite, j'ai hésité, parce que j'ai
craint de voir mes conseils repoussés. Un mari, c'est presque un
ennemi, dit-on, et nous sommes si différens l'un de l'autre! moi
trop porté peut-être à voir le côté pratique de la vie, vous trop dis-
posée à n'y chercher que l'illusion et la poésie. Croyez-moi donc, par
la sincère affection que je vous ai jurée, ne laissez pas entrer trop
avant dans votre cœur ces désirs vagues, ces regrets sans nom, ces
espérances confuses, fruits maladifs de la rêverie; ils se changeront
en épines qui le feront saigner par mille blessures.
Le cheval de M. de Vauvert butta contre un caillou. Il le releva
vivement par un coup de cravache. — J'imite l'astrologue de la
fable, dit-il, je fais de la philosophie, et je ne vois pas ce qui se
passe à mes pieds. — Un sourire gai parut sur ce visage, qui ne
r
MARGUERITE DE TANLAY. l/i9
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m
pouvait pas rester longtemps sérieux. — Voilà un bien long cha-
pitre de morale, dit-il, pensez que c'est un père qui vous parle,
moins que cela, un frère aîné, et ne m'en veuillez pas.
Il poussa son cheval au galop, et s'amusa à lui faire faire des
changemens de pieds. Au moment de sortir du bois, il prit la main
de Marguerite, et l'embrassa sur la partie du poignet que ne recou-
vrait pas le gant. — Je me suis efforcé de vous rendre heureuse
dans la mesure de ce qui était en moi, reprit-il; si je m'en allais,
;non plus grand chagrin serait la pensée de n'y avoir pas réussi.
Cet entretien bouleversa la comtesse. Elle ne trouva pas un mot
pour répondre. Des larmes lui vinrent aux yeux. Le cqmte s'en
aperçut, et ne dit plus rien. Marguerite rentra chez elle troublée,
inquiète; cette pensée qu'elle s'était méprise sur le caractère de son
iiari lui traversa l'esprit comme une flèche. Elle en fut agitée pen-
dant de longs jours; mais l'empire que l'amour avait pris sur sa vie
était trop absolu pour lui permettre de s'y arrêter. M. de Yauvert
'était pas d'ailleurs d'un caractère à revenir sur ce qu'il avait dit.
Si l'impression qu'en avait ressentie la comtesse ne s'effaça point,
elle fut comme ensevelie au fond de son cœur. Elle appartenait tout
entière à un autre sentiment.
Sur ces entrefaites, un soir, le bruit se répandit à l'Opéra que
M. de Yauvert avait fait une chute affreuse. Sa vie était, disait-on,
en danger. On sait que le comte aimait passionnément les chevaux.
Il en avait un assez grand nombre dans ses écuries, et tous du plus
haut prix. Excellent cavalier, il aimait en outre à conduire, et sou-
vent on le voyait passer aux Champs-Elysées sur une voiture légère
qu'un cheval rapide entraînait à toute vitesse. Ce jour -là, M. de
Yauvert essayait deux jeunes chevaux qu'il avait payés douze mille
francs. M""* de Yauvert et M. de Gharny l'accompagnaient. Aux mou-
vemens saccadés de la voiture, Roger comprit que quelque chose
d'extraordinaire se passait. Il se leva à demi, et demanda à M. de
Yauvert, placé sur le siège, si son attelage l'inquiétait. — Les che-
vaux sont un peu vifs, mais j'en suis maître, répondit le comte. —
Déjà ils avaient le mors aux dents. — Ne bougez pas! dit-il un mo-
ment après en voyant sa femme porter d'instinct la main sur la por-
tière. Il se pencha en avant pour rassembler les guides; mais à Tin-
tant où il imprimait une secousse énergique aux chevaux, la voiture
iieurta contre un pavé : il perdit l'équilibre, et fut lancé violemment
sur la route; la tête porta en avant, et quand on accourut, on ne
releva plus qu'un corps inerte. M'"*' de Yauvert, presque folle de ter-
reur, le fit ramener à son hôtel, où déjà M. de Gharny avait conduit
un médecin. M. de Yauvert semblait privé de vie. A force de sai-
gnées et de frictions, on parvint cependant à lui rendre le senti-
ment. Il ouvrit les yeux, regarda autour de lui comme un homme
150 REVUE DES DEUX MONDES.
tiré d*un lourd sommeil, et la mémoire lui revint. — Diable! dit-il,
à trente-six ans, c'est un peu tôt! — Il perdit de nouveau connais-
sance, et resta trois jours presque inanimé entre la vie et la mort.
Au bout de ce temps, que Marguerite passa auprès de lui, il y eut
comme une réaction. — Eh! vite! dit-il, mon notaire! — La com-
tesse voulut insister pour qu'il restât tranquille. — Bah ! reprit-il
avec effort, je n'ai que des cousins à la mode de Bretagne qui m'ont
ennuyé toute ma vie sous prétexte de parenté,... je veux leur payer
ma dette. — La comtesse secoua la tête. — Eh bien ! reprit-il, laissez-
moi du moins acquitter la parole que je me suis donnée... N'ai-je
pas le droit de veiller sur vous? — Il attira sur son cœur Marguerite,
dont les lèvres pâles tremblaient. — Si je m'en vais, ajouta-t-il tout
bas, n'écoutez pas trop la voix des rêves.
Il demeura seul avec le notaire. Marguerite, en rentrant, le trouva
fort pâle. Il lui serra la main doucement, et ferma les yeux comme
quelqu'un qui a besoin de dormir. Vers le soir, la comtesse, étonnée
de son immobilité, s'approcha de lui; il était presque froid. Les
médecins déclarèrent qu'il était mort d'un épanchement au cerveau.
On trouva chez le notaire, mandé le jour même, un testament qui
instituait M""" la comtesse de Yauvert héritière universelle de tous
les biens, à la charge de ne pas vendre Vineuil et de laisser paisi-
blement mourir dans l'écurie et le chenil les chevaux de selle et les
chiens de chasse du comte. M"" de Yauvert ne joua pas la comédie
de la désolation; elle donna quelques larmes sincères à son mari,
pleura davantage sur les torts ignorés qu'elle avait eus envers lui,
et se retira à Yineuil, où M"* de Gocherolles accourut précipitam-
ment pour la consoler et pour voir comment finirait ce qu'elle appe-
lait le quatrième acte de la comédie.
Ce qui venait de lui arriver avait été si prompt, si violent, que
M"* de Yauvert n'avait pas encore la libre disposition d'elle-même.
Un coup de foudre l'avait frappée, mais elle ne savait pas bien si
elle eût consenti à remettre toute chose en sa place première, en
supposant qu'une de ces bonnes fées qui intervenaient autrefois
dans la vie des princesses lui en eût donné le pouvoir. Il y avait
une étrange confusion dans sa tête. Un remords sincère des fautes
qu'elle avait commises la tourmentait, et quand elle s'arrêtait à la
résolution louable de les racheter, c'était à Roger qu'elle pensait
encore. Un horizon tout nouveau s'ouvrait devant elle; elle y regar-
dait sans cesse, non pas sans s'accuser de le faire, mais avec des
tressaillemens de joie. Il s'y mêlait un besoin de réhabilitation à
ses propres yeux qui lui faisait désirer le moment où elle pourrait
librement et publiquement disposer d'elle-même; mais ce moment
redoutable, comment l'aborder, si personne ne lui venait en aide?
pile faisait alors des retours sans nombre vers le passé, et analysait
MARGUERITE DE TANLAY. 151
une à une les circonstances qui avaient marqué ses relations avec
de Charny; elle y cherchait des inductions sur ses projets à lui.
m caractère ne laissait rien prévoir. Au bout de cinq ou six se-
iaines, Roger lui avait écrit. Ses lettres, bien que tendres, ne con-
luaient pas. Elle tremblait qu'il ne s'éloignât de Paris pendant son
jsence; elle le lui témoigna, et il lui jura de ne pas prendre de
jsolution sans l'avoir consultée. Ce mot la rassura. Elle aurait
ivement désiré le voir aux Ormeaux. Quelque chose lui disait que
fêtait impossible; cependant elle n'eût pas été fâchée que, pour se
Upprocher d'elle, il eût bravé toutes les convenances. Plusieurs
lois se passèrent dans cette retraite pleine d'agitation. Un matin
le M"** de Vauvert était dans sa serre, on vint la prévenir que
lelqu'un la demandait. Elle courut au salon, troublée d'un vague
froi. M. de Charny l'y attendait; il y avait alors dix mois qu'ils
ie s'étaient vus. Elle trembla si fort, qu'elle ne put ni faire un pas
articuler un son. Qu'allait-il lui apprendre?
— Je pars dans huit jours, lui dit-il.
M™^ de Vauvert chancela; un nuage passa devant ses yeux.
— Vous partez! dit-elle d'une voix mourante.
— Mais avant de vous faire mes adieux pour me rendre au poste
qui m'est assigné, reprit-il, je viens vous demander la main de
M™'' la comtesse de Vauvert pour M. le vicomte Roger de Charny.
Marguerite ne put retenir un cri de joie, et tomba à demi éva-
nouie dans les bras de Roger. Il fut convenu que le vicomte par-
tirait pour l'Italie, et que le mariage se ferait dans cinq mois, à l'é-
poque d'un congé qu'il demanderait tout exprès. Jusque-là, il était
inutile d'en parler. M. de Charny, qui avait pris des chevaux de poste
à la station la plus voisine du chemin de fer, remonta en voiture
une heure après sa demande, et partit. Quand Marguerite rentra au
château après avoir perdu Roger de vue à l'extrémité du parc, il lui
sembla qu'une lumière avait traversé les appartemens, et qu'elle
s'était éteinte.
Cinq mois après, les nombreuses connaissances de Marguerite re-
çurent une lettre qui leur faisait part du mariage de M™^ la comtesse
de Vauvert, née de Tanlay, avec M. le vicomte Roger de Charny, mi-
nistre plénipotentiaire.
— Bon 1 dit M"" de Cocherolles, la messe est dite.
VI.
11 n'y avait pas encore un an que Marguerite s'appelait M"'' de
Charny, lorsque le ministre plénipotentiaire donna avec éclat sa
démission à propos d'une dissidence politique avec son gouverne-
552 REVUE DES DEUX MONDES.
ment. Cette démission fit beaucoup de bruit. En habile homme, il
profita de la circonstance et brûla ses vaisseaux. 11 avait alors une
fortune qui lui permettait de courir les grandes aventures de la vie
politique et de prétendre à un rôle dans les assemblées délibérantes.
l)n député était à élire dans un collège où l'opposition était en force.
M. de Charny s'y présenta, appuyé par sa réputation et par une
circulaire des meneurs du parti. 11 élabora une profession de foi qui
eut le bonheur d'être violemment attaquée, et partant vivement
exaltée. M. de Charny, défenseur des principes libéraux et ami d'une
politique ferme et nationale, fut élu. Il ne dormit pas la nuit qui
suivit l'arrêt du scrutin, mais quelle ivresse dans cette insomnie! 11
ne désespérait pas alors d'arriver un jour au ministère.
Que devenait Marguerite pendant cette campagne où la politique
éclipsait entièrement l'amour? Elle avait cru de bonne foi à l'ingra-
titude du gouvernement et au profond mérite de son mari. De cœur
et d'àme, elle s'était associée à toutes ses espérances; elle trouvait
seulement, aux heures de tête-à-tête, que la politique empiétait trop
sur un domaine qui n'était pas le sien. Elle avait été heureuse en
Italie d'un bonheur qui ne l'avait pas entièrement satisfaite, mais
qui parfois l'avait étourdie. C'était un bonheur de parti-pris, un
bonheur en quelque sorte imposé par la convention. Voulant être
heureuse à toute force, elle avait été l'ouvrière des illusions où elle
s'était prise un moment. Au bout de quelques mois cependant, et
de retour à Paris, elle n'osait plus regarder franchement au fond de
son bonheur. Elle s'était aperçue que ce qui lui manquait, c'était
l'amour. M. de Charny était son mari. Adieu le trouble, adieu l'in-
quiétude, adieu l'émotion!
Cette découverte, qui se fit lentement et par gradations succes-
sives, navra M"" de Charny. Elle regarda autour d'elle et en elle
pour en chercher les causes; son esprit était resté assez jeune pour
ne pas les trouver. Pourquoi le bonheur et la durée n'étaient-ils pas
où elle les demandait? Quelle chose secrète en avait tari la source
bienfaisante? Elle eût été fort en peine de préciser les torts que son
cœur reprochait à Roger, et cependant elle avait la conscience que
lui seul méritait le blâme. Leur pensée n'était plus à l'unisson. Elle
était restée dans les mêmes hauteurs; il volait plus bas. On a pu
voir que Roger était un esprit pratique, où l'ambition avait germé
de bonne heure. Il avait donné un temps aux plaisirs et fait la
part de la jeunesse comme on fait la part du feu ; mais les habi-
tudes de sa volonté, si ces deux mots peuvent aller ensemble, le
poussaient vers les affaires, non pas celles où l'argent est en jeu,
mais celles où l'on combat contre les passions avec les passions.
l« terrain du mariage lui semblait singulièrement propre à édifier
MARGUERITE DE TANLAY. 153
sa tente, la Lente de l'homme sérieux qui a une opinion, un système,
un but, un parti. Il aimait M™^ de Vauvert; ce n'était pas une raison
pour qu'il ne l'épousât pas. Seulerment, au sortir de l'église, il ou-
blia, pour ne s'en souvenir jamais, ce qu'elle avait été pour lui au-
trefois. Son amour eut des rides et prit une cravate blanche.
kM. de Gharny avait un salon; il n'y cherchait pas, tant s'en faut,
H" plaisir et l'amusement, ni les nobles distractions d'un entretien
dont les lettres, les arts, la philosophie, eussent fourni les élémens;
il y voulait un point d'appui. Là il recrutait ses alliés et ses auxi-
liaires. Marguerite devait en être le meilleur instrument. Une maî-
tresse de maison est l'âme d'un salon; à elle revient le soin d'effacer
les aspérités, d'apaiser les amours-propres irrités, de calmer les sus-
ceptibilités ombrageuses, de charmer la sottise et la vanité; M"'^ de
Gharny s'y résigna, mais bien souvent, au moment où les hommes
qui avaient un nom dans la politique l'entouraient, elle regretta les
silencieuses soirées de Yineuil, tandis que le vent d'automne souf-
flait dans les vieux chênes.
La vie des hommes qui se dévouent à la politique, quand ils ne
dominent pas les événemens et les coteries par la grandeur du
caractère, l'élévation de l'éloquence ou l'éclat des services rendus,
est toute semée d'ennuis et d'exigences auxquels on ne peut se sou-
mettre à moins d'une vocation toute particulière. Un philosophe,
dans une heure d'humour, a pu dire de l'ambition que c'était une
candidature au martyre. Il y a des hommes fameux parmi les plus
indépendans qui ne s'appartiennent plus aussitôt qu'ils ont accepté
un mandat politique : ils sont à tous et à tout. M. de Gharny subissait
la loi commune, et ne s'apercevait pas que c'est un supplice dont
ne voudrait pas un sauvage qui vit de racines et couche sur la dure.
Gette nécessité de recevoir une phalange d'indifférens auxquels il
faut sourire, de couper sa vie en petits morceaux qu'on distribue
selon des règles établies, tant d'heures aux réceptions, tant d'heures
aux dîners, tant d'heures aux visites, d'appartenir aux importuns,
aux oisifs, aux curieux, d'entendre et de répéter sans relâche les
mêmes lieux-communs et les mêmes vieilles maximes qui ne trom-
pent que les sots, tous ces soins, toutes ces exigences qui dévorent
les jours, étaient comme des milliers de coups d'épingles que M"* de
Gharny recevait en plein cœur. Quant à Roger, il ne s'apercevait
de rien. On ne pouvait pas dire qu'il n'aimât plus sa femme, et il
eût été certainement bien surpris, si on lui avait fait ce reproche;
mais il s'était pris au sérieux, et ne croyait pas que la jeunesse de
cœur, l'expansion des sentimens, la tendresse et l'abandon fussent
un milieu où sa dignité pût se mouvoir. '
11 avait tout prévu d'avance dans sa maison, les plaisirs aussi
i5A REVUE DES DEUX MONDES.
bien que les dépenses. Ces crédits extraordinaires que les femmes
comme les gouvernemens s'entendent à demander, et pour lesquels
les prétextes ne leur manquent jamais, étaient les mal venus dans
son ménage. Malgré elle, Marguerite se souvenait de M. de Yauvert,
qui ne comptait jamais et la laissait se jouer au milieu de ses re-
venus comme un jeune chat parmi des chiffons de papier. M. de
Charny, qui avait des prétentions aux mœurs aristocratiques, ne
souffrait pas que sa femme s'écartât de la ligne de conduite qu'il
lui avait tracée, ligne un peu sèche, à limites étroites, où il l'enfer-
mait avec une rigueur, une conviction qui n'admettaient pas de ré-
plique. Il avait l'art singulier d'unir la jalousie à l'indifférence; s'il
oubliait pendant une semaine de voir dans sa femme autre chose
qu'une maîtresse de maison qui reçoit et donne à dîner à jours fixes,
il tarifait le nombre de valses qu'elle pouvait accepter et les quarts
d'heure de conversation qu'elle devait accorder. Si le succès était
son dieu , l'opinion publique était sa loi. Personne n'était plus
effarouché que lui et plus facile à émouvoir. Railleur en apparence
et toujours prêt à parler en grand seigneur, il promenait par-
tout, non pas un regard, mais un esprit inquiet, et ne voulait pas
que M'"'' la vicomtesse montrât une gaieté trop vive, ou parût se
plaire dans la compagnie d'un étranger. Dans ces circonstances,
auxquelles M. de Yauvert ne s'était jamais arrêté, M. de Charny,
irascible et dominateur, était moins tourmenté par la crainte de per-
dre le cœur de Marguerite que par la peur de quelques propos. Son
amour-propre était toujours en éveil. M"* de Cocherolles disait de
l'hôtel du vicomte que c'était le temple de la règle. Marguerite sen-
tait partout les angles et les ligatures de cette règle méticuleuse
et formaliste. On aurait pu croire que Roger en voulait à Margue-
rite d'avoir eu l'empire autrefois de réveiller sa jeunesse volontaire-
ment engourdie et de le rendre vulnérable à la passion ; peut-être
craignait-il les dangers d'une résurrection nouvelle qui lui ferait
perdre de vue le bénéfice éventuel d'une ambassade ou d'un porte-
feuille. 11 jouait donc à perpétuité son rôle d'homme sérieux.
Un douloureux désenchantement se produisit chez Marguerite.
Elle n'avait pas même la banale consolation de penser qu'elle avait
été sacrifiée. Dans ce plein rêve d'un mariage avec un homme qu'elle
avait librement choisi et qu'elle aimait, elle était plus assiégée d'en-
nuis et de regrets que dans les vulgarités bruyantes qui avaient
marqué sa première union. Cette fois l'époux ne lui avait pas été
présenté par la sagesse un peu froide de la famille, elle l'avait pris
des mains mômes de l'amour : la chute était plus haute. M. de Yau-
vert, si plongé dans les chiffres et les chevaux, et qui ne sortait du
conseil des banquiers que pour courir sur la pelouse de Chantilly,
MARGUERITE DE TANLAY. 155
avait encore des heures d'une gaieté franche. S'il la prenait un
peu rudement par la taille sans crier gare, au moins savait-il qu'elle
vivait, et si le baiser qui tout à coup sonnait sur l'épaule de Mar-
guerite y tombait avec le pétillement de la grêle, au moins ce baiser
tapageur prouvait-il qu'il la regardait. C'était quelque chose. A cette
époque, déjà lointaine dans ses souvenirs, elle ne rendait pas justice
à ce quelque chose. Lorsqu'à présent elle exprimait à Roger un de
ces désirs qui ont une apparence romanesque, comme par exemple
de se promener seuls par une belle nuit dans la campagne ou d'écou-
ter ensemble, au fond d'une baignoire, ces beaux poèmes qu'on
appelle Otello ou la Favorite, il avait une façon si singulière de la
regarder, que la parole expirait sur ses lèvres. Marguerite se trou-
vait alors bien seule et bien abandonnée. Le mouvement de sa vie,
qui n'avait pas une heure inoccupée, ne lui en cachait pas le vide.
M™° de Sainte-Aure avait depuis deux ou trois ans rejoint dans la
tombe M. de Tanlay. M"^" d'Ermois, vieille et impotente, ne quittait
plus la campagne où elle s'était retirée; d'amis, dans l'acception
grammaticale du mot, Marguerite n'en avait point. Elle se sentait
le cœur plein et ne savait où répandre ce flot qui bouillonnait en
elle. Cependant elle n'avait pas perdu tout espoir et luttait encore
pour reconquérir son mari, en qui elle continuait de voir l'idole
des anciens jours.
Un soir, au moment où le vicomte s'apprêtait à sortir du petit
I salon où sa femme se tenait lorsqu'il n'y avait pas de réception, elle
lui prit le bras doucement. Roger la regarda, son chapeau à la
I main. — Qu'est-ce? dit-il.
Marguerite rougit beaucoup. — C'est aujourd'hui le 20 octobre,
i dit-elle.
— Le 20 octobre? répéta Roger comme un écho.
— Vous ne vous en souvenez pas? reprit Marguerite.
— Eh bien! quoi? poursuivit M. de Charny avec l'accent d'un
homme qui cherche.
Marguerite troublée leva timidement les yeux sur lui. — C'est,
ajouta-t-elle, l'anniversaire du jour où je vous ai vu pour la pre-
mière fois.
— Ah!
— Et j'ai désiré passer la soirée avec vous, tête-à-tête, ici, près
du feu... Voilà huit jours que j'y pense,... huit jours que je m'en
fais une fête!... Le voulez-vous?
Roger secouait ses gants d'une main. Il haussa les épaules à
demi d'un air de dignité protectrice. — Quel enfantillage! reprit-il.
— Oh! non! s'écria Marguerite; c'est une date consacrée...
Le vicomte tira sa montre. — C'est que j'ai rendez- vous à neuf
156 REVUE DES DEUX MONDES.
heures et demie avec divers membres d'une commission dont je suis
rapporteur...
— Vous manquerez votre rendez-vous... D'ailleurs une lettre est
bien vite écrite et bientôt portée... On ne vous attendra pas...
— Il s'agit d'un amendement à un projet de loi...
— 11 s'agit de moi, et je vous en prie!
Le vicomte rencontra le regard humide et doux de Marguerite^ il
hésita; elle prit le chapeau qu'il avait à la main, et le posa sur UB
fauteuil loin de lui. — Allons! reprit-il, vous faites de moi tout ce
que vous voulez !
Marguerite agita le cordon d'une sonnette; un domestique parut.
— Nous n'y sommes pour personne ! s'écria-t-elle.^
Elle semblait folle de joie. Ce moment, espéré avec crainte, dé-
siré avec ardeur, lui rendait la confiance et la jeunesse; un sang
plus -chaud coulait dans ses veines. Elle allait et venait par le salon
avec la souplesse d'un chat et les beaux mouvemens onduleux d'un
cygne qui nage sur des' ondes claires. Un joli rire frais faisait étin-
celer sa bouche; elle avait des càlineries charmantes dans les yeux.
Elle détacha les rideaux de leurs embrasses, et fit tomber les por-
tières pour être plus seule avec son bonheur. Marguerite s'était
habillée pour cette soirée d'une robe de mousseline blanche retenue
à la taille par une longue ceinture à bouts flottans. La peau de ses:j|
épaules frissonnait sous la transparence de l'étoffe légère; ses beaux!
bras à demi nus avaient des gestes mignons. Elle plaça sur un gué-||
ridon un petit plateau garni de deux tasses, et poussa un fauteuil
auprès de celui de Roger. On aurait dit que ses pieds avaient la
fièvre, tant ils agitaient le bas de sa robe. — Ah! qu'on est bien
ainsi! dit-elle. Elle pencha la tête par un mouvement d'une grâce
coquette pour écouter le bruit qui venait du dehors. — Et il y a
des personnes qui vont au bal, au théâtre peut-être,... les pauvres
gens! Tout en elle était expansion et joie. Elle parla longtemps
d'une voix émue et joyeuse, animée et tendre, sans s'apercevoir
qu'elle était seule à causer. Les réponses de M. de Charny se comp-
taient par monosyllabes. Elle était dans les nuées, il cheminait à
pied. Le thé que lui offrit sa femme lui parut un peu faible. En un
quart d'heure, il avait ôté et remis ses gants trois fois; ces malheu-
reux gants étaient la grande occupation de ses mains. Il étouffa à di-
verses reprises un bâillement silencieux, et regarda la pendule. Com-
bien de fois déjà n'avait-il pas fait le tour du salon à pas réguliers
pour se jeter de la causeuse, qui était près de la cheminée, sur le
fauteuil qu'on voyait au coin de la fenêtre! 11 n'y était pas depuis
cinq minutes que des épines semblaient sortir de l'étoffe; il se levait
et changeait de place; ses jambes croisées se balançaient avec un
MARGUERITE DE TANLAY. 157
mouvement continu et monotone. Cette manœuvre ne pouvait pas
à la longue échapper à Marguerite. Sa voix^ s'éteignit lentement, sa
gorge se serra; elle voyait devant elle le spectacle de l'ennui et du
désœuvrement. Un grand désespoir la saisit : au moment où Roger,
la tête inclinée, battait du bout des doigts la marche des Puritains
sur le guéridon, Marguerite se leva. — Il n'est que dix heures, la
pendule avance, dit- elle; peut-être trouveriez-vous quelques-uns
de vos collègues au foyer de l'Opéra...
— Vous croyez? dit naïvement Roger, qui regarda son chapeau
du coin de l'œil.
— Pensez-y donc, je suis fatiguée,... reprit-elle.
— Oh! alors il faut vous reposer! s'écria le vicomte. Il baisa la
main de sa femme, et en deux bonds il fut dehors.
Marguerite tomba brisée sur un fauteuil; ses sanglots, un mo-
ment comprimés, éclatèrent; sa poitrine se soulevait convulsive-
ment. — Oh! mes rêves, qu'avez-vous fait! soupira-t-elle.
A partir de ce moment, Marguerite tomba dans une sorte de
concentration froide et persistante qui la faisait se replier en elle-
même. On aurait pu croire qu'elle cherchait à mesurer la profon-
deur de sa plaie; elle était telle qu'elle n'espérait plus de soulage-
ment de l'avenir. Seulement elle appliquait toutes les forces de son
esprit à se soumettre aux lois nouvelles que lui imposaient le carac-
tère et les habitudes de son mari. A présent que la soif de son cœur
ne pouvait plus être étanchée, que lui importaient les conditions
de sa vie? On la vit traverser le monde et s'y mêler sans entraî-
nement comme sans résistance, polie toujours et toujours grande
dame, mais froide, sérieuse et en quelque sorte impassible. Con-
certs, bals, réunions, spectacles, dîners, elle acceptait tout sans
jamais faire acte d'initiative. Sa maison semblait la mieux ordonnée
de Paris : elle seule paraissait étrangère aux plaisirs qu'on trou-
vait chez elle. Son salon avait gagné en éclat ce que son apparte-
ment particulier avait perdu en aimable repos et en douce intimité,
ia petite bibliothèque où étaient rangés ses livres les plus chers,
îs poètes les plus aimés, ne s'ouvrait plus. Elle craignait de rallu-
ler au contact de ces pages brûlantes les flammes qui l'avaient
msumée. Elle était résignée à ne plus aimer, et voulait l'être tou-
mrs; mais cet effort même prouvait qu'elle redoutait encore une
îvolte de son cœur. Chaque jour cependant en atténuait le danger.
Un an se passa. M. de Charny, qui voyait toutes ses volontés
obéies et n'avait plus à s'étonner des aspirations qu'il avait com-
battues si longtemps, se félicitait des changemens heureux dont
chaque matin lui apportait le témoignage rassurant. Quand il fut
bien persuadé qu'aucune circonstance ne pouvait la faire dévier de
f 58 REVUE DES DEUX MONDES.
la ligne de conduite qu* elle s'était tracée, et qu'en toutes choses elle
était assouplie à tous ses désirs, sans retour aucun vers un passé
qu il avait eu la volonté d'assoupir, il lui en fit la remarque. — A la
bonne heure, lui dit-il, à présent vous savez vivre, et vous m'aimez
comme une femme doit aimer son mari.
— Oh! tout à fait, répondit Marguerite en souriant; mais il lui
semblait que cette vie et cet amour étaient bien voisins de la mort.
VII.
Un soir, Marguerite fit au ministère de la marine la connais-
sance d'un homme sur lequel ses regards ne s'arrêtèrent pas plus
de dix secondes, bien qu'il eût dans son visage un air de réserve et
un caractère d'austérité qui la prévinrent en sa faveur. Une dame
le lui présenta; elle s'inclina, on échangea quelques mots, et il
passa. Le hasard voulut qu'elle le rencontrât dans diverses mai-
sons; elle apprit ainsi et sans y penser que M. Lucien de L..... était
capitaine de frégate, qu'il avait reçu à Saint-Jean-d'Ulloa une grave
blessure à laquelle il avait survécu par miracle, qu'il avait pris une
part honorable à d'autres campagnes, et qu'il était à Paris depuis
trois ou quatre mois. Il n'est rien de tel que la conversation des
oisifs et des curieux pour faire la biographie d'un homme. C'est
ainsi que tout le monde savait, — et M"^ de Gharuy le sut bientôt
sans écouter, — que Lucien était d'une bonne famille de Lorraine,
et qu'il avait trente-deux ans. Des revers de fortune avaient atteint
sa première jeunesse; c'était à son mérite seul qu'il devait la rapi-
dité de son avancement. On parlait vaguement d'une histoire ro-
manesque où l'amour du jeune officier avait été trahi, et l'on remar-
quait qu'il semblait plus triste depuis qu'il était guéri. On n'avait
vu de lui dès les premiers temps de son arrivée qu'une politesse
froide où perçait le désir d'être oublié. L'amitié franche d'une cou-
sine mère de deux beaux enfans, et qui avait partagé ses premiers
jeux, l'avait fait céder aux instances de sa famille; dès lors on le
vit dans le monde et au théâtre. Jamais homme ne répondit moins
à l'idée qu'on se fait d'un marin. Il parlait doucement, avait la
main fluette, des cheveux châtains, fins comme de la soie, le sou-
rire triste et la peau blanche. Était-ce bien là le capitaine noir de
poudre qu'on avait vu devant la citadelle mexicaine? Il était un
moyen sûr de le rendre muet, c'était de lui parler de ses cam-
pagnes et de la part qu'il y avait prise. Au premier mot d'éloge,
il balbutiait; au second, il tournait les talons. Son bonheur était
qu'on le laissât dans un coin. Sa cousine s'amusait beaucoup de
cetia humeur farouche dont il était le premier à rire dans l'inti-
I
MARGUERITE DE TANLAY. 159
mité, et se faisait un malin plaisir de le mener au bal, où il se ca-
chait à une table de whist; elle l'appelait « mon sauvage.» Per-
sonne d'ailleurs n'était plus simple; il adorait son état, qui par
certains côtés, disait- il, rappelle la vie monastique. Au moment où
Marguerite le rencontra, un air de santé commençait à reparaître
sur son visage. Elle finit par être frappée des sympathies qui entou-
raient un homme qui se montrait si peu ; ce caractère de placidité
qu'elle n'avait pas perdu l'attira de son côté; ils eurent occasion
de causer quelques instans, et leurs esprits se rencontrèrent sur
divers points. Ils se séparèrent contens l'un de l'autre. Le hasard
les ramena dans les mêmes salons; Lucien tournait autour de Mar-
-guerite, et finissait par se rapprocher d'elle; quelquefois, un peu
Jasse de tout, elle l'invitait par un sourire à plus d'abandon. Un
jour elle obtint cette victoire de lui faire raconter comment il avait
été blessé et ce qu'il avait éprouvé en tombant. N'avait-il pas eu
un frisson, un regret, une angoisse? — Le ciel était bien bleu, dit-
il, les arbres bien verts; il me sembla que c'était triste de quitter
tant de belles choses !
— Est-ce tout? demanda Marguerite.
Lucien se tut. Sa cousine le plaisanta sur l'air d'animation qu'il
avait en causant avec la vicomtesse. — Vous voilà apprivoisé! dit-
elle. Le capitaine n'osa plus revoir M"'** de Charny de quinze jours.
La vicomtesse ne s'arrêta pas beaucoup à cette disparition, cepen-
dant elle y pensa une fois ou deux. Lucien, qui ne ressemblait pas à
tout le monde, savait la distraire. Elle devinait chez lui des sen-
timens qui allaient plus loin que l'expression, et c'était jusqu'alors
le contraire qu'elle avait remarqué. Cela l'intéressait comme une
découverte. Elle le regretta donc un peu. L'officier n'apportait pas
une indifférence aussi superbe dans ses relations avec Marguerite.
Ce n'était pas un sujet d'étude ou de délassement qu'il cherchait au-
près d'elle. La douleur qu'il avait longtemps ressentie d'une trahi-
son imméritée faisait place à des émotions et à une mélancolie où
l'on voyait comme l'aurore d'un sentiment nouveau. C'était comme
un brouillard que percent déjà les rayons roses du matin. Un ami
qui allait en soirée chez M""^ de Charny l'y conduisit au bout de ce
temps; il s'y présenta comme un loup qu'on tient à la chaîne. Elle
lui tendit la main. — Venir sans invitation chez qui me connaît à
peine, c'est bien sot, ce que je fais là! dit-il.
— Je le voudrais, reprit-elle d'un air de politesse banale, cela
prouverait que je ne vous suis pas indifférente.
Elle lui montra en riant une lettre d'invitation toute prête, et
qu'elle ne lui avait pas envoyée, ne connaissant pas son adresse.
— Est-ce vous qui l'avez écrite? reprit-il.
— Eh! oui, dit simplement Marguerite.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
Le marin rôda autour de la table sur laquelle était cette lettie au
milieu de dix albums et de dix cahiers de musique, et s'en empara
furiiNement. Il n'avait jamais tremblé comme cela sous le feu des
canons.
Le lendemain, il n'osa pas dire à sa cousine où il avait passé la
soirée.
A cette époque, l'abattement qui chez Marguerite avait suivi la
soirée du 20 octobre n'avait pas encore disparu; il lui en restait le
ressentiment douloureux que laisse une blessure à peine fermée.
Elle n'y pensait pas sans de sourds frémissemens. Bien des choses
en réveillaient le souvenir. Cette épreuve décisive, qu'elle n'avait
pas essayée avec cette préméditation que tant de femmes apportent
savamment dans leurs moindres actes, elle était bien résolue à ne
la plus tenter; mais le découragement et la lassitude qui s'étaient
emparés d'elle ne l'empêchaient pas de comprendre que son cœur
n'était pas encore à l'abri de toute atteinte. Son plaisir unique était
de faire de longues promenades en voiture le long de la Seine, du
pont d'Asnières au pont de Neuilly, et de penser à tout ce qui n'était
plus en regardant l'eau couler. — Ah ! mes pauvres chères tantes,
que m'avez-vous appris? disait-elle quelquefois. Elle sentait alors
tout le poids de cette éducation fausse qu'on lui avait donnée et des
idées singulières qu'elle avait puisées dans des lectures mal dirigées.
Combien on l'aurait plus aimée, si on lui avait enseigné à chercher
son bonheur dans des conditions plus faciles, et d'-une durée moins
périssable que celles qu'elle avait poursuivies ! Mais la pensée qu'elle
n'était bonne à rien et à personne était ce qui la navrait le plus.
Elle tournait dans le cercle des devoirs du monde d'un pas égal et
tranquille, comme le prisonnier dans sa cellule.
On sait que Lucien était retourné chez M"'** de Charny. Elle l'avait
reçu d'abord avec un mélange de sympathie et d'indifférence. Puis
ils eurent ensemble de longues conversations sur ces mille ques-
tions éternellement débattues entre un jeune homme et une jeune
femme; il se livrait lentement, et laissait entrevoir, par de certains
élans rapides et naïfs, une jeunesse et une passion dont tous les
feux n'étaient pas consumés. Elle en était surprise et quelquefois
charmée. Si quelqu'un survenait, il s'enfermait bientôt dans un si-
lence farouche, prenait son chapeau et sortait. Restée seule, le sou-
venir de Lucien la faisait sourire; parfois aussi elle devenait son-
puse. Sa pensée, un instant délivrée de la contrainte qu'elle lui
imposât, suivait avec une certaine complaisance les mouvemens,
les^ résistances, les abandons de cet amour naissant et déjà fort
qu'elle inspirait; mais tout à coup un pli de sa bouche témoignait
du réveil de sa fierté, et c'en était fait du songe.
M. de Cbamy estimait fort Lucien; la réserve du jeune ofiicier,
I
MARGUERITE DE TANLAY. 161
sa modestie, cet empressement qu'il mettait toujours à se cacher,
laissaient en paix son ombrageuse susceptibilité. Le député lui fai-
sait bon accueil et lui parlait d'un ton où perçait une sorte de pro-
tection amicale. En mainte occasion, il fit son éloge devant Mar-
guerite. (( De tels hommes, disait-il, sont l'honneur de l'armée, et
devraient être cités en exemple à tous. » Dans ces beaux momens
d'éloquence, sa femme le regardait avec l'expression d'un étonne-
ment où l'ironie et le dépit avaient leur part. Il y avait des instans
où, tout à coup saisie d'une excitation nerveuse, elle résistait diffi-
cilement à l'envie de l'arrêter court dans ses développemens sur les
rares mérites de Lucien et de lui crier : — Mais il m'aime comme
vous m'aimiez quand j'étais la comtesse de Vauvert!
En parlant ainsi, Marguerite ne se serait trompée qu'en un point,
c'est que le capitaine l'aimait comme jamais Roger ne l'avait ai-
mée. Or c'était là justement ce qu'elle ne pouvait savoir, pas plus
qu'aucune autre femme dans sa position. Une passion réelle avait
sauvé Lucien de ces galanteries qui émiettent le cœur et l'abâtar-
dissent, quand elles ne le corrompent pas tout à fait. Il avait con-
servé le sien ferme et vrai, endolori, mais sain et capable de ces
longues abnégations et de ces nobles dévouemens qui sont l'apa-
nage heureux de la vingtième année. Quoi qu'en disent les philo-
sophes et les romanciers, l'amour durable et l'amour éphémère ont
le même langage et le même feu ; leurs dehors sont semblables, et les
plus madrées y sont prises. Seulement elles n'ont garde de l'avouer,
parce qu'on ne fait point volontiers confession de telles erreurs,
et puis peut-être un peu parce qu'aucune femme n'ose supposer,
par dignité personnelle, qu'on l'a aimée d'un amour qui n'était pas
absolu, exclusif, inébranlable. Marguerite n'accusait pas Roger de
l'avoir trompée, elle l'accusait d'avoir changé; elle se sentait moins
atteinte dans le passé que dans l'avenir; sa blessure était enveni'mée
par la crainte : elle avait perdu la foi.
Malheureusement les méditations psychologiques à deux, les ana-
lyses de sentiment dans un boudoir bien clos sont périlleuses. Un
jour, Marguerite s'aperçut que les heures où Lucien n'était pas là
lui paraissaient vides. Cette découverte la fit tressaillir. Il lui sem-
blait que sa jeunesse orageuse et trompée venait de se réveiller. In-
dignée, elle se révolta contre une impression qui la faisait rougir
seule au fond de sa chambre, et jura d'écraser l'ivraie de l'amour
avant que le germe eût grandi. Son orgueil, qui était demeuré tout
entier, lui montra le triomphe facile : elle se résolut vaillamment
à combattre et à soumettre un cœur qui, selon l'expression du mo-
raliste, aimait à aimer; mais, trop expérimentée alors pour braver
le péril de face sans une nécessité absolue, elle ferma sa porte au
TOME XIX. 11
|6i RETOE DES DEUX MONDES.
capitaine, et demanda à M. de Charny de partir sur-le-champ
pour Vineuil. — AVineuil, en pleine session, quand les partis se
rivraieot bataille, c'était impossible! — Insister eût été inutile, elle
céda. Le soir même, elle rencontra Lucien chez l'ambassadeur d'An-
gleterre. Elle l'évita. Un hasard les mit en contact. Elle fut frappée
de l'expression douloureuse qu'on voyait sur tous ses traits; le si-
lence d'ailleurs eût été de l'affectation. Elle se sentait forte et eut
pitié de lui.
— Avez-vous été malade? lui dit-ellè; vous êtes si pâle !
— Moi? non ! j'ai eu peur pour vous, répondit Lucien.
— Parce que je ne vous ai pas reçu? quelle folie! C'était une
idée, reprit-elle par un de ces retours mauvais dont les femmes les
meilleures ne peuvent se défendre.
— Tant mieux ! dit Lucien. Si vous aviez vraiment quelque cha-
grin, je crois que j'en deviendrais fou.
Marguerite fut désarmée du coup ; brusquement la glace de son
cœur venait de se fondre, et quand Tentretien fut à son terme, elle
avait accordé à Lucien la permission de se présenter chez elle le
jour suivant. Le capitaine n'eut garde d'y manquer. Par une de
ces réactions naturelles qui font succéder l'abandon à la résistance,
Marguerite se montra plus expansive qu'au moment de leurs rela-
tions les plus suivies. On parlait alors d'une expédition lointaine
pour laquelle on avait offert un commandement à Lucien. Il ne
cacha pas le chagrin qu'il en ressentait : il partirait comme un ca-
davre; sa force, son courage, sa volonté, son âme, son cœur, reste-
raient à Paris. Il regrettait tout ici, il n'espérait rien là-bas.
— Pas même cette épaulette de capitaine de vaisseau qui vous est
promise? dit-elle en souriant.
— Ah! reprit-il, je la troquerai avec ivresse contre ceci.
Il saisit sur la table un vieux petit bijou taillé en forme de cachet,
et sur la pierre* duquel un artiste de la renaissance avait gravé une
croix fleurdelisée avec ces trois mots : Credo perche amo, — Voyez,
reprit-il, j'aime, je crois; cela ne vaut-il pas mieux que tout?
Il y a des ivresses morales qui sont contagieuses comme cer-
taines lièvres. Marguerite fut entraînée irrésistiblement avant que la
réflexion fûtéveillée. — Eh bien! dit-elle, troc pour troc.
^ Du bout du doigt, elle effleura un médaillon d'or d'un travail cu-
rieux que Lucien portait à sa montre. Ce médaillon n'avait pas été
choisi par un officier, quelque chose le lui disait ; elle en était offus-
quée. Le marin regarda le médaillon. — Vous hésitez? reprit-elle.
— Moi? dit Lucien en le détachant, qu'importe le passé à qui a
JoDoé sa vie entière !
Il prit la main de Marguerite, qui la lui laissa. Le troc était fait.
Lucien sortit fou de joie.
MARGUERITE DE TANLAY. 163
La grande porte de l'hôtel n'était pas encore fermée que Mar-
guerite éprouvait déjà un sentiment de malaise indéfinissable et
profond. Elle était mécontente de Lucien, mécontente d'elle-même
surtout. Le médaillon entre ses mains, blottie dans un fauteuil, les
yeux perdus sur la flamme qui pétillait, elle interrogeait son cœur,
et sentait moins le trouble et l'émotion d'une victoire que l'étonne-
ment et la honte d'une défaite. Était-ce bien la ce qu'elle s'était
promis? et quelle sécurité pouvait-elle asseoir sur son cœur, si de
telles surprises étaient encore possibles ? Les voix de sa conscience
s'élevaient contre elle et lui reprochaient sa lâche faiblesse. Elle re-
poussa le médaillon avec un geste violent et se leva. Sa tête était en
feu. Elle ouvrit sa fenêtre et s'exposa au vent froid. — Ah! dit-elle,
ma confiance en moi m'a trompée.
Émue encore et pleine d'un trouble inexprimable, elle reçut dans
la soirée la visite de M"* de Gocherolles. Deux rencontres avec Lu-
cien avaient suffi pour mettre la vieille demoiselle sur la trace de la
vérité. Le roman de sa petite cousine avait donc un épilogue; mais
M"' de Gocherolles, on le sait, n'était pas fille à garder pour elle
seule le secret de ses découvertes; il fallait toujours qu'un mot par-
tît comme un dard. L'altération des traits de Marguerite, que M. de
Gharny n*avait pu voir, ne lui échappa point. Elle aperçut aussi sur
le coin d'un guéridon ce petit bijou d'or qu'elle avait remarqué, et
amena la conversation sur le capitaine de frégate. — Je trouve qu'il
ressemble au Gid, dit-elle d'un air doux.
— Au Gid! répéta Marguerite.
— Eh oui ! répéta M"' de Gocherolles en remuant avec innocence
sa cuiller dans une tasse de thé; j'ai idée qu'il a une Ghimène qui
le hait et qu'il adore. Or vous savez comment finit la tragédie.
Marguerite laissa tomber la pince d'argent dans le sucrier. M. de
Charny rit beaucoup de la comparaison et demanda le nom de cette
Ghimène de Paris.
— Gela ne vous regarde plus, vilain curieux ! vous êtes marié,
dit M"' de Gocherolles.
Gette conversation, si courte qu'elle eût été, laissa une trace brû-
lante dans l'esprit de Marguerite; vingt fois le rouge de l'indigna-
tion et la pâleur de la honte couvrirent son visage. Ghaque mot
qu'elle entendait était un coup de poignard pour son cœur, dont la
fierté se révoltait. Elle voyait clairement alors, et comme illuminée
par des traits de feu, la mauvaise pente sur laquelle ses rêves l'en-
gageaient. 11 est des natures qui s'eff"arouchent de la lumière portée
sur leurs sentimens; Marguerite était de ces natures, et il lui déplai-
sait profondément de se voir pénétrée jusque dans les replis les plus
secrets de sa pensée. Heureuse de l'effet qu'elle avait produit, M"= de
^(^^ BEVUE DES DEUX MONDES.
Ooclierolles se leva; M. de Charny, qui avait achevé la lecture d'une
brochure sur l'impôt foncier, la suivit. Abandonnée dans sa soli-
tude, Marguerite porta énergiquement l'investigation jusqu'au plus
profond de son àme. La réaction se produisait violente et soudaine;
elle se sentiit diminuée dans sa propre estime. Qu'elle eût aimé
Roger, cela se concevait à la rigueur, toute jeunesse a sa floraison ;
mais, parvenue à la maturité de la vie, ce réveil du cœur avec son
cortège menteur d'illusions et d'espérances l'amoindrissait dans l'o-
pinion qu'elle avait d'elle-même. Son rêve trahi, elle aurait voulu
en porter éternellement le deuil, et traverser le monde comme une
reine déchue, insensible à tout. Gomment avait-elle échoué dès la
première heure? Comment au premier obstacle trébuchait-elle? De-
vait-elle oublier que si M. de Yauvert lui avait été présenté, M. de
Charny était un mari d'élection, celui-là même qu'elle avait préféré
à tous, librement, dans l'âge où le cœur a toute sa force? Si le choix
ne répondait pas à son désir, elle ne pouvait en accuser personne,
et la dignité voulait qu'elle l'acceptât bravement, sans poursuivre
de nouvelles expériences. Après Roger, le livre de sa vie devait être
clos. Des larmes de feu coulaient sur ses joues, tandis qu'elle s'a-
bandonnait à cet examen de conscience; mais elle se sentait relevée
et raffermie par leur propre amertume : la plaie bien sondée, elle
en guérirait à tout jamais.
Au plus fort de cette méditation cruelle, on lui remit une lettre
qui portait sur la cire de l'enveloppe l'empreinte d'une croix fleur-
delisée. Elle la reçut avec un sentiment d'irritation. Qu'elle était
loin déjà de cette heure où Lucien l'avait quittée si plein d'ivresse!
Les lèvres serrées, pâle, le sein oppressé, elle ouvrit la lettre et la
parcourut lentement, avec un sentiment de chagrin dont elle ne
pouvait décharger son cœur. Se pouvait-il que de telles choses lui
fussent adressées! La lettre de Lucien avait un feu, un désordre,
un mouvement jeune et vrai, qui donnaient un accent vif et pro-
fond à chaque mot. 11 ne voulait plus partir : une gloire, un nom
achetés au prix de l'absence lui semblaient payés trop cher. Elle
n'avait qu'un mot à dire, et il enverrait sa démission. Si elle avait
peur de sa présence à Paris, il vivrait seul, au fond d'un quartier
désert, isolé, loin de tous. Son bonheur serait assez grand, s'il la
voyait quelquefois. Toute cette nature sauvage, timide et fière s'é-
panchait dans ces quatre pages écrites de jet. Marguerite laissa
tomber «es mains sur ses genoux et sourit amèrement. Tout cela
venait trop tard. Un reste d'émotion faisait battre son cœur,
comme on voit à la marée basse le flot monter encore sur la grève,
mais reculer à chaque élan. Elle se raidissait contre ce flux de
teodresee expirante, et n'en voulait plus écouter les conseils. La
MARGUERITE DE TANLAY. 165
cause de Lucien était déjà perdue, lorsqu'en reportant les yeux sur
le papier qu'elle tenait à la main, un passage de cette lettre, qui
l'avait dès l'abord arrêtée, la frappa de nouveau. Il lui semblait
qu'elle avait lu autrefois quelque chose de semblable. Plus elle y
pensait, plus elle s'en souvenait : les mots étaient devant elle,
écrits en caractères de feu. Elle ferma les yeux pour mieux consul-
ter sa mémoire. Tout à coup elle sauta sur un petit secrétaire dont
elle portait toujours la clé sur elle, et en ouvrit les tiroirs par un
mouvement fébrile. « C'est impossible ! » disait-elle. Elle prit un
paquet de lettres serrées à part dans un coin, en brisa le lien et en
déplia trois ou quatre au hasard, qu'elle parcourut des yeux rapi-
dement. L'une d'elles lui resta plus longtemps entre les mains. Un
grand soupir souleva sa poitrine, a C'est bien cela!» murmura-
t-elle d'une voix à peine intelligible. Elle plaça les deux lettres
l'une auprès de l'autre, et les regarda tour à tour. Cette lecture
achevée, elle laissa tomber sa tête sur sa main, et resta absorbée
dans une douloureuse méditation. Par un hasard singulier, à cinq
ans de distance, Roger et Lucien avaient eu la même pensée, et
l'avaient exprimée presque avec les mêmes mots! Un frisson glacial
parcourut Marguerite de la tête aux pieds. Elle savait à présent ce
qu'était devenue l'exaltation de Roger; l'expérience avait fait son
œuvre : combien de temps durerait l'exaltation de Lucien? Si un
homme dont elle avait bien sondé le caractère depuis qu'elle ne l'ai-
mait plus, et qu'elle savait d'une nature composée et sans jeunesse,
s'était rencontré si complètement avec un homme qui était la sim-
plicité même et la droiture ; si Roger, qui vivait en lui , avait eu un
jour le cri et l'élan de Lucien, qui vivait dans une autre; si l'égoïsme
et la personnalité sèche et hautaine avaient le même langage que
l'abnégation et l'amour humble et soumis, où était la sincérité, et
qui répondait de la durée? Le cœur de M. de Charny était devenu
comme de la pierre; celui de Lucien ne deviendrait-il pas comme
de la cendre? Ce qui avait disparu dans le passé ne disparaîtrait-il
pas dans l'avenir? Celui-là avait regretté la politique, l'autre ne
regretterait-il pas la guerre?
Marguerite restait immobile devant les deux lettres ouvertes sous
ses yeux. Que de promesses éteintes depuis que l'une avait été
écrite! que de rêves envolés! que d'espérances mortes!
En ce moment, une voix mystérieuse lui rappela mot pour mot la
conversation qu'elle avait eue avec M. de \auvert dans les bois de
Yille-d'Avray. Combien étaient sages les avertissemens qu'il lui don-
nait! Qu'elle eût été plus heureuse, si elle avait raffermi son esprit
et marché dans la voie qu'ils lui indiquaient ! Celui-là avait un lan-
gage bon et sincère; il n'exagérait rien pour n'avoir rien à dimi-
i<M) REVUE DES DEUX MONDES.
nuer, et raflection d'un caractère simple et droit se faisait voir moins
dans les paroles que dans les actions. Il ne fallait pas que le conseil
fût perdu; s'il ne l'avait pas protégée dans le passé, elle devait par
respect s'y soumettre dans l'avenir, et, par une complète obéissance,
faire voir à celui qui n'était plus un tardif, mais loyal repentir.
Sans essuyer les larmes qui coulaient sur ses joues, Marguerite
repoussa les deux lettres placées sous sa main, et, prenant une
feuille de papier, elle écrivit à la hâte quatre mots qui tranchaient
comme par un coup de sabre le fil de cet amour vieux à peine de
quelques heures. Bientôt après, la lettre était chez Lucien.
Marguerite écouta le bruit de la porte qui retombait sur ses
gonds. Elle avait elle-même prononcé sur sa vie; le divorce était
ftût entre* elle et l'amour. Elle prit alors le paquet des lettres écrites
par Roger dans un autre temps, et, les déchirant toutes en mor-
ceaux, elle les jeta dans le feu. — Périsse tout à présent, murmura-
t-elle, puisque l'idole est morte!
A quelque temps de là, vers quatre heures de l'après-midi, par
on temps sombre, une femme descendait de voiture à la porte d'un
cimetière. Si quelqu'un avait pu percer l'épaisseur du voile qui
couvrait son visage, il aurait reconnu M"' la vicomtesse de Charny.
Elle marchait fort vite. Le brouillard courait dans les longues et
tristes avenues, où l'on ne voyait personne; les silhouettes noires
des cyprès s'effaçaient dans la brume; quelques gouttes d'eau tom-
baient lourdement des branches, sur lesquelles la vapeur s'épais-
sissait. Marguerite hésita une minute à l'entrée d'une de ces voies
sépulcrales qui s'ouvrent silencieusement entre deux rangées d'ar-
bres. On aurait dit qu'elle cherchait à s'orienter au milieu de ces
ombres flottantes jetées partout comme un voile. Le bruit du vent
lui donnait le frisson. Elle prit enfin un sentier sur la gauche, et
s'arrêta devant un tombeau dont la plaque de marbre, surmontée
d'une colonne tronquée, portait ces mots : Le comte Théodore de
Vauvert, mort à trente-six ans, le i!i mai 1845.
Elle se mit à genoux dans l'herbe, et appuya son front brûlant
contre la grille de fer autour de laquelle les cyprès faisaient en-
tendre leurs murmures. Elle tira de dessous son manteau un bou-
quet de fleurs à demi fanées et le posa sur le marbre. — Ah ! pauvre
ami, dit-elle en sanglotant, es -tu bien vengé! Tu n'es plus, et je
sub seule !
Amedéb Achard.
DE LA
MONARCHIE REPRÉSENTATIVE
EN ITALIE
I.
CHARLES-ALBERT ET CÉSAR EALBO.
Le principal obstacle moral à une renaissance de l'Italie n'est
pas sa faiblesse présente, mais plutôt sa grandeur passée. La mé-
moire des suprématies guerrières ou religieuses qui ont surgi de
ce sol fécond et dominé le reste du monde exerce encore aujour-
d'hui sur les peuples italiens une sorte de fascination qui les rend
immobiles. On devine des regrets dans leurs espérances; ils se sont
fait de leur merveilleuse histoire un rêve perpétuel, et les préoccupa-
tions de la politique de chaque jour ne les ont jamais complètement
éveillés. Au lieu de se sentir cheminer sur une ligne indéfinie, ils
paraissent considérer la destinée du genre humain comme un cercle
inégalement éclairé , dont ils désirent une nouvelle évolution pour
retrouver des jours moins sombres. Les autres peuples ont leur phy-
sionomie propre, leur caractère déterminé; l'idée qu'ils comportent
est unique, et leur œuvre est circonscrite par les bornes de leur dé-
veloppement spécial. L'Italie au contraire a vu s'élever et mourir
en elle les civilisations de toute l'Europe du passé, et les gloires
dont a resplendi ce climat y ont laissé des traces encore lumineuses.
Les commotions qu'elle éprouve de nos jours sont en partie la vi-
bration prolongée des secousses qui l'agitèrent dans les temps an-
158 REVUE DES DEUX MONDES.
ciens. Pas une des idées enfantées par l'antiquité et le moyen âge
n'est morte entièrement dans la péninsule; pas un des peuples d'au-
trefois n'y manque de représentans. Deux utopies caressées jadis par
les plus grands esprits, la monarchie et la république universelle, y
comptent plus que jamais des partisans dévoués. Tandis qu'ailleurs
l'histoire n'appartient qu'aux érudits, elle est en Italie comme une
partie intégrante de l'âme populaire : le paysan voue un culte à Né-
ron, le brillant conducteur de chevaux; certains moines d'Assisi ou
du Mont-Cassin songent à continuer l'épopée de Grégoire YII; Gênes
est la même qu'au temps où ses marchands furent anoblis par le
salut de Charles-Quint : a Bonjour, marquis. » Milan reprendra de-
main Vimpresa de la ligue lombarde du xii* siècle; les croisades,
les guerres navales contre les Turcs, ne sont pas plus effacées dans
les cœurs vénitiens que l'or byzantin aux lourdes coupoles de Saint-
Marc; Ancône, rivale heureuse des lagunes, à demi comblées par
les sables, épie l'Orient; Naples a croisé son sang avec celui de la
vieille Espagne, et contemple encore les horizons où tant de galions
apparaissaient jadis. Je ne sais enfin quelle âme de la vieille Grèce
anime les populations incultes des rivages qui regardent l'Afrique,
depuis la vieille Tarente jusqu'au rocher nu de Gallipoli. Au milieu
de toute cette pourpre en lambeaux, Rome, ruine parmi des ruines,
jette encore au monde son défi canonique, et réclame, au nom du
catholicisme, la suzeraineté sur toutes les puissances.
Tout ce mélange de grandeur et de néant empêche les Italiens de
jeter les bases toujours humbles et modestes d'une destinée nou~
velle. Tandis qu'ils s'éprennent de gigantesques chimères, l'Europe,
attentive et peu empressée, hésite à croire à leur vertu, à leur pou-
voir de reconstruire. Au commencement de ce siècle, la poésie qui
plane sur les grands écroulemens avait trompé les faiseurs de con-
jectures; aux yeux des politiques sensés, rien ne remuait plus sous
ces décors d'une scène détruite, et les derniers des Latins ne de-
vaient être désormais que des gardiens de musées, des montreurs
de paysages. Les cérémonies de Saint-Pierre de Rome devenaient
elles-mêmes une curiosité : partout on faisait voir à prix d'argent
que l'Italie était belle.
Cette inertie morale n'était qu'apparente. Un élément d'activité
jusqu'alors inaperçu se révéla, sous la domination française, dans
Tesprit des Italiens. Tandis qu'une aristocratie peu nombreuse per-
dait son temps à bouder, que le peuple, ignorant et fanatique, re-
poussait les innovations qu'il prenait pour des dons perfides des
armes étrangères, la classe moyenne donnait peu à peu au caractère
national une consistance nouvelle. Soit qu'elle acceptât des fonctions
du gouvernement impérial, soit qu'elle restât seulement spectatrice
atleotive des événemens, elle acquit à un certain degré le sens pra-
I
LA MONABCHIE REPRESENTATIVE EN ITALIE. 169
tique qui lui avait fait défaut au dernier siècle. Quelques écrivains
témoignèrent, quoique sous des formes exclusivement poétiques,
d'un réveil intellectuel très remarquable; pour traduire convena-
blement les idées vives et hardies qui étaient dans l'air, on se mit
à chercher le secret perdu de la langue, riche et précise à la fois,
des maîtres du moyen âge; les écoles furent fréquentées, malgré la
guerre, par une jeunesse empressée; partout enfin l'on montra de
la volonté, du sentiment, de l'enthousiasme. Cette rénovation était
surtout indiquée par deux symptômes : l'intérêt que l'on prenait
plus généralement aux affaires, et la facilité avec laquelle on se
montrait prêt et disposé aux sacrifices et aux travaux exigés par le
bien public. En somme, où tendaient ces manifestations? L'Italie
allait-elle à l'unité, à la liberté, à l'indépendance? Par où se pré-
parait-elle à commencer ce triple travail de réorganisation? Nul ne
pouvait le dire, tant qu'un gouvernement libre manquait à l'Italie.
Aujourd'hui ce gouvernement existe à Turin.
Le peuple piémontais a participé dès le premier jour à l'émotion
inquiète qui règne en Italie depuis 1815; il a donné naissance aux
écrivains qui transformèrent en principes fixes et en préceptes de
conduite rationnels les aspirations vagues et passionnées des Ita-
liens. Un triumvirat illustre, — César Balbo, Maxime d'Azeglio,
Gioberti, — parla le premier, au nom de la patrie commune, un
langage plein de raison, de calme et de mesure. Ces habitans d'un
climat tempéré semblaient faits pour retremper et pour fortifier des
âmes méridionales, en les façonnant à ces habitudes de simplicité,
de vigueur, de sévérité, qui donnent aux races du nord leur princi-
pale valeur.
S' armant à la prussienne en attendant d'être régi à l'anglaise,
le Piémont s'apprêtait à prendre la direction morale du mouvement
qu'il contient et modère aujourd'hui; il donnait déjà à ses voisins
un exemple de modération et de prévoyance par le soin qu'il pre-
nait d'éviter, sous l'absolutisme, un abaissement humiliant aussi
bien qu'une révolte imprudente. Son infériorité historique, son ob-
scurité passée, le préservaient des folles présomptions; la conscience
qu'il avait de sa petitesse, jointe à une ambition nationale très vive,
était un gage précieux de sa prospérité future. Aujourd'hui qu'il a
acquis une certaine importance en Europe, il est utile de rechercher
comment se sont développés chez lui les élémens du régime repré-
sentatif auquel il doit une meilleure destinée. Le suivre dans les
phases diverses qu'il a traversées depuis quarante ans, n'est-ce pas
acquérir de justes idées sur l'Italie contemporaine? Le but que le
Piémont poursuit en effet, les obstacles qu'il rencontre, sont les
mêmes pour toute la péninsule; d'un autre côté, fidèle à prêcher
l'union entre tous les Italiens, entre tous ceux qu'il regarde comme
170 REVUE DES DEUX MONDES.
des compatriotes, robligation qu'il s'impose, c'est d'exprimer sans
cesse les volontés communes.
Ainsi deux sujets d'étude s'offrent à l'historien dans la question
italienne. Le Piémont, d'une part, sollicite et mérite une attention
particulière; il exerce une influence heureuse sur les groupes qui se
trouvent autour de lui. A force de calme et de logique, il se con-
cilie l'estime des puissances dans une entreprise romanesque à cer-
tains égards, où le sentiment national, chose indifférente aux diplo-
maties, constitue en définitive le fond du procès. Au-delà de cette
petite Italie d'avant-poste, qui combat audacieusement pour le ré-
gime parlementaire, on devine, sans la bien connaître, une Italie
remuante et confuse, qui semble frappée d'incapacité par le dérè-
glement de son admirable génie. Nous allons essayer de saisir les
traits communs de ces deux aspects importans, ou plutôt nous al-
lons observer dans ce Piémont, dont l'amphithéâtre alpestre fait
écho à tous les bruits italiens, la croissance des institutions repré-
sentatives, but provisoire de ses efforts, instrument futur de la re-
naissance espérée. Le drame qui agite la péninsule depuis quarante
années sans résultat général se développe en Piémont, pendant la
même période, d'une manière uniforme et régulière. La question de
liberté, la question d'indépendance, la question religieuse, y sont
traitées tour à tour par l'expérience et par la discussion. Les sou-
verains qui voudraient être indépendans, les peuples qui voudraient
être libres, l'Autriche et Mazzini, qui aspirent chacun de son côté
4 une unité différente, et le pape enfin, ballotté entre les uns et les
autres, — tous ces personnages d'une action bien plus vaste que le
théâtre où elle se produit paraissent sur la scène piémontaise, et il
est facile de les y observer dans leurs luttes comme dans leurs ac-
cords.
La maison de Savoie, au xviii* siècle, figurait à peine dans les
affaires européennes, après avoir fait quelque bruit au moyen âge
et mis, selon l'expression d'Emmanuel-Philibert, son grain dans la
balance à chaque querelle du roi de France et de l'empereur. Elle
s* était repliée sur elle-même, et après quelques travaux d'organisa-
tion inl^rieure que Charles-Emmanuel III fut le dernier à ordonner,
elle avait abdiqué toute prétention à être remarquée. Son armée de
viogt-cioq mille hommes, presque aussi nombreuse que le clergé du
royaume, était non moins pacifique à coup sûr. Que Joseph II à
Vîeone et Léopold en Toscane s'appliquassent à ces réformes écclé-
ilittiquet que César Balbo trouvait admirables; que Joseph de
MiUtre, après comme avant la restauration, jurât à l'Autriche une
LA MONARCHIE REPRESENTATIVE EN ITALIE. 171
éternelle inimitié, l'administration et la diplomatie des princes pié-
montais ne leur témoignaient ni répulsions ni sympathies. Incapables
de s'élever jusqu'à Montesquieu, ne demandant même à Machiavel
que les conseils négatifs dont leur inertie pouvait s'accommoder,
ils disaient le dernier mot de leur politique intérieure et extérieure
lorsqu'ils adoptaient cette paresseuse devise : silence et prudence.
Comme si cette race souveraine se fût épuisée dans les lents efforts
qui l'avaient conduite à la royauté, elle allait finir comme la mai-
son de Bourbon, sa parente, dans la personne de trois frères sans
héritiers, et sa disparition s'annonçait par une décrépitude évidente.
Impuissante à rajeunir des institutions politiques qui avaient vieilli
avec elle, la descendance directe des anciens comtes de Maurienne
végétait dans l'imprévoyance et l'inaction, indifférente à un avenir
qui ne lui appartenait pas, livrée au repos absolu, qui était devenu
pour elle une condition indispensable d'existence. Son séjour en
Sardaigne durant le consulat et l'empire fut comme un mauvais
rêve dont elle voulut, à son retour, effacer jusqu'au souvenir. Un
trait de plume raya, en 1814, l'œuvre des seize dernières années.
Les alliés avaient reconstitué le royaume dans une pensée hostile à
la France ; les nouveaux ministres, fidèles à cette pensée, firent à
l'esprit nouveau une guerre de barbares. La roue, l'écartèlement,
les confiscations reparurent dans la législation, et comme si les lois
eussent été, elles aussi, en tant que lois, révolutionnaires à ren-
contre du bon plaisir souverain, l'autorité des billets royaux re-
commença à primer celle des contrats et des jugemens. « Ce furent,
disait César Balbo dans son Sommario délia Storia d'Ilalia, les
années les plus sombres et les plus misérables que l'Italie eût ja-
mais traversées. » Le prince n'était plus le représentant de la volonté
nationale ; il y avait scission, et l'on en était à s'effrayer de la pos-
sibilité d'une rupture.
A mesure que les sympathies de la nation abandonnaient Victor-
Emmanuel l" et Charles -Félix, les deux derniers soutiens de l'an-
cien régime, elles se réunissaient autour d'un prétendant national
et libéral, Charles -Albert. Le bon sens et le naturel sérieux des
Piémontais les indisposaient contre les excès de la révolution qui
travaillait le pays; ils se ralliaient avec empressement à un héritier
présomptif qui, tout en guérissant les maux d'une longue déca-
dence, devait maintenir l'ordre public et le sauver des périls d'une
réaction trop brusque contre une trop longue oppression. La nais-
sance du prince de Carignan lui donnait des droits au trône; la
générosité de ses sentimens et peut-être aussi la simplicité de son
éducation lui valaient l'adhésion de tous les partisans des idées
nouvelles. Il descendait en droite ligne de Thomas de Carignan, fils
de Charles-Emmanuel I". Son père avait été garde national à Turin
172 BEVUE DES DEUX MONDES.
pendant Toccupation française. Lui-même, conduit à Paris en 1800,
à rège de deux ans, y avait été élevé dans les écoles publiques. Un
ministre protestant avait été plus tard son instituteur à Genève.
Napoléon l'avait nommé lieutenant au 8* régiment de dragons. A
Tépoque de la restauration, c'était un jeune homme de haute taille,
mélancolique et réservé; sa froideur naturelle se faisait caressante
dans l'intimité, jamais familière. Sa physionomie était sévère, quel-
quefois sombre; son maintien était digne, presque hautain, peut-
être à cause d'une timidité qu'il ne surmontait pas toujours. Il avait
grandi sans savoir si le sort lui réservait l'épaulette d'un officier de
fortune ou la couronne d'un royaume italien; son caractère, natu-
rellement indécis, en avait gardé quelque chose d'ombrageux qui à
certains momens lui inspirait des résolutions inexplicables. D'invo-
lontaires contradictions furent une fatalité de sa vie entière, longue
suite de situations douteuses et ambiguës. Au fond, il était ennemi
de l'Autriche par instinct, et ne trouvait guère de motifs de récon-
ciliation dans les menées du cabinet de Vienne, qui destinait à l'un
de ses archiducs l'héritage de Charles-Félix. Autour de lui se grou-
pèrent donc les soldats, les avocats et les apôtres de cette sainte
indépendance, dont les traités de 1815, par une violente anti-phrase,
venaient d'enraciner le principe dans tous les esprits.
Vers 1820, les symptômes d'une crise prochaine étaient sensibles
aux moins clairvoyans. Charles- Albert, que Monti venait d'appeler
le rédempteur de l'Italie, put s'attendre à prendre bientôt une lourde
part aux événemens. Ce fut alors que, visitant les fortifications de
Gènes, il rencontra un major de trente ans dont le père, Prosper
Balbo, récemment nommé ministre de l'intérieur, s'efforçait de ré-
former les vices du gouvernement et d'en conjurer la ruine immi-
nente. César Balbo, qui depuis longtemps méditait l'histoire et la
philosophie, et qui devait être plus tard le meilleur interprète et l'é-
crivain préféré du Piémont de son temps, eut avec le jeune prince
de longs entretiens, à la suite desquels leurs destinées se mêlèrent
en quelque sorte. Dès lors, ce que le penseur demanda fut tenté par
le prétendant, le roi, le soldat; cette épée et cette plume se mirent
au service d'un grand projet, l'installation de la monarchie repré-
seoUtive en Italie. Ce sont deux figures que l'histoire réunira, la
parole de l'une expliquant les actes mystérieux et souvent incom-
préhensibles de l'autre.
La famille Balbo, dont l'origine remonte aux patriciens de la pe-
tite république de Chieri, près de Turin, a dans le moyen âge deux
titres de notoriété particulière. Selon une tradition légendaire, cin-
quante Balbo, nouveaux Fabius, se seraient fait tuer sur le champ
de victoire de Legnano pour l'indépendance de leur pays et pour
la veogeance de leur ville, incendiée par Frédéric-Barberousse. Ce
I
LA MONARCHIE REPRÉSENTATIVE EN ITALIE. 173
qui est plus certain, c'est qu'au xiv* siècle, lorsque la ville de Chieri
se donna à la maison de Savoie, une branche des Balbo Bertone
passa à Avignon et y commença cette race des Grillon qui donna un
ami à Henri IV et un successeur à Bayard. César Balbo, l'illustra-
tion moderne de cette maison, naquit, le 21 novembre 1789, d'Hen-
riette Tapparelli d'Azeglio, qui avait épousé au commencement de la
même année le comte Prosper Balbo, alors investi par la ville de
Turin des premières charges municipales. Frêle enfant d'une mère
de seize ans, qu'il perdit avant d'être en âge de la connaître, il fut
élevé par son aïeule, la veuve du comte Bogino, ministre de Charles-
Emmanuel m, pendant que son père occupait son poste d'ambassa-
deur auprès de la république française. En 1798, Prosper Balbo,
prévoyant la chute de la monarchie sarde, appela auprès de lui ses
deux fils. César et Ferdinand; bientôt en effet il dut prendre avec
eux le chemin de l'exil, la chute de son maître ayant marqué le terme
de sa mission. En Espagne et en Italie, où il les emmena, il leur en-
seigna les mathématiques, le latin, et un italien plus pur que le dia-
lecte piémontais. Les voyages et les vicissitudes contribuèrent à
mûrir de bonne heure le jugement de ces enfans, tout en nuisant à
la solidité de leur première instruction. La politique dont l'air de
cette époque était imprégné pénétrait à l'état de sensation dans ces
jeunes natures. Ils apprenaient, dit César Balbo dans son autobio-
graphie, à mépriser les Autrichiens, qui perdaient toutes les parties
et sauvaient toujours l'enjeu. A Florence, ils allaient souvent chez
Alfieri, qui habitait avec la comtesse d'Albany en face de Santa-
Trinità, et en dépit des tirades de l'auteur du Misogallo, ils com-
mençaient à aimer la France. En 1802, la famille errante revint à
Turin et s'y fixa. Cinq ans plus tard. César suivait pour la première
année les cours de la faculté de droit, lorsque Napoléon, passant à
Turin à son retour de la campagne de Prusse, interrompit brusque-
ment cette humble carrière. L'empereur connaissait très exactement
l'aristocratie italienne, dont sa famille avait jadis fait partie (1), et
il cherchait à mêler dans les fonctions publiques la vieille noblesse
avec celle qu'il créait. Le jeune Balbo, se trouvant un jour au mi-
lieu de la foule assemblée le long de la rue du Pô pour voir passer
(1) Voici à ce sujet un fragment curieux d'une lettre du comte Balbo, écrite en français :
•< J'ai vu, il y a quelques années, l'extrait des actes existant alors et peut-être encore
aujourd'hui aux archives de Florence, et qui prouve qu'un Buonagarte fut expulsé de
la ville dans le xii« ou xiii* siècle (il ne me souvient plus bien), ob nimiam poten-
tiam, la même raison qui a fait bannir son descendant du monde civilisé. A la suite de
cette expulsion, cette famille alla s'établir à San-Miniato, et de là à Chiavari. Jusqu'ici
la filiation est prouvée; elle n'est interrompue, je crois, que pendant une cinquantaine
d'années durant lesquelles la famille disparaît de Chiavari et reparait en Corse, je
crois avec les mêmes armes, certainement avec le même nom, et souvent avec les mêmes
prénoms, entre autres celui de Napoléon. Lors des premières campagnes du général
|7â REV^UE DES DEUX MONDES.
Tempereur, apprit donc de quelques amis sa nomination d'auditeur
au conseil d'état. Son père, inquiet pour la santé de cet étudiant
de dix-sept ans, obtint qu'on le lui laissât pendant un an encore. Ce
temps écoulé, le général Menou, chargé du gouvernement de la Tos-
cane, réunie depuis peu à la France, emmena César Baibo comme
secrétaire de la commission qui allait organiser ces trois nouveaux
départemens.
Nous ne le suivrons pas à Florence, à Rome, à Paris, en Illyrie,
en Allemagne, stations diverses de sa carrière administrative sous
l'empire ; l'excellent livre sur la vie et les écrits de César Balbo, par
M. E. Ricotti, n'a rien laissé à dire sur ces curieuses pérégrinations,
qui d'ailleurs sont étrangères au sujet qui nous occupe ici. Disons
seulement que ces quelques années sont dans cette existence labo-
rieuse et dévouée une période exceptionnelle d'insoucieuse indiffé-
rence. Membre pendant deux ans de la consulte qui donna à Rome
des institutions françaises, et frappé par conséquent de l'excommu-
nication de Pie Vil, il remplit jusqu'en 1811 des fonctions qui at-
tristent sa conscience de catholique et d'Italien, et que dans la suite
il regrettera d'avoir eu la faiblesse, excusable à son âge, d'accep-
ter de Napoléon, à qui nul ne résistait. Il écrivait en ce temps de
jeunesse passé dans les fêtes des villas romaines : « La chose la plus
sage, n'est-ce pas de ne songer qu'à rendre aussi douce que pos-
sible la vie que le ciel nous donne, sans prendre soin des affaires
d' autrui? Étudier un peu, peindre, faire de la musique, suivre le
courant de l'amour tant que le sort le permet, puis, dans le repos
de la vieillesse, conter les prouesses de ses jeunes années, voilà
une existence qui m'assurera des nuits paisibles... » Ne retrouve-t-on
pas dans ces lignes, qui ne seraient qu'une banalité sous la plume
de l'enfant d'un autre climat, la source de l'infirmité politique de
l'Italie méridionale? « Nous sommes des artistes, pur troppo, « di-
sait-il dans l'âge mûr. La lecture de Jacopo Ortis, cette plainte d'un
double amour martyrisé, l'amour d'une femme et l'amour de la pa-
trie, le jette dans des mélancolies dont le distrait bientôt un change-
ment de résidence. A Paris, un beau jour il lui prend fantaisie de
ne plu» écrire qu'en français, et il l'annonce à Vidua, un de ses amis
■noaipiite. Il eilatait encore à San-Miniato un ecclésiastique de ce nom, dernier rejo-
•■• ^^i»* brtiidie restée dans cette première station do la famille, où l'on voit plusieurs
êÊ Iflv» tonbetot. L« général républicain fit alors des démarches pour s'en faire r^-
roniMltra, m reocMsiastique étant mort et ayant laissé son héritage aux pauvres, Buona-
^■rte, «Ion premier connul, fit un procès pour la succession, qu'il gagna, comme on
IMNtf Um w paoMr. Il fit, ditK)n, largement indemniser les pauvres, mais il n'en est
pm noiot wnk qoe, ch«f d'une république française, il tenait à prouver son origine pa-
^^^^ * éuiofère, Defeira empereur, il trouva apparemment son illustration 8up<\-
nmin à mm origlae, et Too n'en parla plus; Je crois môme que l'extrait dont j'ai
ftné, il que Jo fli aion, ne Att pui trop bien reçu. »
LA MONARCHIE REPRÉSENTATIVE EN ITALIE. 175
d'enfance. Yidua entre en fureur : « Toi, sacrifier notre langue à
une langue étrangère! e la qualel )) En Illyrie, il aime une jeune fille
qui ne peut être à lui et qui lui laisse la douce tristesse d'un gra-
cieux souvenir. Ses impressions d'alors sont celles d'un rêveur qui
s'apprête à penser. La poésie, faiblesse passagère de son imagina-
tion, vit en lui avec les mathématiques, premier amour de son esprit.
Heureusement l'Italie sait enfanter à côté de ses paresseux imita-
teurs de fantômes, comme disait Platon , à côté de ses amans idolâ-
tres de l'idéal, d'âpres et sévères intelligences comme Machiavel,
Vico et Yolta; pour que le génie jaillisse d'elle comme la lave de
ses volcans, il ne faut que supprimer un obstacle, conquérir l'indé-
pendance. Sitôt que César Balbo ne sera plus un simple petit au-
diteur de Napoléon, sitôt qu'il aura une patrie, il travaillera trente-
neuf ans pour lui donner un évangile, les Speranze d'Italia, et un
statut, le livre De la Monarchie représentative.
La chute de l'empire ouvrit la carrière aux projets et aux conjec-
tures des Italiens. Les enseignemens civils et politiques donnés à
l'Europe par la propagande guerrière de Napoléon paraissaient ac-
quis sans retour, et l'on pensait que la restauration des princes dé-
chus, sans nuire aux progrès accomplis, ne ferait qu'en approprier
les avantages aux nations diverses qui avaient dû payer d'une ab-
sorption temporaire leur initiation aux conquêtes de la révolution.
Déjà sous l'empire, des jeunes gens comme Balbo, de vieux soldats
comme le général Gifflenga, l'un des héros de la retraite de Russie,
se disaient qu'après la mort de l'empereur une Italie indépendante
pourrait être constituée. On ne pensait pas alors que le géant pût
tomber avant de mourir. Le désastre de 1814, en faisant reparaître
des individualités territoriales englobées jusqu'alors dans le terri-
toire impérial, remit sur le tapis non-seulement les vieilles questions
oubliées, mais de nouveaux problèmes fournis par la présence de
combinaisons nouvelles, et au-dessus de tous les autres, celui des
nationalités.
Il est intéressant de surprendre dans César Balbo ces préoccupa-
tions qui s'emparaient de toutes les têtes. C'est chez tous la pre-
mière apparition de l'idée italienne, et chez lui le premier cri spon-
tané de la conscience. Longtemps mêlé à une colossale tragédie qui
n'avait laissé aucune part d'action à sa personnalité, il se relève
indépendant, citoyen et patriote.
« Je ne dirai rien de la grande débâcle de peur d'être trop long. On com-
rait de côté et d'autre, on vivait dans les rues et sur les boulevards ; le plus
souvent les Italiens se trouvaient ensemble, s'accostant à tout propos, s'in-
téressant naturellement et au même degré à ce qui se passait. Un jour plu-
sieurs d'entre nous se réunirent, et cherchèrent quel parti on pouvait pren-
dre pour le bien de l'Italie : il nous était trop pénible de ne rien faire au
176 RETUE DES DEUX MONDES.
milieu de l'agitation universelle ; mais nous ne sûmes rien imaginer, et je
crois vraiment quMl n'y avait rien à faire. Après la bataille de Paris et le
départ des troupes impériales, par un ciel clair, il y eut une soirée silen-
cieuse que je passai à rêver sur un balcon, et, dussé-je vivre cent ans, je
n'en perdrai pas le souvenir. Le lendemain matin, de bonne heure, je ren-
coDtrai quelques bourboniens de mine irrésolue sur cette place Vendôme,
qui devait être, quelques heures plus tard, le théâtre de l'action la plus sotte,
la plus risible et la plus exagérée qu'ait jamais commise ce parti. A midi, l'on
déjeunait tranquillement chez Tortoni, comme de vrais badauds parisiens, en
compagnie d'autres badauds ou de gens qui semblaient l'être, attendant...
rentrée de l'Europe vengeresse. Le fait est qu'après déjeuner ces petits-maî-
tres sortirent, montèrent à cheval, et, s'étant bientôt adjoint des compa-
gnons, arborèrent la cocarde blanche, et se mirent à agiter leurs mouchoirs
et à crier rire le roi! Mais je crois qu'ils n'étaient pas les premiers, et qu'ils
avaient été précédés par deux jeunes femmes, vêtues de noir, qui étaient
sorties d'un magasin appelé le Père de famille, se faisant avec des rubans
blancs qu'elles y avaient achetés deux nœuds qu'elles se fixèrent sur la poi-
trine; elles se promenèrent ainsi, muettes, se tenant par le bras, tremblant
lorsque des gamins les insultaient ou se moquaient d'elles, et disparurent
enfin dans les groupes ou derrière les maisons. Qu'elles soient bénies ! peut-
être étaient-ce des sœurs ou des épouses qui portaient le deuil de quelques
victimes du grand consommateur d'hommes {divorator d'uomini), et qui,
sentant et jugeant en femmes, en femmes aussi se retournaient contre lui,
au premier moment qu'elles trouvaient, non sans audace et sans péril.
« Je crois que des sentimens de cette nature furent pour beaucoup dans
cette journée, et que les neuf dixièmes des mouchoirs blancs que des mains
blanches agitèrent sur les balcons des boulevards, et qui éblouirent le che-
valeresque Alexandre, étaient l'expression spontanée et irréfléchie de bien
des douleurs, de bien des vengeances, de bien des amours de femmes. La
troupe des hommes à cheval était mesquine et ridicule auprès. Elle le parut
bien davantage lorsque le défilé fut fini, et que le bivouac fut installé aux
Champs-Elysées. Alors l'un de ces cavaliers, monté sur un cheval blanc, ra-
massa sur la place de la Concorde une bande de vauriens, les conduisit vers
une file de fiacres qui stationnait dans la rue Saint-Honoré, et tous ensemble,
s'étant mis à dételer les rosses, les emmenèrent à la place Vendôme ; là, une
corde ayant éxé attachée au cou du Napoléon de bronze, on la fit tirer par
ces animaux, à grand renfort de coups de fouet, pour jeter bas la statue. Le
Napoléon d'airain tint plus ferme que l'autre, et ce fut heureux pour les
chevaux et les autres bêtes qui se trouvaient dessous... De retour aux bou-
levards, je vis afficher un carré de papier à l'arbre du coin de Tortoni ; je
tUf. C'était la déchéance du vrai Napoléon, promise, comme un cadeau aux
Français, par Alexandre. Plusieurs se vantaient d'avoir en ces quelques heures
•enrl les nouveaux maîtres et trahi les anciens; chacun s'attribuait une pa-
tarnftA sur le papier signé par Alexandre, et une part d'influence sur cette
âne Ûielle. Pour faire comme les autres en cette recherche des influences
exarcéai, J'en reviens aux mains blanches des balcons, qui avaient trouvé
l«» chemin du cœur d'Alexandre. Je ne crois pas aux petites causes, mais
JuiX'fwUtet oecailons des grands événemens. Les vraies causes sont toujours
LA MONARCHIE REPRÉSENTATIVE EN ITALIE. 177
grandes; mais une goutte d'eau fait déborder un vase déjà plein. De toute
façon, Napoléon était tombé. On ne passait pas seulement d'un règne à un
autre, d'un ordre de choses à un ordre opposé ; c'était plus qu'un siècle,
c'était une grande époque du progrès humain qui finissait, et un âge nouveau
dont on voyait les commencemens.
« Sans aller plus loin, de la mort de Louis XIV en 171Zi jusqu'à la chute
de Napoléon, on compte juste cent ans de bacchanales françaises et euro-
péennes, les cent dernières années de la primatie française en Europe. Cette
journée si grande et si petite, si solennelle et si comique, à laquelle j'avais
assisté, était la première d'une autre primatie quelconque, ou peut-être
d'une ère sans primaties désormais, d'une ère de progrès universels, se suc-
cédant et s'entr'aidant les uns les autres. »
Cette citation un peu longue donne une idée très juste de l'état
où se trouvaient alors les esprits éclairés de l'Italie. On y voit un
doute mélancolique sur la mission de cette France, si prompte à
passer de la sublimité à l'abaissement, puis un espoir vague dans
l'Italie rajeunie, où les faiblesses du moins ont quelque chose de la
grâce féminine, et se rachètent par une certaine beauté morale qui
manque aux petitesses des autres pays. L'heure en tout cas était
proche où les hommes de cœur allaient remplir leur tâche de dévoue-
ment. César Balbo, redevenu Piémontais, l'appelait avec ardeur.
L'on crut un instant qu'Eugène Beauharnais serait laissé à la tête
de la Lombardia, constituée selon les lois françaises; l'on crut au
bon vouloir de la maison de Savoie, si généreuse et si disposée jadis
à accorder des franchises; l'on crut à tout, l'on s'enivra de folles
illusions. La rentrée de Victor-Emmanuel I" dans Turin, avec son
escorte de serviteurs fidèles vieillis en Sardaigne, fut une scène de
joie indescriptible. Toutes choses, à ce dernier jour de la méprise
universelle, semblaient concourir à une renaissance. Lorsque le roi
vit son château du Valentino, et le Pô au pied des collines, et la
ville de ses ancêtres, il pleura; les femmes, avec l'expansion mé-
ridionale, baisaient les harnais de son cheval, et le jeune peuple re-
vêtu par la France de sa robe virile affluait autour de celui par qui
le pays redevenait une patrie. La foule transportée refaisait un sacre
au roi longtemps déchu, et le roi put entendre dans les acclama-
ns des citoyens la révélation de leur vie nouvelle. L'âme de la
onarchie représentative était née dans la conscience publique. Aux
portes de la ville cependant, les soldats autrichiens, prenant le pas
sur la municipalité, se firent les introducteurs du prince national,
et leur prépondérance, servie au château par des ministres inspirés
d'eux, remit sur pied l'ancien échafaudage. On vit alors que le roi
ne pouvait rien pour l'indépendance ni pour la liberté. Forcée de
suivre seule l'impulsion irrésistible de ses instincts, la population
TOME XIX. 12
au
178 REVUE DES DEUX MONDES.
active sortit bientôt de la stupeur passagère causée par la mons-
truosité de cette restauration, et entra dans une agitation et un
mouvement sourds qui devaient aboutir à Téchauffourée militaire
de 1821.
L'armée seule ouvrait une carrière à la jeunesse intelligente : Cé-
sar Balbo y demanda du service, et obtint le grade de lieutenant
d*état-major. L'administration turinoise, rétablie d'après l'almanach
de 1798, destituait les employés qui écrivaient les r à la française,
et qui disaient pétition au lieu de supplique. Les perspectives offertes
par un tel état de choses souriaient peu à l'ex-auditeur au conseil
d'état de Napoléon. En 1817 pourtant, ennuyé de l'oisiveté des gar-
nisons, il suivit, en qualité d'attaché d'ambassade , son père, en-
voyé du roi à Madrid. Là, pendant un séjour de deux ans, il acheva
ses études politiques, et lorsqu'il rentra dans l'armée, il s'étaft con-
vaincu de l'excellence du gouvernement représentatif. Ainsi, après
bien des. voyages, après bien des infidélités faites aux chartes pour
Tépée et à l'épée pour les chartes, devaient se rencontrer deux exis-
tences pour lesquelles la liberté fut toujours un désir et la guerre
surtout un besoin. Lorsque César Balbo et Charles-Albert se virent
à Gênes, quelle fut la base de leur entente, qui allait affronter, se-
crète ou avouée, vingt-huit ans de mésaventures? On en trouve le
sens dans une profession de foi envoyée en 1820 par Balbo à ses
amis, qui se comptaient en attendant l'occasion d'agir, et qui lui
avaient demandé un exposé de principes :
« 1. Il faut désirer une organisatioa constitutionnelle introduite peu à peu
par le gouvernement; elle calmerait les esprits inquiets, contenterait ceux
qui veulent des lois stables, concilierait les Génois avec les Piémontais, at-
tirerait tous les Italiens autour des princes de Savoie, et accroîtrait Tin-
fluence de ceux-ci à l'étranger de toute l'augmentation en chiffres, ou au
moins en sûreté, que pourraient par là obtenir nos finances et nos forces mi-
litaires.
« 2. Nécessité d'un corps législatif dont la stabilité et l'indépendance soient
assurées, et qui soit composé de deux chambres, une haute et une basse.
« 3. Il est utile que ces idées se répandent par la parole et par des écrits,
et qu'elles soient manifestées par quiconque les possède.
« 4. Cette manifestation doit suffire à persuader en peu de temps la majo-
rité éclairée, et à produire peu à peu l'ordre de choses souhaité.
« 5. Les réformes peuvent tarder à s'effectuer, mais elles sont inévitables.
Un peu plus tôt ou un peu plus tard, les hommes qui ont maintenant moins
de quarante ans arriveront aux affaires. Or il n'est presque personne parmi
ceux-là qui ne désire un changement, et ceux qui ne désirent rien, étant les
moins doués d'Intelligence et de courage, ne nuiront à rien.
« 6. Ce changement serait aussi opportun, si le gouvernement en prenait
rinitUUve,.qu*il serait à redouter et à éviter s'il était tenté par le peuple, ei
cela surtout à cause de l'éventualité d'uno occupation autrichienne.
LA MONARCHIE REPRÉSENTATITE EN ITALIE. 479
« 7. Une révolution militaire joindrait à tous les inconvéniens d*une in-
surrection populaire celui d'être contraire à l'honneur et au devoir. Ce se-
rait la chose du monde la plus nuisible à la liberté, la plus périlleuse pour
le peuple, le prince, l'armée et l'indépendance xiationale. »
Nous assistons ici à la première manifestation du libéralisme pié-
lontais. Dès l'origine, et en dépit de sa complète inexpérience, on
listingue déjà en lui des élémens d'ordre qui ne peuvent suffire à
faire triompher sur-le-champ, mais qui permettent de lui pré-
Lger un avenir prospère. Ce qui sauva le Piémont, au sortir de
la révolution et de l'empire, d'une confusion et d'une instabilité fu-
lestes, ce fut la solidité de son esprit pratique. La maturité acquise
rendant un long contact avec la France ne le fit pas divorcer d'avec
jes princes, protecteurs constans des frontières contre l'envahisse-
ment autrichien. Il obéit obstinément, malgré les mirages d'une
liberté qui n'existait plus qu'en espérance, au sentiment de sa pro-
pre conservation, car ceux-là même qui ne croyaient pas que la
royauté fût chose juste, et qu'on dût la subir si elle ne payait au
peuple une rançon en émancipations partielles, sentaient néanmoins
combien elle était nécessaire à ces populations exposées par leur
situation territoriale à tant de périls. On a dit souvent que le fond
du libéralisme piémontais est la haine de l'Autriche, et que ce pays
doit sa tranquillité dans le régime constitutionnel à la présence des
armées étrangères sur le Tessin : c'est à peu près aussi exact que si
l'on disait que l'homme doit rendre grâce de son génie industrieux
aux difficultés que lui oppose la nature. Si pourtant l'on veut cher-
cher dans le caractère national l'effet, le contre-coup de cette proxi-
mité inquiétante, on trouvera que ce n'est pas de son amour pour
la liberté, mais plutôt de son affection persistante pour ses souve-
rains, que le Piémont est redevable à la perpétuelle menace du ca-
binet de Vienne. C'est précisément pour ne pas mettre en jeu son
indépendance qu'il a été si patient à attendre le jour des affranchis-
semens, et pour la garder toujours, il sacrifierait jusqu'à ses sta-
ytuts actuels, si une pareille nécessité venait jamais à se présenter,
[ême après le spectacle démoralisateur des chutes de Napoléon et
le Charles X, il ne lui vint pas à l'esprit que la transformation de
prérogative souveraine en fonction sociale, véritable ennoblissa-
ient de la royauté, pût s'opérer chez lui par la violation de l'ordre
établi pour la succession au trône. Gardien soigneux de toutes les
carrières opposées à l'invasion, il respecta les caducités régnantes,
m lieu d'imiter, comme on le faisait ailleurs, les sauvages qui tuent
les vieillards malades et inutiles.
L'insurrection de 1821 fut moins un soulèvement qu'une accla-
lation au roi. On le suppliait de déclarer la guerre à l'Autriche,
"objet de toutes les haines et cause de toutes les souffrances. Les de-
480 RE?DE DES DEUX MONDES.
mandes de réformes et de constitutions ne venaient qu'en seconde
ligne. Depuis quelque temps en effet, les affaires de l'intérieur
étaient mieux conduites. La reine Marie-Thérèse, princesse autri-
chienne, ayant dit au premier ministre, Vallesa, qu'elle estimait la
dignité dont il était revêtu à l'égal d'une place de valet du roi, Val-
lesa s'était retiré, et avait eu pour successeurs des hommes formés
par Napoléon, tels que Prosper Balbo, San-Marzano, Brignole, Sa-
îuzzo ; mais à peine ceux-ci avaient-ils pu apporter un commence-
ment de remède aux maux dont on se plaignait, que l'énergique
protestation de mars J821 dénonça l'ennemi véritable, et proclama
comme unique moyen de salut une guerre d'indépendance. Dans
l'intention de presque tous, c'était un chaleureux appel fait au roi
au nom de ses intérêts, au nom de la dignité de la couronne.
Par malheur, plusieurs circonstances fatales, qui avaient hâté
l'explosion, lui donnèrent des apparences regrettables et la chan-
gèrent en un soulèvement libéral, qui parut dirigé contre le pouvoir
absolu. L'impulsion vint de Naples^ premier motif de défiance de la
part du roi, première occasion de malentendus entre les conjurés.
Le mouvement fut exclusivement militaire, autre empêchement au
succès. Enfin le mot d'ordre fut la constitution espagnole de 1812,
à peine connue de la plupart, et blâmée violemment par ceux qui
la connaissaient. César Balbo, entre autres, appréhendait avec rai-
son les effets désastreux d'une chambre unique et d'une dépression
trop systématique de la personnalité souveraine. Tandis que le sen-
timent général émettait le vœu d'une association entre le roi et le
peuple, le drapeau inopportun qu'on levait sans le bien comprendre
signifiait que l'un devait céder à l'autre une suprématie légitime,
héritage de ses devanciers. Dans ces conditions fâcheuses, la ten-
tative ne pouvait qu'avorter, car, en dépit d'intentions louables,
le fâcheux caractère des moyens auxquels les événemens forcèrent
de recourir avait jeté hors de cette entreprise et placé dans une
situation fausse les libéraux sensés et fidèles à la monarchie. Le
prince de Garignan et César Balbo par exemple se virent pris entre
le roi, dont'ils ne pouvaient et ne devaient pas déserter le service,
et les insurgés, dont ils partageaient les tendances et les convic-
tions. Tout fut perdu en peu de jours. 11 n'est point nécessaire de
rappeler ici des faits bien connus. On sait comment Victor-Emma-
nuel !•', à la nouvelle du soulèvement des garnisons d'Alexandrie
et de Turin, abdiqua en faveur de son frère Charles-Félix, qui se
trouvait d'aventure à Modène; comment Charles-Albert, nommé par
celui-ci régent du royaume, fut entraîné par la multitude à procla-
mer la constitution espagnole, et désavoué aussitôt par le roi ; com-
ment César Balbo, envoyé par Charles-Félix à Alexandrie et à Turin
pour empêcher qu'on ne publiât la constitution, la trouva partout
éu:
LA MONARCHIE REPRESENTATIVE EN ITALIE. 181
tablie ; comment Charles-Albert ayant été mandé àNovare, quartier-
général de la contre- révolution, et invité à sortir du royaume,
Balbo dut suivre la même route, obéissant également aux ordres,
bons ou mauvais, disait-il, du souverain, tous deux suspects à la
fois et à la royauté, qui recourait à l'intervention autrichienne, et
aux libéraux, qui n'avaient su qu'attirer cette intervention; com-
ment enfin tout finit par quelques coups de canon échangés sous
les remparts de Novare entre les troupes autrichiennes et les régi-
mens constitutionnels, qui bientôt se débandèrent.
Bien des essais pareils, bien des efforts, depuis ces premiers tu-
multes, qui se répandirent dans les possessions autrichiennes et
n'aboutirent qu'à peupler le Spielberg, ont poursuivi jusqu'à ce jour
l'œuvre de la régénération nationale dans les diverses parties de la
péninsule. On admire, sans avoir le courage de les blâmer, ces
héros du désespoir, se sacrifiant l'un après l'autre, sans probabilité
de succès, à leur foi patriotique; mais il est sage et profitable aussi
de bien apprécier l'aptitude du peuple piémontais à utiliser les ex-
périences acquises, et à ne pas recommencer de folles et désas-
treuses opérations. 1821 fit comprendre que la nation, isolée du
roi, ne pouvait arriver qu'à l'invasion autrichienne, soit que le
prince demandât secours contre ses sujets aux armes impériales,
soit qu'il laissât simplement la place à une occupation, en se diri-
geant, comme Charles-Emmanuel IV, sur la Toscane. Quelque dure
que fût la nécessité de courber la tête sous une autorité toujours
prête à invoquer l'intervention étrangère, cela valait mieux cepen-
dant que d'être livré directement et en toute propriété à ces étran-
gers eux-mêmes. La révolution manquée, témoignage illicite d'un
attachement singulier des races subalpines à leur dynastie, ne fit
donc que les rapprocher du roi, même cruel, même impitoyable et
maladroit; mais pourquoi ce spectacle bien significatif était-il sans
influence sur les déterminations de Victor -Emmanuel 1" et de
Charles-Félix? Pourquoi le roi était-il seul dispensé de reconnaître
des principes que les événemens démontraient à l'envi, et d'ad-
mettre des réclamations fondées sur les nécessités premières de la
vie morale? Le peuple, avide de liberté, avait reçu de l'Autriche, à
Novare, une leçon de prudence et d'ordre; il convenait que le roi
en reçût une d'un autre genre. Plus confiant dans ses dangereux
voisins que dans son peuple, il devait être ramené à celui-ci par l'in-
supportable tyrannie des protecteurs qu'il s'était choisis. Le peuple
avait été châtié dans sa fibre la plus sensible, l'instinct de liberté;
le roi devait être frappé dans l'objet des traditions les plus chères
de sa famille, dans l'indépendance de sa couronne.
Le règne de Charles -Félix, commencé par la négation de la
liberté des citoyens, finit par la négation de l'autonomie de l'état,
f92 BEVUE DES DEUX MONDES.
et ce dernier représentant d'une politique surannée acheva, malgré
lui-même, de poser clairement le problème national. La branche
expirante, confinée dans Tabsolutisme, impuissante à s'allier avec
des forces neuves qui se montraient impérieuses comme la destinée,
s'offrait d'elle-même, par un sentiment d'impuissance complète, à
Tenglobement autrichien. Charles- FéHx, à bout de soutiens moraux,
mettait ouvertement son ultima ratio dans les cinq cent mille sol-
dats de l'empereur : c'était purement et simplement faire acte de vas-
salité. Une phrase, qui est devenue banale sans cesser d'être une
simple et vaine phrase : La liberté ou la mort, était pour les états
sardes non pas l'expression d'un vœu, mais la formule rigoureuse
d'une alternative à laquelle il n'y avait plus moyen d'échapper.
L'édifice manquait d'une cohésion que des renouvellemens intérieurs
eussent pu lui rendre. Le prince, par cela même qu'il aimait mieux
étayer que réparer, se chargeait de démontrer le vice de son sys-
tème. L'appui précaire des baïonnettes autrichiennes assurait un
sursis à un écroulement probable ; mais les sursis, en retardant l'exé-
cution n'indiquent pas moins que la condamnation est prononcée. Le
peuple avait laissé le roi aller jusqu'au bout dans le développement
de sa théorie insensée, et, comme il arrive toujours quand la donnée
est fausse, le résultat n'avait été qu'une réduction à l'absurde. La
logique impitoyable des événemens établissait que l'asservissement
du peuple au roi entraînait celui du roi à l'Autriche, et que le roi,
pour continuer à supprimer la nation, était forcé de se supprimer
lui-même, en un mot, — immense conquête de l'expérience! —
que le sort du souverain est solidaire de celui du peuple.
Ces vérités devinrent évidentes aux derniers jours du vieux roi,
La reine Marie-Thérèse d'Autriche, veuve de Victor-Emmanuel I",
aidée par le cabinet de Vienne, porta au tribunal de la sainte-al-
liance la question de l'existence du Piémont, sauvé jadis des intri-
gues de 18U par l'honnêteté d'Alexandre I". Elle proposa le cou-
ronnement, dans la cathédrale de Turin, de son gendre François IV,
duc de Modène, ou de son petit-fils, le jeune archiduc François V.
Une demande d'abolition de la loi salique en Piémont fut même pro-
posée au congrès de Laybach par l'empereur d'Autriche, sans qu'on
8e fût inquiété le moins du monde de consulter là-dessus Charles-
Félix. Ces projets trouvaient des points d'appui à l'intérieur du
royaume, grâce à l'anéantissement de l'esprit public, réalisé par
un absolutisme écrasant. La compagnie de Jésus leur prêtait ses
renforts d'ouvriers cachés, habiles et laborieux, et de puissantes
considérations religieuses vinrent prêter main-forte à la coalition
domestique qui se pressait autour du roi mourant. Au fond, les pré- ;
tentions élevées par les ennemis de la monarchie étaient une suite
logique du système adopté par la branche aînée depuis la restaura-
F
LA MONARCHIE REPRESENTATIVE EN ITALIE. 183
tion, et c'est par là que l'abaissement excessif de Charles-Félix ser-
vit à relever la royauté en elle-même, et à guider le prince qui allait
^en être le dépositaire dans des voies plus équitables et plus sensées.
)i en effet l'on voulait persister dans l'inhumaine et immorale pra-
tique du despotisme, un archiduc, soutenu par Vienne, pouvait seul
jtre assez fort pour continuer le buon governo, déjouer les menées
les républicains, étouffer la révolution. On craignit un instant que
le roi, affaibli par l'âge et la maladie, ne cédât aux obsessions qui
Tassiégeaient. La monarchie parut perdue; mais l'indolent et sen-
mel Charles-Félix avait encore l'instinct de sa race. Il était d'ail-
leurs honnête homme. Selon lui, si c'était une folie d'accorder une
constitution, c'était un crime de la violer une fois qu'elle était ac-
ïordée, et il ne pardonnait pas à Charles X les ordonnances de
juillet 1830. Au moment de mourir, il fit son devoir : Charles-Albert,
le compromis, le suspect, le banni, fut appelé auprès du roi, qui,
iprès un long entretien, le désigna comme son successeur.
Toute cette période historique peut se résumer en quelques
ignés. Par une coïncidence qui n'est peut-être pas fortuite, les
mtiques institutions de la monarchie et la vieille branche aînée de
|la maison de Savoie se trouvent usées en même temps. Un Carignan,
îomme ailleurs les princes d'Orléans, rejeton d'une branche colla-
térale, grandit à l'école de l'exil; le peuple puise dans sa longue
souffrance une sévère éducation, et pendant ce temps la dynastie
.€t le régime ancien s'aident l'un l'autre à mourir. La liberté inté-
rieure et l'indépendance nationale s'établissent en principe, et tan-
dis que l'Autriche et Charles-Félix s'unissent pour combattre ces
-nouvelles idées, on peut déjà entrevoir leur incarnation, pour ainsi
dire, dans un roi et dans un peuple nouveaux.
IL
Au printemps de 1831, Charles- Albert est roi. Le prince repré-
sente l'esprit national : qu'un seul mot soit prononcé, et de grands
|ours commencent; mais ce mot, le roi hésite dix-sept ans à le dire.
Pourquoi ce long parjure apparent, cette défaillance d'une volonté
jusqu'alors constante? Et pourquoi en 1848 cette subite déclaration
le guerre et de principes?
Lié par des engagemens antérieurs à la cause libérale de 1821,
plein de désirs d'agrandissement et d'ambition guerrière, Charles-
Albert avait cru pouvoir, à son avènement, opérer une fusion entre
deux intérêts solidaires, l'indépendance et la liberté ; d'autre part,
^entre deux puissances également solidaires, la souveraineté et le
jeuple. Un seul ennemi, l'Autriche, restant alors à la frontière, il
lui semblait que la réalisation de ses projets ne serait plus qu'une
|8i| RETUE DES DEUX MONDES.
aflaire de temps et d'occasion. Il avait compté sans Rome, ralliée
par Vienne au système du statu quo. Rome l'arrêta court. Par quels
moyens? Le mot de l'énigme est dans la question ecclésiastique,
qu'il faut aborder avec conscience et gravité, en suivant pas à pas
Balbo, ce catholique sans reproche.
César Balbo, après un séjour de cinq ans en France, revint à
Turin en 1826; il fit paraître en 1S29 un petit volume intitulé
Quattro novelle contate da un maestro di scuola; en 1830, il publia
une histoire d'Italie, moins bonne que ses ouvrages postérieurs sur
le même sujet, et un essai de traduction des Annales , puis des His-
toires de Tacite. Vers la même époque, il étudia la philosophie de
M. Cousin, et se prit de passion pour elle (1). A l'avènement de
Charles-Albert, il était prêt à agir et à quitter ses occupations litté-
raires, consolation de son exil et de sa disgrâce. Le 25 mai 1830, le
comte Prosper Balbo remit au roi une note où son fils exposait quel-
ques idées sur le conseil d'état de Napoléon : deux mois plus tard,
un conseil d'état fut institué par édit royal. Le comte Prosper en
fit partie comme président d'une section. César aspirait aux fonc-
tions de secrétaire, lesquelles, disait-il, le dispensant d'émettre ses
opinions, ne présentaient aucun danger; mais on connaissait son
caractère vif et entreprenant : il fut écarté. La vie publique lui étant
interdite, il retourna à ses méditations et à son travail solitaire.
L'heureuse injustice dont il fut victime donna à l'Italie les Speranze.
11 faut recourir à son propre témoignage dans l'examen de cette
période peu connue, et prendre pour guide un livre écrit par lui à
une époque plus favorable aux sincérités de sa plume.
En 1853, le calme régnant de toutes parts dans les travaux pros-
pères du pays, ora che il vento, came fa, si tace, disait-il avec Dante,
Balbo exposait, dans son Discorso sulle Rivoluzioni, sa théorie du
développement politique des nations. Selon lui, il y a et il y aura
toujours des révolutions sous toutes les formes de gouveinement.
11 est insensé de se plaindre de la violence des bouleversemens ac-
tuels, car plus on remonte dans l'histoire, plus on trouve que les
commotions sont fréquentes et meurtrières. La civilisation, à cet
égard, exerce deux influences : dans les masses, elle active les sen-
timens bons ou mauvais, et, créant sans cesse de nouveaux besoins,
fait surgir perpétuellement de nouvelles causes de révolutions,
tandis qu'entre les mains des classes supérieures, elle accroît les
(I) C«Uo patsiun fut «i vive chez l'inconstant (écrivain, qu'il entreprit alors quatorze
ouvnifn philOMphiques sariR les terminer. L'un d'eux portait cette; dt^icace : « A Victor
Couiin, le plut grand philosophe du siècle, cet écrit est dédié par^l'anii d'un de ses
•«i^^j^L^I commuo éult ce Santorre di Stuita-Rosa qui fut exilé du Piémont à cause
•» «véoenieos d« ISSi, et dont M. Cousin a éloquemment raconté la vie dans la Revue
^ Dmm MmdM in !« Mars iS40.
LA MONARCHIE REPRESENTATIVE EN ITALIE. 185
moyens, ressources et forces pacifiques de gouvernement. Ces deux
^Tjuissances, augmentées ainsi par elle en progression indéfinie, la
l^fcvilisation chrétienne les modifie pour les faire cheminer d'accord,
^^et imprime peu à peu à leurs manifestations le caractère de conti-
nuité, d'enchaînement, de transition insensible, qui est le propre
s opérations de la nature. L'âme essentiellement révolutionnaire
l'humanité, ramenée ainsi des convulsions brusques de son es-
nce libre à l'harmonie nécessaire des lois universelles, renonce
abord aux insurrections tumultueuses, pour agir par conjurations
associations secrètes, et passe ainsi du combat grossier à la lutte
mbinée, de l'instinct de destruction à la tactique; puis ce dernier
oyen devenant lui-même indigne de la majestueuse unité d'opé-
tion à laquelle tend tout organisme, les sociétés arrivent, par une
rte de coalition entre toutes les forces vives qu'elles contiennent, à
un incessant travail de réformes, à une culture persévérante de ce
Iui croît et sert, à une élimination infatigable de ce qui nuit et doit
lourir.
Sans porter la discussion sur l'application historique de cette
lée philosophique, nous pouvons, nous plaçant au point de vue
de César Balbo, nous regarder comme engagés dans la deuxième
période de cette série , et si l'on convient que nulle chose ayant
vécu ne disparaît totalement, et que la guerre et l'insurrection ne
feront que devenir de plus en plus rares, nous admettrons sans diffi-
' culte que les nombreuses sociétés secrètes qui se sont répandues en
Europe depuis un siècle sont des symptômes isolés de l'état d'asso-
ciation universelle où tendent actuellement tous les désirs. Ce qui
est propre d'ailleurs à éclaircir la question spéciale dont nous nous
' occupons, c'est que cette triple vue, rapportée par Balbo aux grandes
époques de l'histoire universelle, répond parfaitement aux trois dates
l^^ractéristiques de l'histoire piémontaise depuis la restauration :
m{821, l'insurrection; 1831, les sociétés secrètes; 1848 enfin, qui
ouvre cette ère indéfinie de réformes et de progrès tranquilles que
I^^année 1688 a inaugurée en Angleterrre.
^m L'écrivain des Rivoluzioni, parvenu à l'âge où les théories sont
^laites de souvenirs, reste, à son insu, national avant toute chose,
i^^ême en ce sujet si général. Il n'est pas préoccupé des soulève-
^Kens et des batailles des rues ; cette forme de l'éternelle révolution,
^la plus funeste à son sens, n'est pourtant pas celle qui frappe le
plus son esprit. C'est que la dynastie et le peuple se sont entendus
en Piémont, et que les dissensions ayant disparu, il n'éprouve nul
besoin de protester contre des discordes qui sont d'un autre âge. Il
déclare brièvement que l'émeute est une grave faute et passe outre.
C'est vers 1831, vers l'époque des conjurations, que ses inquié-
tudes se portent surtout. Ce deuxième moyen d'attaque contre l'or-
480 RETUE DES DEUX MONDES.
dre établi Tirrite et l'impatiente singulièrement. Ce qu'il renie, ce
n*est pas toujours le motif, le but des sociétés clandestines : « Les
bons, dit-il, acceptent l'idée, mais non la secte; » c'est contre leur
méthode d'action qu'il s'élève avec force. 11 l'accuse d'être de toutes
la plus contraire à la civilisation. En le prenant au mot dans la co-
lère qu'il montre contre ces associations, on dirait, et son Discorso
tout entier donne positivement le droit de dire qu'il leur préfère le
soldat révolté, l'étudiant en armes qu'il a vu sabrer en 1821. Il
aimerait mieux l'ouvrier insurgé, avec sa blouse et son fusil, si le
Piémont avait des prolétaires. Il se refuse, quant à lui, à toute affi-
liation; il se défend, malgré les instances de ses amis, d'entrer dans
l'inoffensive société des francs-maçons, dans les carbonari, dans la
société catholique; les sociétés secrètes, religieuses ou non, lui ré-
pugnent, et dans les derniers jours de sa carrière, jours de repos
bien gagné, il trouve encore dans son cœur bienveillant une ani-
mosité acharnée à les poursuivre.
C'est qu'en 1853 les vices de 1831, répudiés par un gouverne-
ment ami de la publicité, se propageaient encore dans deux partis
restés hostiles au nouveau régime, l'un par exaltation, l'autre par
ignorance; c'est que Balbo, témoin des manœuvres de Mazzini et de
celles d'une partie du clergé, déplorait une opposition qui se tra-
duisait d'une façon aussi pernicieuse. De ces deux dangers, celui qui
désolait le plus cet homme de religion et de liberté, ce n'était pas,
on le voit clairement dans ses écrits, l'utopie des sectaires enthou-
siastes de la Jeune-Ilalie, mais la politique sournoise qui s'abritait
sous le manteau de l'église. La cause' de cette plaie du catholicisme
était d'ailleurs tout entière à ses yeux dans le fait qui domine toute
l'histoire de Charles-Albert : l'inspiration exclusive du pape par
l'Autriche, la tutelle de Vienne sur Rome.
L'Autriche n'a pu réaliser qu'avec Rome son projet de ligue aus-
tro-italienne, conçu sous la restauration. Les deux autres puissances
sérieuses de l'Italie n'en veulent pas. Le roi de ^^aples tient à être
maître chez lui, et le roi de Sardaigne n'a plus d'illusions sur la
portée de semblables oiïres. Mais Rome, qu'on tient matériellement
par les Légations et moralement par je ne sais quelle aversion contre
l'esprit moderne, Rome s'est donnée, et par elle Vienne agit sur
Turin. Dès lors Charles -Albert, efiVayé de l'obstacle sacré qu'on
oppose à ses légitimes tendances, ne peut, n'ose plus rien. Le peuple
et lui sont d'accord, mais ils sont paralysés par un veto ecclésias-
tique dicté par l'empereur. Les jésuites, milice souvent compro-
mettante de la papauté, travaillent à l'œuvre sainte contre la révo-
lution. Charles-Albert les déteste, et César Balbo leur écrit : « Ou
vous changerez votre société en devenant des religieux semblables
aux autres, ou bien, en demeurant attachés à votre vieille politique,
LA MONARCHIE REPRÉSENTATIVE EN ITALIE. 187
non-seulement vous continuerez à être persécutés de tous, ce qui
vous importe peu, mais vous ne servirez de rien à votre siècle. » Il
s'agissait bien de servir le siècle! Les jésuites s'en tiennent à leur
sint ut sunty aut non sint. Comme il faut toujours combattre à armes
égales, on ne peut leur résister qu'en s'organisant aussi en sociétés
secrètes : ces sociétés se forment, s'étendent, se multiplient. Obscu-
rite contre obscurité ; c'est, selon Balbo, ce qui arrive toujours, de
même que les deux pôles d'une pile se correspondent en forces
égales. Et après 18/i8, que la lumière se fasse dans le gouverne-
ment, que les conspirations démocratiques abandonnent même la
partie, les agens de la ligue austro-romaine ne cesseront pas pour
! autant de remuer sous terre, parce que c'est d'eux que vient l'ini-
tiative des dissimulations. Ils ne subissent pas cet équilibre de dé-
guisemens politiques dont parle Balbo avec amertume ; ils le pro-
voquent, et lui survivront. « Ces gens-là, disait M. de Maistre, vont
toujours per cuniculos, »
Il est inutile de faire remarquer qu'en tout ceci il s'agit non pas
de religion, mais de politique. Nous ne mettons pas même en cause
la personne du saint père, toujours vénérable et vénérée. On con-
naît trop bien les influences dont il est entouré pour lui faire le
moindre reproche. On sait qu'en 18/|7, alors que la diplomatie au-
trichienne ne le dominait plus, et que M. de Rossi l'engageait, au
^ nom de la France, à consolider son gouvernement par de sages ré-
formes, il rencontra, comme Charles-Albert, dans ses hauts fonc-
tionnaires une opposition qui causa bien des malheurs, en empê-
chant que des mesures salutaires fussent prises à temps. La cour
, romaine, oligarchie où le pape n'a pas toujours le dessus, se con-
forme à sa tradition. Il est naturel qu'elle s'attache aux vestiges du
moyen âge qu'elle découvre encore dans l'Europe moderne. Tant
que Charles X est sur le trône, les congrégations qui florissent en
France peuvent faire croire à Léon XII que les temps de saint Louis
sont revenus; mais, depuis la révolution de juillet, l'Autriche do-
mine seule dans les conseils du Vatican, parce qu'elle seule repré-
sente encore en Europe l'infaillibilité temporelle de la souveraineté
féodale, en regard de l'infaillibilité spirituelle du saint père. L'al-
liance vient de l'affinité. Il le faut dire pour l'honneur du saint-siége :
la pression exercée sur les Légations n'est pas ce qui le détermine ;
les Français pourront s'installer à Ancône, à Civita-Vecchia, à Rome
même, sans obtenir la prépondérance. La France, c'est Voltaire,
c'est Napoléon, c'est Louis-Philippe, toujours la révolution, qui ne
I s'apaise de plus en plus que parce qu'elle est de plus en plus vic-
torieuse. La COUP de Rome ne croit donc pas à la France; elle ne
, peut, elle ne doit pas croire en elle. M. de Metternich a quelque rai-
Rn quand il montre au pontife inquiet, h la suite de la liberté popu-
fgg REVUE DES DEUX MONDES.
laire, la liberté de conscience, le libre examen, le protestantisme,
puis le déisme, — quoi encore? — le socialisme! Hors de l'Autriche,
pas de consolation efficace pour le pape ; ses invocations aux autres
puissances ne sont plus qu'une longue et stérile lamentation : l'on
connaît le style inimitable des chancelleries romaines. La trêve con-
clue sur le terrain neutre du gallicanisme commence à peser au
saint-siége ; des concordats autrichiens lui ont persuadé que le con-
cordat de 1801 est une dérogation à ses droits, et, non content de
refuser au Piémont des concessions pareilles à celles que le premier
consul savait obtenir, il ne déguise même plus la peine qu'il ressent
de les voir maintenues en France. A mesure que ces deux pays pro-
gressent, la cour de Rome se réfugie de plus en plus dans le passé,
et, pour tout dire, cette résistance trop souvent revêt des formes
effacées, cauteleuses, fuyantes, propres à un corps auquel le senti-
ment commun interdit, à cause de son caractère sacré, les princi-
pales fonctions viriles.
Toute cette fâcheuse ligne de conduite est-elle donc imposée, in-
fligée, prescrite au pape par l'Autriche, et la quitterait- il si cette
tyrannie regrettable venait à être secouée? — Oui, répondait Balbo,
à qui le pontificat de Pie IX devait donner raison pour quelques in-
stans. De cette croyance naquit son principe : « Avant toute chose,
avant la liberté, l'indépendance! Porro unum est necessarium. »
Comprend-on maintenant la répulsion que César Balbo témoigne
contre les sociétés secrètes, par lesquelles l'Autriche, puissance bien
plus redoutable que les factions démocratiques, a pied dans la place
et voix dans le conseil? Comprend-on ses protestations en 1853, au
Dom de la dignité humaine, contre les ouvriers de ténèbres qui ont
besoin de masques et de souterrains, même sous un régime de
liberté? Ce qu'il maudit, c'est le secret, le silence, le mystère, l'affi-
liation clandestine — par conjuration ou par congrégation, — le
segretume enfin, mot haï qui revient souvent sous cette noble plume
courroucée. Aussi quelle joie fervente le transporte lorsqu'en 1848
son roi aimé, l'objet de son espérance longtemps déçue, se découvre
le front et se montre devant Dieu et devant les hommes dans les sen-
timens ouverts de sa jeune conscience d'autrefois. « E causa persa,
8*écrie-t-il alors, quella del segreto governalivo , oramai. E tanto
meglio^ anche pe' governi, che sia persa (1)! Et quel profond regret
dans les paroles suivantes, écrites peu de jours avant sa mort, prière
ftuprôme d'un.catholique fidèle au chef de sa religion :
« Let tociét^ secrètes naquirent et s'accrurent sous Tabsolutisme; elles
■MNiiTODt sinon aux premières tempêtes qui nous attendent, du moins et à
(1) «C'flM UM c«UM perdue déMmiais que celle du secret gouvernemental. Et tant
— ' -jiBf ifg yiifiUMmjm^ qu'elle soit perdue. »
LA MONARCHIE REPRESENTATIVE EN ITALIE. 189
coup sûr quand régnera tranquille et universel le souffle, l'atmosphère de
la liberté... On entend bien que cela n'arrivera pas et ne peut arriver dans
les pays sous les gouvernemens infortunés qui s'obstinent à proscrire la li-
berté et la publicité, et qui, préoccupés des dangers qu'elles présentent, pré-
fèrent s'en tenir à la voie bien plus périlleuse de l'absolutisme. Dans de tels
pays, il m'est douloureux de le dire pour ceux d'Italie, pour l'un d'eux sur-
tout qui intéresse plus que tout autre l'Italie, l'Europe, la chrétienté civi-
! lisée, dans de tels pays le danger des sociétés secrètes devient et deviendra
d'autant plus grand que chassées de plus en plus du reste du monde, elles
seront réduites à se réfugier là, à y concentrer leurs efforts. Que Dieu sauve
Rome et l'Italie (1). »
§ Voilà ce que pense ou plutôt ce que sent Balbo en voyant le roi
is au secret, lié, captif. Suivons maintenant Charles -Albert dans
tte triste et humiliante existence qu'on lui fait.
Il est facile de conjecturer, d'après ce qui a été révélé sur ce
règne étrange, quelles furent les recommandations dernières dont
Charles-Félix avait accompagné le legs de sa couronne. Le vieux roi
dut lui dire à peu près ceci : « Vous n'êtes pas assez forts, vous et
vos anciens amis, pour déclarer la guerre à l'Autriche et pour orga-
|H|^er un régime constitutionnel. Rome s'oppose autant à la liberté
'^Çie l'Autriche à l'indépendance, et ces deux obstacles s' étant unis,
un pacte étant conclu entre eux, vous ne pouvez actuellement en
attaquer un de front sans attaquer aussi l'autre, ce qui serait in-
î sensé. Pourrez-vous un jour séparer de ce débat la question re-
ligieuse, à laquelle vos intérêts et vos devoirs vous défendent de
toucher? C'est votre affaire. Pour le moment, ne vous éloignez
point trop de la politique que j'ai suivie, et soyez prudent, ou vous
' êtes perdu. » Il ne fallait pas songer en effet à entrer en campagne
ij contre deux adversaires dont l'un, posté dès longtemps en vedette,
mais inopinément intervenu comme corps d'armée principal, dis-
posait de presque toute la nation officielle, de presque toutes les
influences en place. Le parti libéral, qui était faible, désorganisé, di-
visé, défiant, exclu depuis longtemps des fonctions publiques, n'était
I^Bis un auxiliaire suffisant. Le roi, fidèle malgré tout, chercha du
^^cours à l'étranger, et demanda au roi Louis-Philippe s'il pouvait
compter, en accordant une constitution, sur l'aide des armes fran-
çaises en cas d'agression de la part de l'Autriche mécontente. Le gou-
Iîrnement de juillet, qui se préparait précisément à l'expédition
(1) Délie Rivoluziom, c. vi. — Balbo néanmoins avait déjà rendu justice au gouver-
ment piémontais pour sa bonne volonté à l'égard des recherches historiques , qui ne
peuvent être consciencieuses ni complètes si on ne consulte les documens originaux.
On lit dans la Vita di Dante, écrite en 1838 : « Quand imitera-t-on à Florence l'exempie
donné à Turin de faire imprimer les pièces originales des archives nationales? Le Pié-
mont, qui était moins favorisé que personne sous ce rapport au temps de Muratori
l'est maintenant au plus haut degré, grâce à son roi. »
190 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Ancône, ne s'engagea à rien. Charles- Albert fit quelques efforts
pour réformer des abus; on éluda ses ordres. Il fut accablé de re-
montrances par toutes les notabilités du règne précédent; il dut su-
bir ces personnages, ne pouvant faire table rase de tous les fonc-
tionnaires de l'état. On avait inventé une chose fabuleuse, l'opposition
des bureaux. Chaque idée généreuse du roi passait à la censure des
offices ministériels, et en sortait mutilée ou anéantie. En 1834, un
ministre disait publiquement que le roi était un coquin, un traître
et un brigand, mais qu'heureusement l'Autriche ne se fiait pointa
lui, et pourrait lui faire donner une correction par Radetzky. M. délia
Margarita, ministre des affaires étrangères, aujourd'hui chef de la
droite au parlement, disait et faisait dire que le roi était un carbo-
naro,et le comte Broglia, ministre à Rome, répétait volontiers qu'en-
tre le roi et M. délia Margarita il n'hésiterait jamais, en cas de con-
tradiction, à préférer les ordres de ce dernier. — Toute la diplomatie
piémonlaise appartenait à la ligue austro-romaine, et le roi n'était
à ses yeux qu'un suspect.
Ce que nous avons à dire ici sort tellement de la vraisemblance,
que nous craindrions d'être accusés d'écrire un roman, si l'époque
dont il s'agit n'était récente, et si la plupart des hommes remar-
quables qui ont gémi de ces hontes n'étaient encore vivans et tout
prêts à nous rendre témoignage. Ceux qui savent combien d'astuce,
de finesse, d'habileté, peuvent acquérir les natures italiennes,
quand les jésuites prennent soin de les assouplir, ceux qui ont
étudié dans l'Italie contemporaine, élevée à l'école de l'asservisse-
ment, certaines physionomies qu'on pourrait désigner, et qui ai-
dent à comprendre Machiavel, Alberoni et Mazarin, ceux-là seuls
pourront se faire une idée du filet qui fut jeté sur Charles-Albert, et
qu'il n'aurait jamais rompu sans la généreuse initiative, d'autres se
plaisent à dire la folie de Pie IX. Ce serait une singulière histoire à
écrire que celle de ce malheureux roi, à l'âme chevaleresque et
pleine de religion, dont on réussit à faire une sorte de Henri III mé-
lancolique et ennuyé, de Charles IX soucieux et farouche. Le com-
mencement de son règne fut marqué par des insurrections de libé-
raux que la défection de leur ancien chef poussait de l'imprécation
à la révolte. La cour de Charles- Albert, qui savait que cette défec-
tîoQ n'était qu'apparente, vit qu'il fallait élever entre lui et ses an-
ciens amis une barrière de cadavres, et le comte de Cimié prononça
ces mémorables paroles : « Il faut lui faire tâter du sang, ou bien il.
nous échappera. » Le sang fut versé, comme on le désirait; dès lors
le roi fut en proie à des terreurs soudaines, à d'inexplicables effrois.
See remords, tous ses contemporains le savent, le jetèrent dans un
mysticifline sombre, dans des pratiques d'expiation. 11 sortait par-
tob de son oratoire pour se livrer à des distractions passionnées.
LA MONARCHIE REPEÉSENTATIYE EN ITALIE. 191
in exploita cette disposition d'esprit en flattant les penchans su-
perstitieux de son imagination malade. Il n'était que frappé, on le
terrifia; il se leva autour de lui une armée de fantômes, et l'intrigue
fantastique qui se multiplia dans le palais rivalisa avec les plus folles
inventions du drame moderne (1). L'attitude de l'ennemi était ca-
ressante; il introduisait sa machine de guerre cachée, et lorsqu'elle
portait coup, il semblait que ce fût un coup du ciel. Traqué par la fé-
rocité doucereuse de tourmenteurs invisibles, Charles- Albert, la tête
perdue, n'avait pas la force de les défier ouvertement, parce que
ses hallucinations avaient un caractère conforme aux impressions
religieuses que lui apportaient les avis directs et raisonnes du pape.
On comprend que cet homme, torturé par d'obsédantes chimères,
poursuivi par des remords que les argumens théologiques et le pré-
texte de la raison d'état ne calmaient pas entièrement, poussé à
bout par l'Autriche, qui le faisait braver par M. de Schwarzenberg,
aiguillonné enfin par le besoin de se réhabiliter aux yeux de ses an-
ciens partisans et de satisfaire à sa conscience, ait appelé avec une
ardeur désespérée l'heure des batailles. Las de se débattre, il avait
hâte de se soulager par le combat; il aspirait au danger en pleine
campagne, aux franches attaques du canon; il avait soif de la com-
pagnie des rudes soldats qui regardent en face; il était avide de
sentir, au ïieu des revenans, le vent des boulets dans l'air. Si l'Au-
triche n'avait eu à sa disposition, pour maîtriser Charles -Albert,
que les insolences de son envoyé, qui le firent mettre une fois à la
porte par le roi exaspéré, les trahisons de quelques fonctionnaires
hardis à négliger les ordres du roi, les désobéissances ouvertes des
ministres sardes en Suisse et en Toscane, et les relations très par-
ticulières qu'elle entretenait avec la plupart des ministres d'état (il
faut en excepter quelques hommes irréprochables, comme le mar-
(1) Les personnes qui ont vécu à la cour de Charles-Albert ont recueilli sur les menées
auxquelles il fut en butte de bien étranges détails. Voici, entre autres, un trait que nous
tenons de bonne source. Unghomme de sens et de cœur, alors ministre de la guerre, était
en conférence avec le roi, lorsque plusieurs coups furent frappés derrière une tenture
de la salle où ils étaient. Le roi pâlit. « Ce {n'est rien, sire, dit M. de ***; on travaille
quelque part sans doute. — Vous n'êtes pas religieux, vous! » répliqua le roi d'un air
sombre et préoccupé. L'entretien fut repris. Au bout de quelques instans, le bruit recom-
mença. Le roi pâlit de nouveau, se prit à trembler, et, quittant le ministre interdit, alla
s'agenouiller devant fun crucifix placé dans un cabinet voisin. — Des personnages inté-
ressés à affaiblir le caractère du malheureux prince lui avaient persuadé que la reine
Clotilde, femme de Charles-Emmanuel IV, morte à Naples en odeur de sainteté, revenait
de temps à autre dans le'palais. Souvent en effet une voix mystérieuse, partant d'un coin
où l'on iio, voyait personne, dictait au roi atterré ce qu'il avait à faire. L'esprit semait
sur son passage des morceaux d'étoffe que le roi portait comme des reliques ou des
amulettes, et[ faisait porter à son entourage. On finit par découvrir le secret de cette fan-
tasmagorie dans je ne sais quelle misérable entente d'un valet ventriloque avec une
femme de chambre soudoyée.
i
192 BEVUE DES DEUX MONDES.
quis de Villamarina), elle n'eût pas réussi peut-être à abattre cette
âme fière et sensible à l'outrage, et la dignité nationale eût été
plus tôt vengée; mais l'élément redoutable qui vint renforcer cette
tactique, et poursuivre le prince catholique jusque dans ses prières
de chaque jour, eut raison enfin de ses tentatives de résistance. Char-
les-Albert était de ces natures faibles qui s'élèvent à l'héroïsme dans
le danger et cherchent les entreprises éclatantes, mais qui manquent
de ce qu'on pourrait appeler l'énergie domestique. L'antagoniste in-
saisissable qui vivait côte à côte avec le roi lui fit perdre courage.
Atteint de prostration en présence de la coalition intérieure qui le
cernait, il eut des afiaissemens, des vertiges, des défaillances. Trop
dépourvu de résolution pour se dégager de la persécution officieuse
où il était enveloppé, il se confia aux hasards de l'avenir. Des mé-
dailles qu'il fit frapper alors portent cette devise : « J'attends mon
astre. »
Eh bien! sous cette formidable pression, Charles-Albert reste en-
core si fidèle aux principes de sa jeunesse, qu'il faut l'admirer au-
tant que le plaindre, et rendre hommage à la pureté de cette con-
science si douloureusement troublée. Loin de l'accuser de duplicité
ou d'ambition calculée, comme l'ont fait des écrivains qui ne pou-
vaient avoir connaissance de sa vie intime, il faut lui savoir gré de
ce qu'il a tenté de faire, de ce qu'il a fait dans ses rares momens de
liberté. Inquiet, perplexe, vivant, — comme il le dit avec amertume
au duc d'Aumale, — entre le poignard des carbonari et le chocolat des
jésuites, l'infortuné prince n'en travaille pas moins, autant que l'in-
subordination des employés le lui permet, à l'unité de son royaume;
il groupe plus étroitement les provinces autour de lui en simplifiant
l'administration; il sépare des deniers de l'état ses revenus particu-
liers, et exige une économie rigoureuse dans sa maison et dans les
finances publiques. Il fonde et enrichit des bibliothèques, encourage
les arts, reçoit les étrangers illustres qui passent à Turin. Pour élu-
der les prescriptions de l'étiquette sans froisser quelques nullités cha-
touilleuses qui se montraient jalouses, faute d'autre illustration his-
torique ou personnelle, du droit d'aller à la cour, il fonde l'ordre du
mérite civil, qui y fait admettre ceux que leur défaut de noblesse en
eût exclus. D'autres, nobles comme le roi, intelligences exception-
nelles, non-seulement dans cette sotte caste, mais dans l'élite de l'Ita-
lie, — Balbo, Provana, Sauli, Benevello, — reçoivent une fois seule-
ment par an une invitation furtive, pour ainsi dire, à la table du roi :
ceux-là se tiennent habituellement éloignés de lui à cause de leur
libéralisme notoire. 11 crée un conseil d'état qu'on ne lui permet
d'instituer qu'à moitié; il organise des conseils provinciaux et mu-
nicipaux que le pouvoir administratif empêche de se réunir. Il fa-
vorise les congrès scientifiques annuels, où, parmi les discussions
lA MONARCHIE REPRESENTATIVE EN ITALIE. 193
techniques, un patriotisme contenu avec peine laisse échapper par
[intervalle de discrètes aspirations. Il s'approche du régime repré-
sentatif autant qu'il le peut, il le côtoie, — il le prépare. Rome,
l'autre part, n'est point offensée : l'instruction publique est aux
lains des jésuites, et le code civil, en des matières de sa compé-
înce, se récuse respectueusement et en rérfère à son maître et sei-
;neur, le droit canon. Je ne sais quels pressentimens se propagent
)0urtant, et le ministre Solar délia Margarita, devancé déjà, en
>lein absolutisme, par d'imperceptibles concessions au droit nou-
reau, comprend, — témoin son mémorandum, — que le cœur du
•oi n'est pas avec lui. — Avec qui donc est le cœur du roi? — Avec
iCésar Balbo.
César Balbo formait, avec Gioberti et Maxime d'Azeglio, le centre
léroïque de l'Italie nouvelle. Le regard s'arrête volontiers sur de
pareilles figures, au sortir du spectacle auquel on vient d'assister,
^ïls sont, à eux trois, l'honnêteté, la conscience, l'enthousiasme,
ît leurs erreurs de théorie et de pratique sont compensées, au point
fde vue moral, par la ferveur de sentiment qui les attache à leur
[cause. César Balbo se fit connaître le premier par son remarquable
[ouvrage sur la vie de Dante. L'abbé Gioberti vint ensuite et publia
en 1843, à Bruxelles, son Primato degli Italiani, appelant toutes les
forces de la péninsule, depuis le pape et les jésuites jusqu'aux Au-
trichiens, à la régénérer : dernière sommation pacifique de la justice
opprimée avant sa déclaration de guerre. Les jésuites et les Autri-
chiens ayant refusé, Gioberti déclara qu'ils avaient forfait à la reli-
gion et à la patrie. Pendant ce temps, Maxime d'Azeglio, heureux
et séduisant caractère, aimé dans toute l'Italie, qu'il parcourait sou-
vent, reprochait aux factions démocratiques leurs inutiles complots,
et prêchait la concorde entre tous les Italiens, et entre eux seuls.
Gioberti et d'Azeglio combattaient ainsi dans deux foyers opposés
[le mal que Balbo déplorait, les sociétés secrètes; l'un s'était chargé
ides jésuites, l'autre de Mazzini. Le premier, frère indomptable de
[l'indomptable Lamennais, finit par ne plus croire à la papauté pour
[avoir trop présumé du pape; le second, génie profondément sym-
pathique, éleva le niveau moral des populations et symbolisa, sous
)e climat qui engendre d'incomparables artistes, l'ennoblissement
le l'art par la liberté (1). Quant à Balbo, théoricien plus froid et plus
'igoureux, il résume en lui-même ce qu'il y a de solide dans ces
(1) Maxime d'Azeglio fut d'abord connu comme l'un des paysagistes les plus estimés
[d'Italie. Son premier roman, Ettore Fieramosca, fut mis au rang des Fiancés, et c'était
pstricte justice. Niccolo de' Lapi, publié en 4840, précéda de peu de mois son fameux livre
^sur les événemens de la Romagne, qui valut à sa femme, la fille de Manzoni, une expul-
|sion solennelle de Milan.
TOME XIX. 13
£9A REVUE DES DEUX MONDES.
deux brillantes natures : il épie sans cesse le roi, se tient un peu en
avant de lui, applaudit à ses moindres velléités de progrès, tra-
vaille de toutes ses forces contre des captations audacieuses, le sol-
licite doucement, avec le zèle mesuré d'un serviteur délicat, se fait
le discret'interprète de sa pensée cachée, se résigne à des désaveux
imposés par la raison d'état, et ne cesse enfin, pendant dix-sept ans
de tristesse et de disgrâce apparente, de croire en son roi, sans
désespoir et sans lassitude.
Un examen sommaire des travaux publiés par César Balbo du-
rant cette lente et laborieuse incubation de la monarchie représen-
tative en Italie en signalera les périodes successives.
La vie de Dante, avons-nous dit, fut son premier titre à la célé-
brité. Mêlé, comme Dante, pendant sa jeunesse aux affaires civiles,
militaires, diplomatiques, puis exilé, isolé comme lui de l'activité
commune de la cité, et réduit, — c'est lui qui le dit, — à écrire
pour sa patrie faute de pouvoir combattre pour elle, Balbo semble
s'être passionné au récit de cette vie orageuse, et se reconnaître
involontairement dans la physionomie que retrace sa plume, rivale
du naïf pinceau de Giotto. M. Ricotti, le savant historien de César
Balbo, note quelques lignes où la destinée du Florentin semble
épousée par le Piémontais, innocemment ambitieux d'une similitude
d'infortunes avec le grand poète citoyen. «Dante, dit Balbo, fut
gibelin, mais non pas pour autant hérétique, membre de sociétés
secrètes, ou transfuge... 11 y a une simplicité propre aux natures
vraiment élevées, qui fait qu'elles se livrent aux instances et même
au premier accueil des hommes, et qu'elles ne s'aperçoivent qu'on
les a humiliées que lorsque l'humiliation est accomplie... Les causes
du génie et de l'activité de Dante, comme de tant d'autres, furent
l'ardeur politique et la passion d'amour, exemple qui doit conduire
non pas au libertinage (1) et à la mollesse , mais à une laborieuse
grandeur... » Naïves échappées d'une belle âme qui a besoin de se
dévoiler, et qui se découvre plus complètement dans quelques con-
sidérations sur les guelfes et les gibelins. Balbo est guelfe, en ce
qu'il croit que le pouvoir temporel du pape a très heureusement
balancé au moyen âge celui de l'empereur, et, voulant l'indépen-
dance à tout prix , il essaie de ressusciter l'ancien antagonisme en
concentrant dans le pape la cause nationale. On distingue très bien
dans cette tendance ie sacrifice provisoire du patriote qui remet la
liberté au lendemain de l'expulsion des barbares, parce qu'il croit
(1) CtÊl ooe tlluKlon pcut-ôtro à un mot de Boccace, qui raconte qu'au milieu des
pli» pvadet quaUtéH trouvait place chez Dante une tenibile lussuria ; « mais, ajoutait
It mêUn eoolflur. Hercule, Jupiter, le roi David, Salomon et Hérode n'étaient pas non
plM pMMti de oe o6té-là. »
I
LA MONARCHIE REPRÉSENTATIVE EN ITALIE. 195
qu'eux seuls suggèrent au pape ses anathèmes contre les libertés re-
présentatives. Il n'ose attaquer la domination de l'Autriche sur les
Légations et sur Rome même; mais il trouve une occasion d'y tou-
,cher indirectement, en réfutant cette opinion, que les papes n'ont
jamais été si heureux que lors de leur union avec la France, et il
s'écrie : a La grandeur des papes, sinon leur félicité (car la félicité
est accidentelle dans la vie humaine), n'est jamais venue et n'a
jamais pu venir que de leur indépendance de tout excès d'amitié
étrangère, et cette indépendance ne peut naître que de leur union
avec le peuple sur lequel s'exerce leur pouvoir temporel. » Ceci, en
1839, était audacieux. En fait, il y a dans certains passages de la
Vie de Dante comme une caressante agression, comme une sorte de
sommation respectueuse dont la langue italienne peut seule rendre
la légèreté de touche et l'indécise nuance. En iSlili, les intempéries
politiques sont devenues plus clémentes; l'écrivain s'enveloppe de
moins de précautions, et dans ses Speranze d'Italia, il pose nette-
ment une vérité primordiale que l'église ne veut pas voir, et qui la
sauverait si elle la voyait : VAustria non fu guari papàltna mai, e
meno che mai da Giuseppe II in quà. Il émet le souhait que Gré-
goire XVI se rapproche de la France , de la France de Louis-Phi-
lippe; il ne dissimule point que ses idées d'indépendance absolue
de la papauté, bonnes pour battre en brèche la domination autri-
chienne, tombent devant les conditions d'existence du pouvoir tem-
porel, et ne se rapportent point par conséquent à des influences
plus tolérables ; il écrit en effet : ce La France est redevenue la puis-
sance la plus grande, et par cela même la puissance conductrice
{duce) du monde catholique. »
On connaît les Speranze d*Italia, livre élémentaire, mais non point
fondamental, selon nous, de tout projet de réorganisation italienne.
Reconstituer la Méditerranée, selon l'expression de Ralbo, et la sou-
mettre tout entière au christianisme par le démembrement de l'em-
pire ottoman; favoriser l'expansion de la Russie dans l' Asie-Mineure
et sur la Mer-Caspienne, et celle de l'Autriche vers les bouches du
Danube; donner une impulsion au grand mouvement de l'Europe
vers l'Orient {inorientazione) , et pour cela former une coalition
entre la France, l'Angleterre, l'Italie et l'Autriche contre la Russie,
qu'il faut jeter vers l'Asie afin qu'elle laisse de la place derrière
elle; par là, entre autres effets heureux, affranchir l'Italie : telle est
cette conception grandiose, qui a rendu un grand service à la cause
italienne, non pas tant par la solution contestable qu'elle donne au
problème que par son excellente manière de le poser.
Ce qui nous frappe dans ce plan, c'est que la Russie y est atta-
quée non pas comme l'ennemie, mais comme la rivale de l'ensemble
196 REVCE DES DEUX MONDES.
des puissances européennes. Dans ses écrits inédits, le comte Balbo
parait très ému de la prépondérance de l'empire moscovite sur le
continent; il lui reconnaît une importance morale peu proportionnée
à ses ressources matérielles, quelque considérables qu'elles soient;
Il dit même quelque part que si la monarchie universelle est réali-
sable, c'est par la Russie. Cette idée n'est point exprimée dans les
Speranze; mais elle a évidemment inspiré à Balbo son projet de coa-
lition de toutes les puissances contre les héritiers de Pierre le Grand.
A notre sens, on peut tirer de l'observation très juste faite par l'au- .
teur des Speranze une conclusion très différente de la sienne et dire :
« Au lieu d'arrêter et de combattre cette influence toujours grandis-
sante, il faut l'employer et l'utiliser. » On ne voit pas en définitive
quel motif aurait l'Italie de se déclarer contre la Russie plutôt que
de s'unir à elle. Le choix entre l'alliance et la guerre doit dépendre
des circonstances. Pourvu qu'on brouille la Russie avec l'Autriche,
et qu'on prenne part à toute guerre qui s'allumera en Orient, on
aura fait assez. Compter sur la bonne volonté que l'Autriche peut
montrer à être indemnisée ailleurs de la perte de ses possessions
lombard-vénitiennes, c'est s'abuser peut-être. Qu'elle s'étende vers
le Danube, nous le voulons bien, si c'est une raison pour qu'elle
n'aspire plus au golfe de Gênes; or cette raison ne nous parait pas
péremptoire. La situation de puissance centrale qu'elle occupe en
Europe, situation qui a déterminé sa politique de neutralité, est
assez bonne pour qu'ielle résiste kVinorientazione par déplacement, j
telle que l'entendait César Balbo. Sans préconiser absolument une
politique différente de celle des Speranze, et sans nier que le dé-
membrement de l'empire ottoman puisse être une excellente occa-
sion de délivrer l'Italie, nous pensons donc qu'il convient aussi peu
au Piémont de se ménager des alliances monstrueuses, comme le
serait celle de l'Autriche, que de se déclarer contre un peuple qui
n'a ni penchant ni intérêt à se faire l'ennemi des états sardes. Nul
doute pour nous que telle ait été au fond la pensée de Balbo , et
que son opinion doive s'expliquer par les raisons très bonnes, mais
temporaires, qui ont causé la guerre de Crimée, et décidé le Pié-
mont à y participer activement. Il n'y a pas qu'une solution à cette
question si compliquée de Constantinople. Or, si l'on y songe bien,
parmi les considérations qui ont du engager Balbo à envisager de
préférence une de ces solutions, on peut compter au premier rang 4
rélernelle, la fatale question romaine. Exclure la Russie du grand
concert européen et donner à l'Autriche sa part d'influence, c'était
rendre deux services au saint père et le rassurer doublement. Cette
combinaison lui assure en eflét l'amitié du seul gouvernement qui
flatte ses illusions, et de plus elle forme autour de lui une ligne de
LA MONARCHIE REPRESENTATIVE EN ITALIE. 197
résistance au colosse slave, qui est de toutes les puissances de l'Eu-
rope celle qui doit désirer et qui désire le plus vivement l'abolition
lu pouvoir temporel de la papauté.
Partout et toujours on tente donc le pape : on lui montre les
royaumes de la terre dont il peut être encore une fois le suzerain,
mtenu par les multitudes au lieu de l'être uniquement par les ca-
linets. On lui parle d'une confédération de toutes les principautés
italiennes sous sa présidence libérale; on le rassure pour l'enhardir;
)n se presse autour de lui; on l'entoure de respectueuses tentatives
le séduction. L'arracher à l'Autriche, sous les drapeaux de laquelle
s'est enrôlé, pour se ranger filialement sous la primatie de sa
)annière affranchie, tel est le rêve favori des catholiques intelligens.
iC pape a été abusé, disent-ils, et l'on a abusé du pape. Au moment
m le Piémont, pays capital de l'Italie, allait, grâce à un rajeunisse-
lent de la dynastie de Savoie, proclamer les deux dogmes pohtiques
le sa croyance obstinée, la liberté et l'indépendance, la maison
|à' Autriche, par le canal du pape, a confisqué une fois de plus le dé-
>at à son profit. Elle a gagné le saint père en l'indisposant contre
rune idée dangereuse, la liberté; il* faut le regagner sur elle, le lui
[reprendre à force de pressantes tendresses, en passant sous silence
îe mot peu rassurant pour le prêtre infaillible, et en ouvrant à l'am-
fbition du souverain temporel les perspectives d'une indépendance
qu'il doit appeler de tous ses vœux. Toute l'œuvre des écrivains pié-
montais pendant le pontificat de Grégoire XYI, depuis la Vita di
Dante et le Primato jusqu'au Sommario délia storia d'Italia, par
lequel Balbo clôt cette période de labeur intellectuel, consiste à dé-
gager le pape. Si l'on y réussit, l'alliance des souverains et des
peuples sera formée aussitôt, car il existe en Italie, par suite de l'é-
tat des choses, une réciprocité naturelle de services entre les peuples
qui ont besoin de liberté et les princes qui ont besoin d'indépen-
Idance.
Constituer en fait cette réciprocité, c'est fonder la monarchie re-
|présentative. Nous venons de voir quels obstacles s'opposèrent à ce
[que Balbo proclamât tout haut cette réciprocité, et le conduisirent
[à l'abdication provisoire du droit de liberté, à l'invocation exclusive
lu droit d'indépendance; mais ce n'est pas là un système politique
ibsolu, immuable, et qui puisse convenir à d'autres situations.
Au point de vue abstrait en effet, il est facile de comprendre que
[l'indépendance n'est qu'une forme particulière, un côté spécial, une
[partie de la liberté. Par cela seul qu'un peuple se trouve libre, on
peut juger qu'il jouit de son indépendance, tandis qu'un état dont
les frontières naturelles sont parfaitement respectées peut être livré
à l'intérieur à toutes les calamités du despotisme. L'indépendance
I
19$ REYCE DES DEUX MONDES.
n'est donc qu'un acheminement à la liberté, et n'a d'utilité sans
elle qu'au point de vue égoïste du souverain. Rendons grâces à
Balbo d'avoir présidé à cette agitation amoureuse, selon le beau mot
d'un prêtre italien, à ces sollicitations affectueuses et opiniâtres dont
le pape fut l'objet durant quinze ans, rendons-lui grâces d'avoir
préparé la leçon donnée par Pie IX sur la possibilité d'un libéralisme
pontifical ; mais reconnaissons que sa timidité, louable, habile, né-
cessaire de son temps, n'est qu'un compromis sans valeur définitive,
consenti pour amorcer, si je puis dire ainsi, un pouvoir froid qui
ne voulait pas prendre feu. Il pourra advenir que cette politique
timorée, imaginée pour contenter tout le monde, cessant d'être de
saison, ne soit plus qu'un enfantillage, parce que chacun sait que la
liberté doit suivre de près l'indépendance, et une maladresse fatale
parce que, pour ne gagner que la moitié du principe, on met en
jeu le principe tout entier.
En pratique, il en est de même. Balbo se renferme dans un pro-
jet étroit, parce qu'il ne veut outre-passer qu'après dispense dû-
ment obtenue les empêchemens qui l'entravent. Disons bien notre
pensée : le courage civil ne manquait pas plus à Balbo que la bra-
voure à Charles-Albert (1) ; mais ce courage ne pouvait se passer de
l'assentiment formel et personnel de l'église, auprès de laquelle l'é-
crivain avait d'ailleurs à faire oublier sa participation à la déchéance
de Pie VII. Tous ceux qui embrassent la politique romaine ont deux
souverains, et se trouvent placés entre les lois de l'état et les ano-
malies canoniques. Les uns obéissent avant tout à celles-ci, et de-
viennent des citoyens difficiles; les autres, plus consciencieux, pas-
sent leur vie dans un travail herculéen de conciliations souvent
impossibles. Ce dernier parti, que prennent les hommes de cœur,
impose, dans les cas de conflit entre les deux pouvoirs, des dégui-
semens utiles, des réticences avisées ; mais le contrôle des faits dé-
voile bientôt toute dissimulation même profitable, et venge la vérité
contre l'autorité abusive qui a forcé les âmes honnêtes à taire une
partie de leur pensée : témoin César Balbo, qui, préoccupé de Milan
plus que de Turin, essaie d'acheter l'expulsion des barbares par des
concessions qui sont en réalité l'intronisation du pouvoir temporel
du pape dans le royaume de Sardaigne. Tant que la liberté ne sera
pas profondément enracinée dans les lois, les projets d'indépendance
(I) Balbo savait qu'il courait quelque danger on faisant imprimer à l'étranger les Spe-
fmuê, n demanda à set cnrans s'ils étaient prêts à subir les conséquences de cette publi-
catioo t leur repente fut ce qu'elle devait être. — Il était colonel et chevalier de l'ordre
dfll de Savoie. L'Autriche pouvait embarrasser le roi pour un livre aussi provocateur,
écrit ptr un homme presque officiel. Il offrit généreusement à Charles-Albert de renoncer
à fOB gnde et à a» croli t le roi refusa, et le livre parut.
I
LA MONARCHIE REPRESENTATIVE EN ITALIE. 199
imèneront de même des interventions étrangères; après s'être li-
>éré du fardeau romain, on devra en subir un autre, et la puissance
laquelle on devra recourir altérera l'indépendance, en supposant
le la liberté survive. On voit que le principe de Balbo, Vindépen-
lance avant tout, mis en action, aurait pour meilleur résultat pos-
ible, toutes chances favorables admises, de faire perdre d'un côté
qu'il ferait gagner de l'autre. Cela est si vrai que certains par-
is, rebelles aux progrès actuels, détournent aujourd'hui la thèse
le Balbo à leur profit, et se livrent à d'imprudentes excitations dans
[espoir qu'une collision immédiate anéantira des améliorations
l'ils détestent. Là est le piège que la gloire pure de l'auteur des
^peranze ne doit plus couvrir; ce sei:ait une profanation, et, nous
>ouvons le dire de ce nom si justement vénéré au-delà des Alpes,
sacrilège. Que suit-il de là? Qu'il faille abandonner l'œuvre d'in-
lépendance? Certes moins que jamais. Si les Piémontais sont ho-
lorés en Europe, c'est qu'ils aiment leurs compatriotes oppprimés
lutant que leurs concitoyens déjà affranchis; mais cette sympathie
loit être sage. Il ne faut pas exposer sans nécessité aux risques d'un
îmbrasement inopportun la semence de liberté qui se développe au
)ied des Alpes, et qui propage moralement, par la seule vertu de
l'exemple, une éducation fraternelle et sensée jusque chez les habi-
tans de l'extrémité des Deux-Siciles.
Telle est la démonstration que complétera la suite de cette étude.
En 1848, l'heure d'appliquer l'idée que nous discutons est venue.
Le pape a passé aux libéraux , Charles-Albert a proclamé l'indépen-
dance, Balbo est président du conseil des ministres. Que restera- t-il
dans dix ans de tout cela? Rien qu'une chose, presque accessoire
alors : une machine de guerre improvisée avant le passage du Tes-
sin, et n'ayant pas d'autre destination, semble- t-il, dans le plan
desSpernnze. Charles- Albert, — nous ne sortons pas de l'histoire, —
Tient au conseil avec une feuille de papier sur laquelle il a écrit ces
'jeuls mots : Statut fondamental. Art. 1". La religion catholique,
ipostolique et romaine est la religion de l'état. Rien de plus. Ces
lots indiquent qu'il tient d'abord par cette déclaration à se pro-
îger du côté de Rome. Quant aux articles qui doivent suivre, il en
laisse la libre rédaction à la commission; il a d'avance accepté com-
)létement lldée constitutionnelle qui doit les inspirer. Ces articles
ieront plus efficaces que la guerre , et Balbo en conviendra plus
ird dans son dernier écrit sur la monarchie représentative en Ita-
lie; ils seront tout l'avenir de l'indépendance, parce qu'ils seront
la liberté.
Albert Blanc.
DE
L'HISTOIRE SCIENTIFIQUE
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
Mélanges scientifiques et littéraires, de M. Biot; Paris, 4858.
On accorde aujourd'hui, dans toutes les branches des connais-
sances humaines, une importance sans cesse croissante aux études
historiques. La philosophie ne se contente plus de développer et
d'examiner des systèmes; en étudiant Tordre où ils se sont succédé,
les circonstances où ils ont pris naissance, elle s'attache à découvrir la
trace des opérations successives de l'esprit humain. En politique, on
sent de mieux en mieux chaque jour que l'intelligence du présent
fait défaut à ceux qui n'en comprennent pas toutes les relations, ap-
parentes ou cachées, avec le passé. Les sciences théologiques, sor-
tant de la routine de l'interprétation littérale, appliquent la critique
moderne à l'étude des livres sacrés de toutes les nations, et condui-
sent l'érudition historique dans des chemins tout nouveaux. L'his-
toire des beaux-arts n'a pas été plus désertée que celle des philoso-
phies et des religions ; elle prêtait à l'étude de l'antiquité un secours
trop précieux pour qu'il en pût être autrement. Dans cette vaste en-
quête ouverte sur le passé, ce qu'on a le plus négligé est sans con-
tredit l'histoire des sciences. On peut expliquer cet abandon par
pluB d'un motif. Les résultats auxquels aboutissent les travaux scien-
tifiques ont un caractère général, absolu, indépendant du temps et
des circonstances extérieures; rien ne révèle le caractère individuel,
l'influence des races, des mœurs, des préjugés, des passions, dans
DE l'histoire scientifique. 201
les sévères abstractions mathématiques, ou dans les travaux qui ont
pour objet l'investigation de la nature. Les vérités scientifiques,
découvertes par une analyse de l'esprit, sont d'ordinaire trans-
mises et enseignées sous une forme synthétique, qui fait dispa-
raître en quelque sorte le travail de l'inventeur. C'est ce qui arrive
surtout dans les traités mathématiques modernes, d'une texture s/
solide, si méthodique, où tout est si admirablement condensé. Les
besoins de l'enseignement exigent qu'on y rassemble toutes les pro-
positions dans un ordre logique, sans tenir compte de l'ordre histo-
rique des découvertes. A peine quelques noms célèbres y paraissent-ils
^à et là, attachés par une vieille habitude à des théorèmes fameux :
)escartes, d'Alembert, Kepler, Newton. On ne se préoccupe ni des
ûrconstances qui ont amené ces grands hommes à aborder les pro-
blèmes qu'ils ont résolus, ni de la manière dont leurs recherches
mt été liées entre elles et à celles de leur époque. La rigueur des
léductions n'est affaiblie par aucune interruption, par aucun épisode.
L'histoire des sciences physiques et naturelles n'est, pour d'au-
flres motifs, guère mieux connue que celle des mathématiques pures.
|Dans les sciences physiques les hypothèses sur la matière, dans les
îciences naturelles les méthodes de classification, jouent un rôle
Iprépondérant. Aussitôt que ces hypothèses et ces classifications se
Imodifient, la langue est presque changée; les écrits des anciens de-
viennent peu à peu incompréhensibles à la majorité des lecteurs.
Combien de chimistes lisent aujourd'hui, les livres où règne la
croyance au phlogistique? Le plus rqédiocre traité de physique mo-
derne nous en apprend plus sur les propriétés de la lumière que
V Optique de Newton. Tel est le sort fatal des savans : plus vive est
l'impulsion qu'ils donnent à leur temps, plus ils hâtent le moment
où leurs ouvrages, quelquefois même leurs noms, doivent tomber
dans l'oubli.
S'il n'est pas difficile d'expliquer, par toutes ces raisons, pour-
[uoi l'histoire des sciences est si ignorée, il ne l'est pas plus de
lontrer que cet abandon est très regrettable. Entrepris par de vrais
javans, dans des ouvrages comme celui qui a inspiré cette étude,
les travaux d'un tel ordre nous fourniraient, pour l'histoire même de
l'esprit humain, les documens les plus précieux. L'origine des lan-
;ues, des idées métaphysiques et religieuses, demeure enveloppée
'une obscurité que la critique ne pourra jamais entièrement dissi-
)er. Il n'en est pas ainsi des sciences : elles sont pour la plupart le
fruit le plus récent du travail de la pensée humaine. Les siècles mo-
dernes ont vu fonder ces méthodes précises, auxquelles la chimie,
la physique, la médecine, doivent leurs rapides et éclatans progrès.
Qu'un esprit philosophique observe les phases diverses de ce
grand mouvement scientifique, il reconnaîtra bientôt qu'en remplis-
202 REVUE DES DEUX MONDES.
sant sa laborieuse tâche, la pensée humaine n'a procédé qu'avec
ordre; qu'obéissant instinctivement à une loi supérieure, elle est
toujours allée du simple au composé, et s'est dirigée avec une éton-
nante perspicacité. Qu'y a-t-il pour nous, jetés sur cette planète ,
de plus simple, de plus constant, de plus inaltérable que les mou-
vemens des corps célestes? Si sublime par l'infinité de son objet et
les hautes pensées qu'elle inspire, l'étude des cieux était néanmoins
plus directement abordable que celle d'un insecte vivant. INous
sommes tenus d'isoler les phénomènes avant d'en rechercher les
lois, et les phénomènes célestes sont par eux-mêmes entièrement iso-
lés. C'est pour cela que l'astronomie est la plus antique des sciences.
Si loin que nous remontions, nqus la trouvons cultivée chez tous
les peuples, en Egypte, en Grèce, en Chine. M. Biot nous fait con-
naître un système d'observations astronomiques qui remonte aux
temps les plus reculés (1).
La loi générale de l'univers découverte par Newton, il ne restait
à ses successeurs qu'à en multiplier les applications. L'une des
forces qui régissent la nature était connue; pour étudier les autres,
il fallait descendre des cieux sur la terre. La physique étudia les
agens auxquels sont soumis les phénomènes les plus généraux qu'on
y observe ; la chimie, les actions mutuelles des substances variées
qui s'y rencontrent. Ce n'est qu'après avoir approfondi les proprié-
tés de la matière inorganique qu'on a pu avec quelque succès abor-
der l'étude de la matière organisée dans les plantes, les animaux
des divers ordres, et enfin dans notre espèce elle-même. Le ciel, la
terre, l'homme, voilà donc l'ordre logique aussi bien qu'historique
des sciences.
On pourrait croire que les mathématiques pures, dont les raison-
nemens n'embrassent que des abstractions, auraient dû se dévelop-
per en pleine indépendance , sans obéir en rien aux nécessités qui
pesaient sur l'étude de la nature. Il n'en est pourtant pas ainsi : les
sciences mathématiques ont de tout temps été les auxiliaires des
sciences naturelles. A mesure que celles-ci ont appliqué l'observa-
tion à des sujets nouveaux, elles ont elles-mêmes agrandi le champ
de leurs spéculations. Toute science mathématique est fondée sur
une idée simple, unique : l'arithmétique sur l'idée du nombre, la
géométrie sur celle de l'étendue, la mécanique sur la notion de la
force, le calcul infinitésimal sur celle de la variation. Les sciences
qui s'occupent de quantités invariables, nombres ou formes, ont dû
naître les premières. Les autres, prenant dans la nature l'idée du
mouvement, fournissent en quelque sorte une traduction idéale des
(1) Sur r antiquité de Fempirt de la Chine, prouvée par les observations astrono-
miiiut,. — Mélangu edenti/lquet, tome D, page 335.
DE l'histoire scientifique.
203
phénomènes physiques; aussi voit-on qu'elles sont le dernier fruit
de l'analyse de l'esprit, et que leurs progrès sont liés d'une ma-
Snière intime à ceux des sciences consacrées à l'étude de la matière.
Ces considérations rapides feront suffisamment comprendre que
[l'histoire des sciences présente un très beau sujet de méditations
[au philosophe qui veut étudier la logique de l'esprit, non dans
lun homme en particulier, mais dans l'humanité elle-même. Ceux
jque ne touchent point ces spéculations abstraites peuvent trouver
^dans cette histoire bien d'autres motifs d'intérêt. De quelle façon
les hommes voués aux sciences ont-ils été mêlés au mouvement de
[leur temps? quels obstacles ont-ils eu à vaincre pour faire connaître
jet triompher leurs doctrines? de quelle manière leurs idées ont-
1 elles été reçues par les autorités spirituelles de leur pays et de leur
[époque? comment la science est-elle sortie de l'obscurité, du do-
■maine dédaigné des spéculations pour participer au gouvernement
des sociétés? Voilà des sujets dont il est facile à chacun d'apprécier
[l'importance.
I.
Les matériaux de l'histoire scientifique sont malheureusement peu
nombreux. En France, nous devons les plus importans à l'habitude,
déjà fort ancienne, des éloges académiques. Cette littérature des
éloges mériterait, à elle seule, une étude particulière : M. Biot a, au
reste, touché incidemment à ce sujet et donné son jugement sur
l'œuvre des secrétaires perpétuels de l'Académie des Sciences (1).
Il nous montre « le fin et discret Fontenelle » introduisant, guidant
le monde élégant de son temps dans le domaine de la science, alors
jtout nouveau; Condorcet adressant, la veille de la révolution, à un
Ipublic déjà moins frivole un langage plus sévère et plus élevé. A une
époque plus rapprochée de nous , Guvier trouve dans les éloges
[scientifiques l'occasion d'écrire (d'histoire même de la science, dans
laquelle l'individu ne tient de place que par ses découvertes et par
les circonstances qui ont réagi sur ses travaux. » M. Biot donne
[à ces notices un éloge mérité; son jugement sur Delambre, qui fut
le collègue de Cuvier pour les sciences mathématiques, se termine
>ar ces mots dédaigneux : « Si ses notices sur l'histoire des sciences
Jt des savans arrivent sous les yeux de la postérité, elle les verra
iveclamême indifférence qu'il a mise lui-même aies écrire.» M. Fou-
ler est peut-être traité avec une sévérité plus grande encore. M. Biot
lui reproche de n'avoir pas approfondi les travaux qu'il avait mis-
(1) Comptes-rendus hebdomadaires des séances de V Académie des Sciences.
\ langes, tome II, page 267.
Mé'
504 REVUE DES DEUX MONDES.
sion d'analyser, d'avoir « loué plutôt qu'apprécié. » Les notices
d'Arago, dont M. Biot ne parle pas, n'auraient pu encourir ce blâme ;
une admirable clarté, une critique animée, un vif sentiment de la
grandeur des sciences, les ont rendues justement populaires et les
ont fait traduire dans toutes les langues.
Si remarquables qu'ils soient par le style ou les pensées, les éloges
académiques ne peuvent constituer la véritable histoire scientifi-
que : ce sont des documens précieux, aussi utiles pour l'apprécia-
tion du temps où ils ont été écrits que pour celle de l'époque où
vivaient les grands hommes dont les travaux s'y trouvent analysés.
11 ne faut pas oublier pourtant que les exigences du genre acadé-
mique pèsent de tout leur poids sur ces productions à la fois litté-
raires et scientifiques, en restreignent l'étendue, en excluent les
détails trop techniques, imposent une discrétion, une bienséance
extrêmes, interdisent les révélations d'un caractère trop pénible ou
trop intime. L'histoire au contraire arrache tous les voiles, fouille,
dissèque, peut laisser pénétrer partout sa curiosité, qui n'est plus
dangereuse ou importune. Les éloges académiques d'ailleurs ne
peuvent jamais suivre de très loin la mort des hommes dont ils
célèbrent les services; quelquefois la distance est trop faible pour
que l'appréciation puisse être complète. Il était impossible à un
contemporain de Newton de comprendre toute la portée de ses dé-
couvertes, qui échappait sans doute à Newton lui-même. Le temps
abaisse les uns et élève les autres. Le nom d'Ampère est plus grand
aujourd'hui qu'il n'était de son vivant. Combien d'autres noms, au-
tour desquels il se fait pour un jour beaucoup de bruit, tombent
avec le temps dans l'indifférence et dans l'oubli !
Parmi les matériaux les plus précieux de l'histoire scientifique, il
faut placer les comptes-rendus que toutes les académies et les so-
ciétés savantes ont pris l'habitude de publier : ce ne sera pas là un
des moindres avantages de cette publicité qui de nos jours a envahi
jusqu'au domaine, autrefois solitaire, des sciences. Tout en admet-
tant que cette publicité est devenue nécessaire, et qu'on ne peut
plus songer à la restreindre, M. Biot en déplore les inconvéniens.
«L'Académie, dit-il, est devenue une sorte de bureau d'annonces
gratuit ouvert indifféremment à tout le monde. » C'est vrai; mais
est-il bien difficile à qui sait chercher de découvrir ce qui a une vé-
ritable valeur dans cette foule de communications qui accablent les
académies? n'y a-t-il pas quelque intérêt à y suivre le mouvement
général des esprits, à voir vers quelles questions chimériques ou
sérieuses ils se tournent, à quels stimulans variables ils obéissent?
l« principal avanUge de la publicité moderne a peut-être été de
rendre plus rares les tristes contestations que soulevait autrefois
l'annonce de chaque découverte. Que de savans, même parmi les
DE l'histoire scientifique. 205
plus illustres, ont abaissé leur caractère en entreprenant de ravir
à d'autres le fruit de longs travaux, ou en se défendant contre leurs
rivaux par d'indignes moyens! Qu'y a-t-il de préférable, la publi-
cité actuelle, ou les précautions dont s'entouraient les grands savans
des siècles passés ? Ils enfermaient dans de mystérieux anagrammes
le secret de leurs découvertes, communiquaient les résultats de
leurs recherches sans indiquer par quelle méthode ils y étaient par-
venus, cherchaient à étonner et à confondre leurs contemporains
plutôt qu'à les instruire. Ces habitudes de mystère et de défiance
nous paraissent aujourd'hui presque inexplicables; mais on peut
s'en rendre compte par plus d'un motif : elles n'avaient pas seule-
ment pour cause la jalousie scientifique, il faut encore se rappeler
que la crainte des autorités spirituelles retint longtemps la science
dans le mystère et l'isolement. Quelques exemples éclatans montrè-
rent dès le début contre quels adversaires les vérités nouvelles, qui
ne dépendaient que du raisonnement et de l'observation, auraient
à lutter. La condamnation du système de Copernic fut la déclara-
tion de guerre de l'église à la science : peu après, l'arrêt qui frappa
Galilée consterna tous les savans, qui se sentirent frappés avec lui,
et s'accoutumèrent à éviter le bruit avec autant de soin qu'on en
met quelquefois à le rechercher aujourd'hui. Parmi les nombreux
chapitres de l'oiivrage de M. Biot, il n'en est pas de plus intéres-
sant que celui qu'il consacre à la vie et au procès de Galilée. C'est
aussi celui pour lequel il a eu occasion d'utiliser les documens les
plus nouveaux et les moins connus. On peut suivre en quelque sorte
heure par heure, dans le récit animé de M. Biot, toutes les péripé-
ties de ce procès mémorable, qu'il appelle avec raison un grand
drame philosophique, et qui restera toujours une des dates solen-
nelles de l'histoire de la papauté en même temps que de l'histoire
des sciences. S'attacher, sur les pas de M. Biot, à ce mémorable
épisode, ainsi qu'aux incidens d'une autre grande carrière scien-
tifique, celle de Newton, ce sera montrer l'histoire des sciences
sous son plus noble aspect peut-être, comme l'instructif et l'in-
dispensable auxiliaire de l'histoire même de la civilisation.
Après la barbarie du moyen âge, l'Italie vit, avant toutes les au-
tres nations, renaître les études scientifiques dans ses couvons et
ses académies : l'église les encourageait puissamment, et rien ne
faisait prévoir les sévérités dont Galilée fut la célèbre victime. L'é-
glise avait, comme on sait, adopté les doctrines d'Aristote; mais
dès le milieu du xv® siècle les idées platoniciennes avaient conquis
des partisans considérables. A l' encontre d'Aristote, le cardinal Ni-
colas de Cusa avait, longtemps avant Copernic, nié l'immobilité de
la terre; il pensait encore à la vérité que le soleil tourne autour de
notre planète, mais il croyait que tous deux sont emportés d'un
206 REVUE DES DEUX MONDES.
mouvement commun dans les deux. Copernic vint s'instruire dans
les écoles de Padoue, de Rome et de Bologne avant de s'établir à
Frauenbourg, où pendant trente-trois années il travailla à son ou-
vrage sur les révolutions des corps célestes. Le célèbre chanoine y
attaqua hardiment la croyance à l'immobilité de la terre : prévoyant
que sa révolution scientifique rencontrerait une violente opposition
parmi les théologiens, il retarda l'impression de son ouvrage aussi
longtemps que possible. 11 fallut de nombreuses instances, notam-
ment celles du cardinal Schonberg et de Tiedemann Gise, évèque de
Gulm, pour Ty déterminer. Le livre parut l'année même où mourut
Copernic. Dans sa dédicace, adressée au pape Paul III, Copernic ex-
prime la crainte que « de sots bavards, étrangers à toute connais-
sance mathématique, aient la prétention de porter un jugement sur
son ouvrage, en torturant à dessein quelque passage des saintes Écri-
tures... Afin de prouver que, quant à lui, profondément pénétré de
la justesse de ses résultats, il ne redoute aucun jugement, du coin
de terre où il est relégué, il en appelle au chef de l'église et lui de-
mande protection contre les injures des calomniateurs. Il le fait
avec d'autant plus de confiance que l'église elle-même peut tirer
parti de ses recherches sur la durée de l'année et sur les mouve-
mens de la lune. »
Plus prudent que Copernic, Osiander, qu'il avait chargé de sur-
veiller l'impression de son livre à Nuremberg, crut nécessaire d'y
ajouter une introduction où il représente les conceptions nouvelles
relatives au mouvement des planètes non comme des vérités abso-
lues, mais simplement comme une hypothèse commode pour les
astronomes. « Il n'est pas nécessaire, écrivait-il, que ces hypothèses
soient vraies, ni môme vraisemblables; il suffit qu'elles facilitent
l'accord du calcul avec les opérations. » On a quelquefois attribué
cette opinion à Copernic; mais tout ce qu'il a écrit contredit une
semblable assertion. On en jugera par ce seul passage : « Par nulle
autre combinaison, je n'ai pu trouver une symétrie aussi admirable
dans les diverses parties du grand tout, une union aussi harmo-
nieuse entre les mouvemens des corps célestes, qu'en plaçant le
flambeau du monde, ce soleil qui gouverne toute la famille des as-
tres dans leurs évolutions, sur un trône royal, au centre du temple
de la nature. »
Les déclarations d' Osiander eurent néanmoins pour effet de ga-
rantir i>endant longtemps le système de Copernic, et d'empêcher
qu'il ne fût formellement condamné; mais on ne peut douter que,
dès le début, l'église n'y aperçut une doctrine hérétique. Le procès
de Giordano Bruno donne de cette disposition de l'église une preuve
convaincante : il n'a jamais été publié, comme vient de l'être celui
de Galilée; mais nous connaissons une lettre très curieuse écrite par
DE L HISTOIRE SCIENTIFIQUE. 207
un Allemand, Gaspard Schoppe, qui habitait Rome au moment où
Bruno périt sur les bûchers du saint-office. Cette lettre nous apprend
que, parmi les nombreux griefs articulés par les juges, la croyance
au mouvement de la terre tenait sa place à côté des plans de ré-
forme religieuse et sociale et des projets révolutionnaires du moine
dominicain.
L'histoire de Galilée ne permet pas de douter que la condamna-
tion officielle du système de Copernic fût un coup dirigé contre Ga-
lilée lui-même , quand celui-ci réunit les preuves les plus décisives
en faveur de la nouvelle hypothèse. M. Biot nous le montre, dès
vingt-cinq ans, déterminant par des expériences demeurées célèbres
les lois fondamentales du mouvement, puis, quand il apprend qu'un
Hollandais a réussi à construire un instrument qui agrandit les ob-
jets éloignés, inventant à son tour la lunette d'approche. Dès ce
moment, ses découvertes se succèdent sans interruption, et il ex-
plore rapidement le ciel entier : il aperçoit et mesure les montagnes
de la lune, découvre le croissant de Yénus, les taches du soleil, étu-
die le petit monde de Jupiter {mundus jovialis), entouré de son cor-
tège de satellites, et imagine d'utiliser l'observation de ces satellites
pour la détermination des longitudes terrestres; il aperçoit autour
de Saturne des appendices où après lui on reconnut un anneau.
Ces brillantes découvertes enflamment l'enthousiasme de Galilée : il
appelle avec énergie ces nouveautés « les funérailles de la fausse
philosophie. » La doctrine de Copernic se dégage des doutes et de
l'incertitude des hypothèses pour prendre place parmi les vérités
démontrées : c'est le moment que choisit l'église pour l'attaquer.
Un dominicain nommé Caccini prêche contre les idées nouvelles,
en prenant pour texte ces paroles à double entente : Viri Galilœi,
quid stalis aspicientes ad cœlum? Il établit «que la mathématique
est un art diabolique, et que les mathématiciens, comme auteurs
de toutes les hérésies, devraient être bannis de tous les pays chré-
tiens. » Un autre doniinicain, Lorini, dénonce directement Galilée
au saint-office. Enfin le célèbre astronome vient défendre ses doc-
trines à Rome et essaie de montrer qu'elles n'ont rien d'inconciliable
avec les textes de l'Écriture.
Le 5 mars 1616, la congrégation de l'Index lançait l'interdit contre
le système de Copernic et faisait défense à Galilée de le professer.
Quand le cardinal Maffeo Barberini fut nommé pape sous le nom
d'Urbain VIII, Galilée, à qui le nouveau pontife avait toujours té-
moigné de grands égards, essaya de faire révoquer la sentence qui
pesait sur ses croyances astronomiques. « Il s'aperçut bientôt, dit
M. Biot, que dans cette cour on n'aime pas à se dédire. » On lui ac-
corda des audiences, des médailles, avec force agms Dei; mais la
condamnation fut maintenue. C'est alors que Galilée se décida à faire
208 REVUE DES DEUX MONDES.
paratire ses fameux Dialogues, où trois personnages discutent et
comparent la doctrine de Ptolémée et le système de Copernic. Les
argumens de l'adversaire de Ptolémée sont, comme on peut l'ima-
giner, sans réplique; mais Galilée laisse pourtant la satisfaction
d*un triomphe nominal à ses deux interlocuteurs, dont l'un, nommé
Simplicius, oppose à toutes les raisons l'autorité suprême d'Aris-
tote. Galilée réussit à obtenir à Rome même, du maître du sacré
palais, la permission d'imprimer son ouvrage. Ses démarches exci-
taient pourtant quelques soupçons : on lui redemanda le livre pour
l'examiner de nouveau; mais, sans attendre plus longtemps, Galilée
se hâta de mettre à profit l'autorisation qu'il avait reçue, et fit pa-
raître les Dialogues à Florence. Pour conjurer les colères de Rome,
il annonça qu'il n'avait écrit ces Dialogues que pour montrer aux
étrangers qu'on n'avait pas condamné le système de Copernic sans
discernement, et les représenta comme une sorte de résumé des dé-
bats à la suite desquels la congrégation de l'Index avait prononcé
son jugement. L'église ne fut pas dupe de cette ironique déclara-
tion, et l'auteur des Dialogues fut mandé à Rome par le saint-office.
Les documens que M. Biot a utilisés pour raconter le procès de
Galilée sont des plus curieux. Évoquant des souvenirs personnels,
il raconte que, faisant une visite au pape Léon Xll, il rencontra dans
les antichambres du Vatican le père Benedetto Morizio Olivieri, com-
missaire-général du saint-office, et apprit de lui que les pièces origi-
nales du procès de Galilée avaient été envoyées au roi Louis XVIII,
qui désirait en prendre communication. Ces pièces furent égarées
dans le désordre des cent-jours, et depuis 181/i le Sfiint- siège ne
cessa de les réclamer. Elles furent enfin retrouvées, et sous le règne
de Louis-Philippe M. Rossi rapporta ces documens à Rome, où l'on
promettait formellement de les publier. On choisit comme éditeur
M*' Marino-Marini, dont M. Biot a pu consulter le livre intitulé Ga-
lileo e l'Inquisizione. Il est fâcheux que tous les textes originaux
n'aient pas été publiés intégralement, et que Ms"" Marino-Marini ne
reproduise jamais textuellement les passages les plus significatifs.
«En cela, dit avec raison M. Biot, il a eu un grand tort, car non-
seulement il manque à la condition d'entière publicité qui avait été
acceptée, mais encore il porte préjudice à la vérité, que Rome avait
tant d'intérêt à mettre au jour. En effet, tout son livre est empreint
d'un tel sentiment de malveillance, si continu et si aigre contre le
inalbeureux Galilée, qu'il semblerait en vérité s'être proposé non pas
d'exposer avec sincérité les circonstances de son procès, mais plu-
tôt de le refaire pire qu'il n'avait été alors. »
L'ouvrage suspect de Mk»". Marino-Marini trouvait heureusement
un précieux contrôle dans les dépêches officielles de l'ambassadeur
de Towîane, chez lequel résida Galilée pendant tout le temps de son
DE l'histoire scientifique. 209
séjour à Rome, sauf les jours où il fut détenu au saint-office. L'am-
bassadeur eut les soins les plus touchans pour le malheureux accusé
placé sous sa protection, et a rendu un compte détaillé de tout ce
qui survint pendant la durée de la procédure. En comparant les
versions de l'ambassadeur toscan Niccolini et celles de Mg^" Marino-
Marini, M. Biot a réussi à convaincre celui-ci de mauvaise foi sur
quelques points împortans. Toutefois, en scrutant habilement les
nombreuses pièces de ce singulier procès, en rapprochant les dates,
|en commentant l'ouvrage récent avec les documens déjà connus, il
[est parvenu à démontrer presque jusqu'à l'évidence que, contraire-
ment à une opinion longtemps incontestée, Galilée n'avait pas été
soumis à la torture, et qu'il en fut seulement menacé. Les supplices
furent épargnés à l'infortuné vieillard, infirme et septuagénaire.
(( Non, s'écrie éloquemment M. Biot, Galilée ne fut pas physique-
ment torturé dans sa personne; mais quelle afTi'euse torture morale
ne dut-il pas souffrir, quand, sous la terrible menace des supplices
et des cachots, il se vit misérablement contraint à se parjurer contre
lui-même, à renier les immortelles conséquences de ses découvertes,
à déclarer vrai ce qu'il croyait faux, et à faire serment de ne plus
soutenir désormais ce qu'il croyait la vérité! Comprend-on bien les
angoisses de ce martyre, les amertumes dont cette intelligence d'é-
lite fut abreuvée? Et l'on ne proscrivit pas seulement ses pensées
d'autrefois; on s'efforça de les enchaîner pour toujours. Depuis cette
époque fatale de 1633 jusqu'à sa mort, arrivée le 8 janvier 16Zi2,
c'est-à-dire pendant les neuf dernières années de sa vie, le malheu-
reux Galilée resta dans un état de suspicion sourde et de surveil-
lance inquiète, 'dont la rigueur le poursuivit au-delà du tombeau.
Des théologiens fanatiques voulurent contester la validité de son
testament et lui faire refuser la sépulture ecclésiastique, comme
étant décédé sous le coup d'un châtiment infligé par l'inquisition. »
La sentence d'abjuration mérite d'être connue. INon-seulement
Galilée fut obligé de déclarer solennellement « qu'il maudissait et
détestait ses hérésies, » mais il dut encore s'engager, « au cas où
'I il connaîtrait quelque hérétique, ou quelqu'un suspect d'hérésie, à
le dénoncer au saint-office, ou à l'inquisiteur du lieu où il se trou-
vait. )) Il n'est guère possible d'admettre qu'après avoir prononcé
cette humiliante déclaration, Galilée ait dit le fameux e pur si muove,
en présence des hommes mêmes qui l'avaient menacé de la torture
pour lui arracher une renonciation mensongère aux doctrines de sa
vie entière. M. Biot, dans la vie de Galilée qu'il écrivit en 1816 pour
la Biographie universelle, rapportait ces paroles sans les mettre en
doute; aujourd'hui il n'hésite pas à en nier l'authenticité.
Le récit émouvant de M. Biot sera lu par tout le ponde avec un
TOME XIX. 14;
îiO REVUE DES DEUX MONDES.
extrême intérêt; mais, tout en admettant l'ensemble de ses conclu-
sions sur le procès de Galilée, on pourra être étonné de l'indul-
gence de son jugement sur la conduite d'Urbain VIII. Il est bien vrai
sans doute que le jésuite Christophe Scheiner, pour se venger de
n'avoir pu enlever à l'astronome florentin la découverte des taches
du soleil, avait fait charitablement insinuer au souverain pontife
que Galilée l'avait peint dans^ les Dialogues sous le nom de Simpli-
cius. Ce personnage y présente en efl'et un argument dont le pape
s'était servi, en causant avec Galilée, à l'époque de la condamna-
tion du système de Copernic. Voilà ce que M. Biot appelle les « torts
personnels » de Galilée, et par quoi il essaie d'excuser la sévérité
d'Urbain VIII. En parcourant les documens mêmes employés par
M. Biot, on voit néanmoins que la responsabilité des rigueurs dé-
ployées contre Galilée remonte tout entière à Urbain VIII, et que
la politique, non la clémence, lui épargna seule les plus sévères.
La mémoire de ce pape gagnera-t-elle beaucoup à ce qu'il soit bien
établi qu'en persécutant l'astronome florentin, il vengeait son amour-
propre blessé plus que l'orthodoxie? Ce n'était pas un de ces pontifes
dont les actes violens peuvent trouver une sorte d'excuse dans un
fanatisme sincère. D'un esprit naturellement enjoué, aimanta rimer
des sonnets, Urbain VIII n'a aucun des traits de ces figures sévères
que l'histoire de la papauté nous a transmises. Quand le gouverne-
ment espagnol retenait Campanella dans les prisons de Naples, ce
pape n'épargna point les efforts pour que le philosophe calabrais
fût transféré à Rome, sous prétexte qu'il était accusé d'hérésie et
ne relevait que de l'inquisition. Il traita son prisonnier avec une in-
dulgence extrême, prit parti contre ses ennemis, 'et finit par lui
rendre la liberté. Or les folles et grossières théories sociales de
Campanella méritaient plutôt une condamnation que les travaux
de Galilée, et l'on aurait au moins pu avoir pour des spéculations
purement astronomiques la même tolérance que pour des systèmes
où la morale soufl*re autant que la raison.
La condamnation de Galilée eut des conséquences fatales : Gas-
sendi et Bouillaud en répandirent le bruit en France. En l'appre-
nant quatre mois seulement après qu'elle eut été prononcée. Des-
cartes, dans la crainte d'offenser le saint-siége, se résolut à ne pas
publier l'immense ouvrage qu'il préparait sur l'ensemble de la na-
ture, et auquel il avait déjà consacré de longues années de travail.
L'arrêt qui frappa Galilée eut encore des effets plus généraux et
plus durables : en repoussant les résultats de l'observation et du
raisonnement, l'église traça entre la foi et la science cette ligne
que le xviii* s^le creusa depuis si profondément; elle provoqua
elle-même ce rfedouUble conflit qu'elle s'eflbrça en vain d'apaiser,
quand elle en eut aperçu tous les dangers. Les pays où l'autorité
DE L HISTOIRE SCIENTIFIQUE. 211
spirituelle ne prononça point elle-même le divorce entre les vérités
lémontrées et les vérités révélées n'ont pas été troublés par d'aussi
^rdentes hostilités : la science y a le plus souvent mis complaisam-
lent ses découvertes au service des idées religieuses et philoso-
phiques. Où pourrait-on en trouver de meilleures preuves que dans
[Angleterre, pays par excellence de la théologie naturelle, qui em-
runte à la fois ses argumens à la science et à la révélation? Où
>urrait-on trouver d'ailleurs un plus saisissant exemple de l'inté-
ît que peut offrir l'histoire scientifique dans un pays libre? M. Biot
fous montre Galilée persécuté par Rome ; il nous apprend aus&i que
[ewton, Napier, — et après eux on pourrait citer presque tous les
-ands noms scientifiques de l'Angleterre, — ont été les défenseurs
|t les champions de l'église anglicane et des doctrines de la ré-
)rme.
IL'
La renaissance des sciences fut beaucoup plus tardive en Angle-
terre qu'en Italie. On ne peut dire que Bacon en donna le signal, il
y prépara seulement les esprits par une réforme philosophique.
Comme le fait remarquer M. Biot, il n'appliqua jamais lui-même la
méthode inductive. « C'est Galilée, écrit-il à ce sujet, qui a montré
l'art d'interroger la nature par l'expérience. On a souvent attribué
cette gloire à Bacon, mais ceux qui lui en font honneur ont été, à
notre avis, un peu prodigues d'un bien qu'il ne leur appartient pas
de dispenser... Si Bacon, ajoute- t-il un peu après, a eu tant de part
aux découvertes qui se sont faites après lui dans les sciences, qu'on
nous montre donc un seul fait, un seul résultat de son invention
qui soit de quelque utilité aujourd'hui! » Il est très vrai que la
gloire d'avoir enrichi des premiers résultats positifs les sciences d'ob-
servation appartient à Galilée; la gloire de Bacon a été d'une autre
sorte. S'il n'a rien fait lui-même pour les sciences, il a montré ce
que les sciences devaient faire. Dans un essai célèbre surJ' auteur
du Novum Organum, l'historien anglais Macaulay a, ce nous semble,
parfaitement caractérisé le rôle de ce grand homme; il montre les
sciences avant lui dédaignant les applications et cultivées comme
de simples jeux de l'intelligence, Platon professant que la géomé-
trie se dégrade par les services qu'elle rend au vulgaire, Socrate
annonçant à ses disciples que la connaissance des mouvemens des
corps célestes doit uniquement servir à élever l'âme vers des vérités
ssi indépendantes des étoiles que les vérités géométriques le sont
es lignes que nous figurons sur le sable. Ce dédain du réel et de
l'utile était poussé jusqu'aux conséquences les plus absurdes : Platon
fait jusqu'à prétendre que l'invention de Técriture alphabétique
"es
212 BEVUE DES DEUX MONDES.
avait affaibli Tesprit humain, en diminuant le travail derintelli-
gence et de la mémoire. Sa philosophie ne tendait qu'à exalter
Tâme par la contemplation de l'idéal; celle d'Aristote enfermait l'es-
prit dans des formule$ inflexibles. Bacon pensa que les sciences de-
vaient se proposer comme but d'améliorer la condition de' l'homme
et de préparer son affranchissement moral par son affranchissement
physique : obéissant au génie pratique de sa nation, il tira la science
des chimères, et lui assigna l'observation comme méthode et l'étude
de la nature comme but.
Son heureuse influence ne put porter tous ses fruits que lorsque
la fureur des guerres civiles fut épuisée et qu'un peu de calme fut
rendu à l'Angleterre. Les sciences ne commencèrent à être cultivées
avec suite qu'à l'époque où Charles II remonta sur le trône. Alors
fut fondée la Société royale, destinée à devenir rapidement si cé-
lèbre; les plus grands personnages se firent les patrons des savans.
Charles II lui-même aimait à se distraire dans son laboratoire de
Whitehall de l'ennui des affaires et de la satiété des plaisirs. Parmi
les noms remarquables de cette période, on peut nommer le chi-
miste Boyle, Wallis, Barrow, Ray et Woodvvard, dont les travaux
sur la zoologie ne sont pas encore oubliés; Halley, qui créa la mé-
téorologie; Flamsteed, qui fonda le fameux observatoire de Green-
wich, et y amassa patiemment de si précieuses observations; mais
tous ces noms pâlissent devant celui de Newton.
Un volume presque entier des Mélanges scientifiques et littéraires
de M. Biot est rempli par des études sur la vie et les travaux de ce
grand homme. Ces études forment, avec celles qui sont relatives à
Galilée, la partie la plus attachante de tout l'ouvrage. La première
est une notice insérée en 1816 dans la Biographie universelle; de-
puis cette époque déjà éloignée, de nombreux documens ont révélé
une grande quantité de nouveaux faits relatifs au grand astronome
anglais. On les trouve pour la plupart réunis dans la Biographie de
sir Isaac Newton, publiée récemment par sir David Brewster (1). La
publication de la Correspondance de Newton avec Flamsteed , dont
les observations lui furent si utiles, et Cotes, qui révisa, sous sa
direction, la deuxième édition de seslPrincipes , a permis à M. Biot
d'éclaircir des questions scientifiques du premier intérêt, liées aux
travaux de Newton, à ses méthodes et à ses découvertes. La réim-
pression toute récente du Commercium epistolicum, recueil des let-
tres échangées entre Newton et Leibnitz au sujet de la découverte
du calcul différentiel, a donné l'occasion à l'académicien français
de porter un dernier jugement sur la question qui divisa les dei^x
(I) \oyei à ce ti^et les éUules »ur Newton publiées par M. Paul de Rômusat dans la
Beme du l-' et du 15 àéemhn 1856.
DE L*HISTOIRE SCIENTIFIQUE. 213
illustres rivaux. Les diverses études de M. Biot sur Newton ayant
été publiées à des époques quelquefois fort éloignées, et dans des
recueils divers, il en est résulté que souvent il y a été dans l'obliga-
tion de se répéter lui-même en reparlant des mêmes événemens.
Dans les Mélanges scientifiques y où tous ces travaux sont réunis, le
lecteur peut suivre, non sans intérêt, les changemens qui s'opèrent
dans la pensée et les opinions de l'auteur à mesure que des documens
nouveaux éclairent le sujet qu'il traite : le Newton du début n'est pas
le Newton de la fm. Du milieu des rectifications, des renvois, des
additions, on a un peu de peine toutefois à dégager une opinion dé-
finitive; mais, si M. Biot a consacré quarante ans de recherches as-
sidues à l'étude de la vie et des ouvrages de Newton, il a bien le
droit d'exiger quelques efforts de la part de ceux à qui il commu-
nique les résultats de sa longue et patiente œuvre critique. Per-
sonne ne regrettera d'avoir relu à plusieurs reprises ces curieuses
études, où la première place appartient à l'un des hommes les plus
extraordinaires qui aient jamais vécu. Tout ce qui concerne ce pen-
seur solitaire et profond, qui, avant vingt-cinq ans, avait achevé
ses plus grandes découvertes, doit intéresser le philosophe autant
que le savant, car jamais aucun autre homme ne montra à un pareil
degré jusqu'où peut aller la puissance de la pensée. Newton res-
tera comme un type dans l'histoire de l'esprit humain : T audace de
ses conceptions nous étonne encore aujourd'hui; ses ouvrages de-
meurent comme ces monumens où chaque siècle découvre des beau-
tés et des harmonies nouvelles. Ce qui frappe surtout en lui, c'est
qu'en toute chose il visait au plus grand : les difficultés ordinaires
étaient des jeux pour son intelligence; rien que pour poser les pro-
blèmes qui le tentaient, il fallait du génie, et il les résolut.
En astronomie. Newton eut la pensée hardie d'examiner si la
force qui maintient les astres dans les orbites qu'ils parcourent
n'est pas la même que celle qui retient ensemble les diverses par-
ties de notre globe et les objets qui en couvrent la surface. Les ob-
servations si incomplètes de son temps lui suffirent pour vérifier
la justesse de cette grande conception et découvrir les lois de l'at-
traction universelle. En physique, il choisit de préférence, comme
objet de ses études, les phénomènes optiques, les plus difficiles
à analyser, et l'on pourrait presque dire les plus immatériels.
Sa méthode mathématique était seule une prodigieuse découverte;
mais il semblait oublier ses propres instrumens devant la grandeur
des résultats auxquels ils l'avaient aidé à parvenir. Il garda long-
temps secrète la découverte des fluxions, et ne la communiqua
qu'incidemment au professeur Barrow, à propos d'un ouvrage publié
par le géomètre Mercator. La crainte des controverses scientifiques
tendit encore à augmenter sa réserve naturelle : il fallait le sollici-
2i^ REVUE DES DEUX MONDES.
ter pour obtenir ses manuscrits. Chaque fois qu'il annonçait une
nouvelle découverte, il trouvait toujours son collègue à la Société
royale, Hooke, prêt à la lui disputer. L'hostilité de Hooke, esprit
brillant et subtil, mais superficiel, était d'autant plus vive qu'il
avait passé en quelque sorte près de plusieurs grandes découvertes
sans les apercevoir et les saisir. M. Biot cite un extrait de ses livres
où l'attraction se trouve pressentie : la force qu'il n'avait fait que
deviner, Newton la calcula, la mesura, lui donna une formule. C'est
dans cette formule qu'est toute la découverte. L'opposition de Hooke
s'exerça aussi avec une importune persistance sur les beaux travaux
de Newton relatifs à la lumière. 11 attaqua avec beaucoup d'habileté
l'hypothèse que Newton admettait relativement à la nature et aux
propriétés du fluide lumineux; mais, ainsi que M. Biôt le montre,
les résultats que l'observation avait fournis à Newton sont indépen-
dans de toutes les hypothèses. Newton fut si chagriné de ces atta-
ques, qu'il attendit la mort de Hooke pour publier Y Optique.
W faut lire dans les Mélanges de M. Biot l'analyse de ce grand ou-
vrage, aussi bien que celle des Principes, où Newton renferma la
théorie de l'attraction universelle et tous les résultats qu'il était par-
venu à en déduire. Le savant français ne parle point de ces livres
immortels avec l'admiration banale qu'on accorde toujours à ce que
le temps a consacré : il en a pris une intime connaissance, il a ap-
profondi toutes les questions, recherché avec patience, sous la sé-
vère synthèse de Newton, la trace des procédés analytiques qu'il a
employés, examiné avec le secours de toutes les découvertes mo-
dernes comment ses inductions sur un grand nombre de points ont
été vérifiées, comment sur d'autres ses résultats ont été corrigés ou
complétés. Ce travail critique présentait de très grandes difficultés.
Aujourd'hui encore la lecture des Principes est extrêmement ardue.
Faut-il s'étonner dès lors qu'ils n'aient pas été compris au moment
où ils parurent? Personne, pas même Leibnitz et Huyghens, n'en
saisit la force et la profondeur. Newton sentit qu'il devait perfec-
tionner son ouvrage; mais, âgé déjà, très absorbé par ses fonctions
de garde de la monnaie, il avait besoin d'un auxiliaire : il le trouva
dans Cotes, jeune professeur de Cambridge. Le chapitre que M. Biot
a consacré à la correspondance de Cotes et de Newton est des plus
instructifs. Les points les plus délicats de la théorie de l'attraction
universelle s'y trouvent controversés. Un fait qui ressort de cette
discussion, c'est que Cotes, plein d'intelligence et de pénétration,
fut très utile à Newton; il éveillait son esprit aux objections, l'obli-
geait à donner à ses pensées la forme la plus claire. Cotes mourut
très jeune : Newton ressentit vivement sa perte. «Si Cotes eût vécu,
diuait-il, nous aurions su quelque chose. »
La fin de la vie de Newton fut troublée par de pénibles débats
DE l'histoire scientifique. 215
avec Leibnitz au sujet de la priorité de la découverte du calcul
différentiel. La forme que le géomètre allemand donna à cette mé-
thode mathématique est celle qui a été universellement adoptée ; elle
présente une notation plus simple et plus commode, et, comme
M. Biot le montre bien, se prête avec une plus grande facilité aux
recherches analytiques. Si l'on compare les deux méthodes au point
de vue des services qu'elles ont rendus, il est certain qu'il faut, avec
M. Biot et les illustres autorités qu'il cite, donner la préférence à
celle de Leibnitz; mais celle de Newton rachète cette infériorité
par ce qu'on pourrait nommer sa perfection métaphysique. Elle est
fondée sur l'application de l'idée du mouvement à la génération des
formes géométriques, et n'est affaiblie par aucun postulatum, au-
cune incertitude. La méthode de Leibnitz, qui repose sur la consi-
dération des infiniment petits, est par là même, comme tous les
géomètres le savent bien, sujette à des objections que personne n'a
encore levées complètement, pas plus Auguste Comte que Carnot.
Les principes du calcul différentiel, tel qu'on le présente ordinaire-
ment, ont besoin d'être vérifiés et justifiés en quelque sorte par les
applications : ils ne jouissent ainsi que d'un genre d'évidence im-
parfait.
Cette abstruse question de la métaphysique du calcul infinitési-
mal n'était pas celle qui divisait Newton et Leibnitz; ils se disputè-
rent la découverte elle-même. L'histoire de leurs fâcheux débats
est aujourd'hui trop connue pour qu'il soit nécessaire d'y revenir
en détail. On sait que la Société royale s'établit juge entre les deux
rivaux ; leur correspondance fut publiée sous le nom de Commer-
cium epistolicum. L'examen des pièces, qui sont entre les mains du
comte de Portsmouth, a donné la preuve que Newton fut le véritable
éditeur de ce recueil, fait avec une grande partialité. On sait aussi
aujourd'hui qu'il en composa lui-même une analyse anonyme pour
les Transactions philosophiques. S'il chercha ainsi à influencer ses
juges, il eut plus tard d'autres torts, et, après la mort de Leibnitz,
il fit réimprimer le Commercium epistolicum avec des changemens
et des additions, tout en laissant sur la première page le titre et la
date de l'édition primitive. Quand la troisième édition des Principes
parut, il supprima un scolie où il avait déclaré que Leibnitz, sous
une forme particulière, avait découvert le calcul différentiel en même
temps que lui. Si graves que furent les torts de Newton, on ne peut
les comparer à ceux de Leibnitz, qui, après avoir consulté Newton
sur sa méthode des fluxions, se donna bientôt lui-même comme le
seul inventeur dtf calcul différentiel, qui, après avoir tenté de ravir
à son adversaire les découvertes des Principes, les dénigra, les at-
taqua avec violence, les rangea dédaigneusement parmi les contes
de fées, les chimères, qui alla enfin jusqu'à accuser Newton auprès
216 REVUE DES DEUX MONDES.
de ses illustres protecteurs de propager des doctrines impies et
dangereuses pour la religion.
Dans l'histoire de cette triste controverse, M. Biot a montré peu
d'indulgence pour Newton. La plupart des biographes s'aveuglent
sur les défauts et les imperfections de ceux dont ils racontent la
vie; leur ton est constamment apologétique, et leur admiration dé-
réglée s'applique indistinctement à tous les actes où leur héros a
pris la moindre part. Sir David Brewster par exemple est de ce
nombre, mais personne ne pourra faire un semblable reproche à
M. Biot.'La crainte de s'aveugler sur des défauts et des erreurs l'a,
ce nous semble, quelquefois entraîné à en exagérer la gravité, et
l'on éprouve, il faut l'avouer, une impression assez pénible en le
voyant prendre tant de peine pour rabaisser le caractère du même
homme dont il a tant exalté le génie. 11 est malheureux que la timi-
dité naturelle de Newton et ses habitudes de mystère l'aient en-
traîné dans des voies souterraines, quand il lui était si facile de
se défendre hautement : comme il arrive presque toujours, ses pré-
cautions contre ses ennemis lui ont plus nui que ses ennemis eux-
mêmes. Ajoutons que si, dans sa lutte contre Leibnitz, il se laissa
emporter jusqu'à l'injustice, si dans une autre circonstance il eut
quelques torts envers Flamsteed, Newton fit preuve pendant sa vie
entière, dans ses relations habituelles avec ses maîtres, ses collè-
gues, ses élèves, d'une parfaite loyauté, d'une modestie scientifique
qui allait jusqu'au désintéressement.
Il est un autre point sur lequel on hésitera plus encore à partager
l'opinion de M. Biot : je veux parler de la prétendue folie de Newton.
Quand M. Biot écrivait, en 1816, sa première notice, on ignorait en-
core toute l'étendue des travaux auxquels Newton s'était livré après
la publication de la première édition des Principes. M. Biot s'étonnait
de voir que «depuis cette époque, en 1687, à l'âge de quarante-cinq
ans, ce génie si éminemment inventif n'eût plus donné de travail nou-
veau sur aucune partie des sciences et se fût borné à faire connaître
ce qu'il avait Composé avant cette époque, d'après d'anciens manu-
scrits, quelquefois imparfaits, qu'il n'avait pas le courage de complé-
ter. » Ce qui lui paraissait « un mystère » lui sembla expliqué par
une note écrite de la main de Huyghens, et trouvée dans la biblio-
thèque de Leyde. Dans cette note, aujourd'hui bien connue, on voit
qu'Huyghens apprit d'un Anglais que Newton était tombé en dé-
mence, soit par suite d'un trop grand excès de travail, soit par la
douleur qu'il eut d'avoir vu consumer par un incendie son labora-
toire de chimie et plusieurs manuscrits importans. Cette étrange ré-
vélation causa un étonnement général et donna lieu aux plus étranges
commentaires. Comme Newton avait publié après Y Optique et les
Principes de grands ouvrages théologiques, certains esprits crurent
DE L HISTOIRE SCIENTIFIQUE,
217
voir dans la crise signalée par M. Biot l'événement qui avait fait suc-
céder chez Newton la ferveur religieuse à la ferveur scientifique. Sir
David Brewster accusa Laplace d'avoir provoqué d'indiscrètes re-
cherches pour éclaircir ce problème délicat; il attribua de sembla-
fbles intentions à M. Biot, et prétendit qu'il avait en quelque sorte
H excusé Newton d'avoir écrit sur des sujets théologiques, en rap-
portant cette classe de ses travaux à un esprit usé par l'âge et affaibli
par un prerîiier dérangement. » Pour faire sentir combien l'accusa-
tion de sir David Brewster était injuste, il suffit de rappeler dans
quels termes s'exprimait M. Biot sur les recherches théologiques de
Newton. En se demandant comment un esprit si rigoureux avait
pu se livrer à de semblables études, il écrivait : u La réponse à cette
question nous semble devoir être puisée tout entière dans les idées
et les habitudes du siècle où Newton vivait. Non-seulement Newton
était religieux, sincèrement chrétien; mais toute sa vie s'écoula,
toutes ses affections se concentrèrent dans un cercle d'hommes,
qui, pénétrés des mêmes doctrines, étaient dévoués par état à les
propager, ou se consacraient par goût à les défendre. Usant du
droit d'examen réclamé par toutes les sectes protestantes, les savans
anglais de cette époque prenaient plaisir à mêler aux recherches des
sciences les discussions théologiques , et ils se trouvaient d'autant
plus portés vers ces dernières, que la cause de la religjion protes-
tante était devenue celle de la liberté politique. » M. Biot cite à
cette occasion les écrits théologiques de Boyle, de Wallis, de Bar-
row, de Whiston et de Glarke, les élèves de Newton, enfin de Leib-
nitz lui-même. Dans sa curieuse notice sur Napier, l'inventeur des
logarithmes, il nous montre aussi le baron écossais essayant long-
temps avant Newton d'interpréter les prophéties bibliques, et culti-
vant la théologie en même temps que les mathématiques pendant
ks rares loisirs que lui laissaient les guerres civiles de son temps.
Si Tes interprétations de sir David Brewster ne méritent pas une
sérieuse réfutation, le fait même auquel elles se rapportent est à coup
sûr digne d'examen. Sir David Brewster, pour combattre l'opinion
de M. Biot, qui avait adopté sans hésiter le récit fait à Huyghens, a
recherché avec grand soin tout ce que Newton a écrit à l'époque de
l'accident mentionné par Huyghens dans sa note. 11 a publié deux
lettres écrites par Newton peu de temps après l'incendie de ses ma-
nuscrits; l'une est adressée à Locke, l'autre à Pepys, secrétaire de
l'amirauté : il faut avouer que le biographe anglais n'a pas été heu-
reux dans son choix. Ces lettres ont un ton fort bizarre, et M. Biot vit
dans l'étrangeté même du style une preuve nouvelle du dérangement
d'esprit de Newton. L'argument, à vrai dire, nous paraît bien forcé,
car, ne connaissant pas les circonstances auxquelles ces lettres se
rapportent, nous ne pouvons réellement les comprendre; si avec trois
218 REVUE DES DEUX MONDES.
lignes de l'écriture d*un homme on peut le faire pendre, il n'en fau-
drait souvent pas plus pour le convaincre de folie. Sir David Brews-
ter a fourni un argument plus décisif à sa cause, quand il a dé-
couvert qu'à l'époque de sa prétendue folie, Newton composait ses
fameuses lettres à Bentley, où il entreprenait de montrer quelles
preuves nouvelles les lois astronomiques qu'il avait découvertes ap-
portaient à l'existence de Dieu. En examinant et comparant les dates
avec le plus grand soin, en circonscrivant l'époque de la folie dans
les limites de temps les plus étroites, M. Biot est lui-même obligé
de convenir que l'une au moins de ces lettres a été écrite pendant
que l'esprit de Newton était encore troublé ; il se tire d'embarras en
attaquant les argumens employés par Newton et en s' efforçant d'en
montrer la faiblesse : je n'entreprendrai point de les défendre, mais
le ton grave de la lettre à Bentley, la suite du raisonnement, la hau-
teur même du sujet, tout rend bien difficile de croire que l'esprit de
Newton fût alors dérangé. Quand il cherchait à démontrer qu'il y a
un Dieu, parce que la loi d'attraction universelle, en expliquant la
perpétuité du mouvement, n'apprend rien sur l'origine du mouve-
ment même, pouvait-il avoir perdu la raison au point de ne plus
comprendre, comme on le lit dans la note d'Huyghens, le grand
ouvrage où il avait démontré cette loi? Aussi bien que Leibnitz,
Huyghens était jaloux de la gloire de Newton : il décria ses décou-
vertes en mainte occasion et accueillit sans doute avec un peu trop
d'empressement le récit de cette folie, qui ne paraît avoir été qu'une
indisposition très passagère, causée par l'excès du travail et, comme
Newton l'explique lui-même, par de longues insomnies.
Au reste, si l'on conserve encore quelque doute relativement à
cette crise mentale, on a pu du moins acquérir la certitude, et c'est
là le point le plus important du débat, que l'esprit de Newton n'a
jamais subi un affaiblissement permanent, comme M. Biot le pen-
sait en 1816. M. Biot a plus que tout autre contribué à rectifier
cette erreur, en retrouvant dans les correspondances de Newton
publiées depuis la trace d'importantes découvertes. Nous savons
aujourd'hui, à n'en pas douter, que l'esprit du grand homme a
consené sa force et son activité jusqu'au dernier moment. 11 est
bien vrai que, dans la correspondance de Newton et de Flamsteed,
qui lui fournissait ses précieuses observations, M. Biot constate une
interruption de 1692 à 169/i , mais dès cette dernière année nous
voyons Newton approfondir la difficile théorie des mouvemens de
la lune et y découvrir des inégalités d'un ordre très déhcat : « nou-
velle preuve, dit M. Biot, de cette pénétration incomparable de son
génie, qui lui faisait pour ainsi dire pressentir lés vérités physiques
à travers les obstacles encore insurmontables qui l'en séparaient. »
Pans cette môme correspondance , M. Biot a fait une très impor-
DE l'histoire scientifique. 219
tante découverte : il y a trouvé l'origine de la table composée par
Newton pour corriger les observations astronomiques des effets de
la réfraction atmosphérique. Cette table fut communiquée par Hal-
ley, sans explication, à la Société royale, de sorte qu'on ne savait
si elle avait été composée à l'aide d'une théorie, ou seulement em-
piriquement. M. Biot a retrouvé dans les lettres à Flamsteed les
bases d'une théorie relative à cette difficile question ; il est parvenu
à ressaisir en quelque sorte dans la table de Newton toute la série
des opérations auxquelles le grand astronome avait eu recours. Il
le proclame « créateur de la théorie des réfractions atmosphériques,
comme il l'est de la théorie de la gravitation. »
N'aurait-on pas toutes ces preuves de l'ordre scientifique, on
pourrait , ce me semble, trouver dans la vie publique de Newton la
garantie que ses contemporains ne crurent jamais son intelligence
en péril. La charge de garde de la monnaie ne fut point pour New-
ton une sinécure : ses amis et ses protecteurs n'auraient jamais
songé à l'appeler à ce poste, s'il avait eu auparavant un véritable
•accès de folie; ils eussent, à bon droit, redouté de mettre de nou-
veau sa raison en danger, en lui imposant la laborieuse tâche de
refondre toute la monnaie (iu royaume. Il faut savoir qu'au moment
où cette mesure fut ordonnée, la déplorable habitude de rogner les
pièces d'argent avait amené l'Angleterre à la veille d'une véritable
révolution. Quand Montagne confia, dans ces circonstances criti-
ques, la garde de la monnaie à Newton, il était nécessaire d'opérer
une révolution complète dans cet établissement. Newton se voua à
ses fonctions avec une activité extrême, et réussit à abréger au-delà
de tout ce qu'on avait espéré la difficile période de transition qu'en-
traîne une réforme monétaire complète.
M. Biot n'entre pas dans ces détails , qui ont pourtant de l'in-
térêt : il est vrai que, dans toutes ses études sur Newton, il ne se
montre préoccupé que de ce qui concerne le rôle et l'importance
scientifiques de ce grand homme. Il cite à peine quelques circon-
stances de sa vie publique, et quand il le montre, membre silen-
cieux du parlement, n'ouvrant jamais la bouche, même sur les sujets
spéciaux qui touchaient à l'astronomie , c'est pour déplorer que la
politique ait enlevé aux sciences une partie d'un temps si précieux.
Les compatriotes de Newton jugent autrement sa conduite : ils ne
lui savent pas mauvais gré d'avoir été, en même temps qu'un grand
mathématicien, un patriote, d'avoir soutenu contre Jacques II les
antiques privilèges de l'université de Cambridge, d'avoir appuyé
constamment de ses votes et de l'autorité de son nom le parti qui
mit Guillaume d'Orange sur le trône, et jeta sous son règne glo-
rieux les fondemens les plus solides de la puissance actuelle de
l'Angleterre.
220 REVUE DES DEUX MONDES.
Le dédain de M. Biot pour les services que Newton a pu rendre
comme homme public n'a rien d'exceptionnel; il est, on peut le
dire, systématique. M. Biot ne perd pas une occasion de montrer
que ceux qui cultivent les sciences doivent soigneusement éviter de
s'égarer dans le domaine de la politique. Il leur interdit de des-
cendre de ces lieux élevés dont parle en si beau langage le poète
latin : sapientum templa serena. Les titres les plus nombreux, les
plus brillans à l'admiration de la postérité ne peuvent les absoudre
d'une participation même momentanée aux affaires publiques. 11 voit
dans une abstention prudente la seule garantie de l'indépendance,
la seule sauvegarde de la dignité. Celui qui se mêle au mouve-
ment de son temps compromet son repos, sa gloire, sacrifie des
biens véritables à des biens éphémères, des conquêtes éternelles
à des conquêtes d'un jour. En traçant dans son discours de récep-
tion à l'Académie française les caractères du vrai savant, M. Biot
disait : « Celui qui se sera voué à ces études contemplatives avec
une passion profonde et sincère s'y trouvera aussi complètement
dispensé de prendre part aux affaires publiques que s'il vivait dans
Saturne et dans Jupiter. » Qui pourrait dire que Newton ne se soit
pas voué à l'étude du ciel avec une passion profonde et sincère? Il
ne se crut pourtant pas dispensé d'être un whig. Youdrait-on vivre
comme dans Jupiter et dans Saturne, il y a des événemens qui nous
rappellent durement que nous sommes sur la terre. M. Biot pou-
vait-il l'oublier quand il se trouvait, comme il le raconte dans ce
livre même, durant les sanglantes journées de juin, au Collège
de France « enfermé durant deux jours et deux nuits, entouré de
feu et de mitraille, attendant le pillage et l'incendie? » Suffit-il de
déplorer d'aussi épouvantables catastrophes, d'élever des plaintes
éloquentes et découragées sur l'abaissement de son temps? De tels
événemens seraient- ils possibles, si les devoirs politiques étaient
pratiqués par tous, et si l'on n'en était exempté par rien, même par
le génie? On ne s'est jamais avisé de reprocher à Franklin, dont
M. Biot donne aussi dans ses Mélanges l'intéressante biographie, de
n'avoir pas consacré tous ses instans à l'étude de l'électricité et d'en
avoir fait servir quelques-uns à l'affranchissement de son pays. La
France ne doit pas regretter que Carnot ait pour un temps aban-
donné ses recherches mathématiques afin d'organiser la défense
nationale. Les sciences n'ont peut-être jamais reçu une plus vive
impulsion que pendant cette période troublée de notre histoire.
C'est que l'esprit est une puissance indépendante : il souffle où il lui
platt et quand il lui plaît, il conserve sa puissance et parfois prend
plus de ressort au milieu des plus terribles agitations. Celui dont
une pensée, une passion profonde s'est emparée, la promène partout
avec lui , dans le bruit comme dans la solitude , dans les camps
r
DE L HISTOIRE SCIENTIFIQUE. 221
comme dans les cours. Archimède inventait des théorèmes dans une
ville assiégée, et Paul-Louis Courier lisait Homère entre deux ba-
ailles.
Les travaux scientifiques de M. Biot ne l'ont pas empêché de
'intéresser à toutes les choses, à tous les événemens de son temps,
es sujets les plus divers l'ont occupé : l'économie sociale, i'éduca-
ion publique, les recherches historiques, les découvertes géogra-
hiques, la littérature. On trouvera dans les Mélanges, à côté d'une
tude sur Montaigne, des dissertations sur la condition du peuple
n Ecosse, snr l'agriculture dans l'ancienne Normandie, sur la si-
ation de l'Irlande. En exerçant sur des matières si diverses son
sprit critique, M. Biot n'a nui en aucune façon à ses recherches
tronomiques et physiques. Quelques-uns de ces travaux variés mé-
iteraient une analyse spéciale; mais elle ne pourrait rentrer dans le
plan de cette étude, où l'on a cherché surtout à faire apprécier l'im-
ortance en même temps que les difficultés et les caractères parti-
uliers de l'histoire scientifique. Les pages que M. Biot a écrites sur
iGalilée et Newton en sont à certains égards d'excellens modèles, et
on a dû s'y arrêter de préférence. En choisissant dans le plus grand
siècle scientifique deux noms illustres, dont l'un en marque le début,
l'autre la fin, on voit comment dans un temps si court la méthode ex-
périmentale et le raisonnement ont traversé tout l'espace qui sépare
l'ignorance la plus profonde de la connaissance des lois les plus géné-
rales de l'univers. Dans ce grand mouvement des esprits, l'historien
doit apprécier le rôle particulier de tous ceux qui y ont été mêlés,
montrer ce que chacun doit aux autres et ce qu'il leur a donné : tâche
souvent très difficile, et qui exige, en même temps qu'une vaste érudi-
tion, un sentiment critique des plus délicats. C'est cette partie scien-
tifique des Mélanges de M. Biot qui mérite les plus grands éloges.
11 ne se contente pas d'analyser d'une manière fidèle les travaux des
rands hommes dont il s'occupe; il ne les présente jamais isolés :
^on les voit précédés, entourés de tous ceux dont ils ont emprunté le
ecours. Quand M. Biot montre Napier, ce chef singulier d'une sin-
ulière famille où l'audace et la bizarrerie semblent héréditaires ^
écouvrant les logarithmes dans son château féodal, il n'oublie pas
e remarquer que, sans le secours inespéré de cette précieuse inven-
ion, Kepler n'aurait pu achever ses fameuses Tables rudolphines,
t que le génie mathématique de Newton n'aurait dès lors pas trouvé
ut préparés les élémens qui servirent de base à la théorie de l'at-
raction universelle.
Cette intime solidarité des sciences est une des considérations
auxquelles la critique scientifique doit le plus s'attacher. La dépen-
dance mutuelle des esprits n'a rien d'humiliant pour les individus:
.
222 REVUE DES DEUX MONDES.
elle ne rabaisse pas la gloire d'un Kepler ou d'un Newton; elle re-
hausse et ennoblit les efforts en apparence les plus obscurs, eni
montrant qu'ils préparent et facilitent les découvertes de l'avenir.
C'est aujourd'hui surtout, à une époque où l'on s'habitue trop
aisément à mesurer l'importance de toute chose par les avantages
directs qu'on peut en retirer, qu'il importe de rappeler ces vérités.
Le géomètre inconnu au vulgaire, qui passe sa vie à combiner des
symboles, peut, par l'heureuse solution d'une difficulté analytique,
donner un guide nouveau aux sciences d'observation, et les conduire
aux plus importantes découvertes. Il ne faut pas que les merveilles
de l'industrie fassent oublier les travaux de l'ordre purement scien-
tifique. Croit-on que l'histoire de la mécanique soit celle de toutes
ces machines dont le nombre ne peut déjà plus être compté, qui
suppléent l'homme en toute chose, et travaillent psîrtout pour lui?
Ne faut-il pas savoir en premier lieu par quelle série d'efforts on a
découvert les lois du mouvement, se familiariser avec ces grands
principes qui règlent l'action et la réaction des diverses parties d'un
mécanisme, quelle qu'en soit la nature?
L'histoire scientifique contribuerait puissamment à éclairer les
esprits en les élevant vers les nobles origines de nos connaissances,
en leur apprenant le prix des études abstraites, en les accoutumant
à ne pas mesurer la gloire par l'utilité du moment; mais à qui se-
rait-elle plus utile qu'aux savans eux-mêmes? Ils y apprendraient à
se défier des systèmes, en voyant avec quelle facilité le temps les
emporte devant lui; ils verraient sous l'empire de quelles erreurs
l'esprit humain a fait fausse route, comment il s'est trouvé ramené
vers la vérité; ils se fortifieraient contre l'opposition jalouse qui ac-
cueille en tout temps les idées nouvelles. En retrouvant dans les ou-
vrages de l'antiquité comme un pressentiment confus de presque
toutes les grandes découvertes, ils sentiraient avec plus de force
qu'il ne faut toucher légèrement à aucun sujet, et que la nature
n'accorde ses secrets qu'à ceux qui les lui arrachent à force de pa-
tience et d'efforts.
Outre l'intérêt pour ainsi dire spécial qui s'attache aux études
d'histoire scientifique, il en est encore un autre qui tient moins aux
objets de la science elle-même qu'à ses rapports avec le temps et
les hommes : c'est cette partie de leur tâche que les historiens des
sciences ont presque toujours le plus négligée, quand ils ne l'ont
pas complètement omise. On ne connaît cependant qu'à demi l'his-
toire des sciences, quand on ignore dans quelles circonstances, fa-
vorables ou contraires, elles ont accompli leurs progrès. Dans les
études de M. Biot, Galilée, persécuté pour ses découvertes, ne forme-
t-il pas un contraste plein d'enseignemens avec Newton, comblé
DE l'histoire scientifique. 223
l'honneurs et entouré du respect universel? Il nous importe d'ap-
irendre pourquoi, suivant les temps et les pays, la science a eu des
fortunes si diverses, poursuivi des objets si différens. Dédaigneuse
les applications dans l'antique Grèce, elle est devenue aujourd'hui
servante de l'humanité,. et s'efforce de satisfaire à tous ses be-
îoins. Confondue dans les temps anciens avec la philosophie, elle
j'en sépare dans les temps modernes, et tantôt reste son alliée, tan-
)t l'asservit, tantôt s'en déclare ennemie. Si nous la voyons, dans
îs pays où la réforme a triomphé, mettre humblement ses décou-
vertes au service de la théologie, en France au contraire elle les
►urne au xviii* siècle contre le christianisme, et en face de Rome
^lève V Encyclopédie. Le rôle personnel assigné aux savans dans les
liverses sociétés a subi des contrastes non moins singuliers : après
renaissance, ils ne forment encore qu'une république peu nom-
)reuse et ignorée; leurs communications sont rares, difficiles, en-
reloppées de mystère; leurs travaux ne sont pas connus hors du
îercle le plus étroit. Peu à peu la science, enhardie par ses premiers
mccès, sort de l'obscurité et de la retraite. De nos jours, elle a si
ûen changé la condition des peuples par une succession d' éton-
nantes découvertes, que son nom est dans toutes les bouches. Son
^personnel est si nombreux, qu'on ne peut plus le compter : elle se
mêle de plus en plus au mouvement extérieur des sociétés; elle a sa
place partout, dans les conseils des nations, dans les armées, sur
les flottes; elle a perfectionné les arts de la guerre et de la paix; elle
gouverne l'industrie, elle conseille l'agriculture; elle est devenue
l'arme la plus puissante de la civilisation. Le récit de ces étonnantes
transformations doit nécessairement tenir une place importante dans
l'histoire des sciences. En s' ajoutant aux études de critique pro-
prement dite, il n'en diminue en rien l'importance, et tend au con-
traire à la rehausser. Ce n'est qu'en montrant comment toutes les
inventions qui nous éblouissent dérivent d'un certain nombre de
irincipes généraux, en ramenant sans cesse la pensée vers les vé-
rités abstraites qui sont les bases de nos connaissances, qu'on fait
me œuvre véritablement scientifique; mais ce n'est qu'en com-
binant, dans d'heureuses proportions, deux ordres de considéra-
tions, les unes essentiellement tirées des sciences elles-mêmes, les
mtres propres à en caractériser l'influence philosophique et sociale,
[u'on réussit à produire un ouvrage achevé, qui mérite de prendre
)lace dans l'histoire.
Auguste Laugel.
MARITIMA
I. ^
MIGRATIONS.
Nos patriam fugimus.
(Virgile.)
Le navire à son flanc met Tescalier mobile.
Il attend près du môle, en dehors de la ville,
Les hôtes inconnus qui, rangés sous ses mâts.
S'en iront, dès ce soir, vers de lointains climats.
Le long du quai bruyant où s'alignent les poupes,
Ils arrivent en hâte et réunis par groupes.
Étranges voyageurs! Les destins peu démens
Ont tout flétri sur eux, visage et vêtemens.
Leur misère s'aggrave au poids de la fatigue :
Tel d'entre eux, épuisé, tombe assis sur la digue.
Leurs yeux éteints, leurs fronts chargés de lourds ennuis,
Disent qu'ils ont marché bien des jours, bien des nuits.
Sous la pluie et le vent, sous les soleils de flamme,
La soufl'rance à la fois dans le corps et dans l'âme,
Péle-môle ils allaient; ils traînaient par la main
Des enfans demi- nus qui pleuraient en chemin.
Leurs femmes les suivaient, pâles, plusieurs d'entre elles
Portant des nourrissons pendus à leurs seins grêles.
Aux angles de la route, ils lisaient l'écriteau.
Ib s'arrêtaient parfois au portail d'un château,
Et voyaient, à travers le réseau de la grille.
Errer dans les gazons quelque riche famille.
MARITIMA. 225
Dans un champ, dans un pré, s'ils distinguaient de loin
Des fermiers recueillant leurs gerbes ou leur foin :
« Heureux ceux, pensaient-ils, que fait vivre un. domaine
Où ne manque jamais le pain de la semaine! »
Eux, par la rude faim dévoués à l'exil.
Ont quitté leur berceau. — Ce berceau, quel est-il?
C'est toi, pays de l'est, province étroite, Alsace
Inhabile à nourrir le trop plein de ta race.
Combien de tes enfans, laboureurs sans sillons,
Dès longtemps de tes bourgs sont partis en haillons!
Ceux-ci, qu'au même adieu ta pauvreté condamne,
T'ont laissée à leur tour; — errante caravane.
Ils tentèrent aussi l'espace et les hasards.
Les voilà sur la rive : hommes, femmes , vieillards ;
Oui, même les aïeux, fronts courbés par la vie.
A l'âge où le repos est la suprême envie.
Que vont-ils faire au loin, se traînant pas à pas?
Un jour encore ou deux, ne pouvaient-ils donc pas
Attendre que leurs os, si près de se dissoudre,
Fussent mêlés du moins à la natale poudre?...
Sur le môle, en passant, les promeneurs du soir.
Sans autre souci d'eux, s'arrêtent à les voir.
Nul ami, nul parent n'est venu sur la plage
Leur adresser le vœu qui bénit le voyage.
Sur un sol étranger vous les diriez déjà.
Fardeau dont leur épaule un moment s'allégea,
Leur bagage en désordre autour d'eux se disperse.
Ce sont les seuls trésors de la fortune adverse :
Humbles coffres, manteaux, mêlés à l'attirail
Des champêtres outils réservés au travail,
Car, une fois jetés aux bords d'un autre monde.
Le labeur est encor tout l'espoir qu'on y fonde.
Où vont-ils? Devant eux, aux limites de l'eau;
Hs vont où finira la course du vaisseau.
De ces simples esprits nul n'en sait davantage;
L'ignorance est en eux, qui les suit à tout âge.
A cette heure, les yeux ouverts d'étonnement,
Hs regardent, pensifs, la mer, le bâtiment.
Pour la première fois venus sur une grève,
Enfans des monts lointains, ils n'avaient vu qu'en rêve
TOME XIX. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces espaces d'azur qui dans les horizons
Se perdent, cette mer où nagent des maisons,
Ces étranges vaisseaux que le vent, d'un coup d*aile.
Chasse, leur a-t-on dit, ainsi que l'hirondelle !
Sur ce mince navire il faudra se bercer;
Cette sombre étendue, il faut la traverser;
Puis, — si Dieu l'a permis, — tomber sur une terre
Qui devant eux, là-bas, dresse un autre mystère !
Descendus sur ton sol, Amérique du Nord,
Que de soucis amers les attendent au bord !
Isolement, faiblesse; avec la destinée
Lutte de chaque joai% inquiète, obstinée;
Asile à découvrir, marches dans le désert ;
Forêts où, plein d' effroi, le voyageur se perd;
Et les travaux sans fin du soc et de la hache;
Et, fléaux non prévus que l'avenir leur cache.
Ces fièvres, ces poisons bus dans un air subtil!*.,»
Du peuple entier qui part un seul reviendra-t-il?
De ces femmes, hélas ! combien resteront veuves,
Assises sans défense au bord des vastes fleuves !
Et de ces orphelins combien, trop tôt vieillis,
Sous un arbre au désert seront ensevelis !
Sur le pont cependant une voix les appelle.
Ils y montent d'un pied qui vacille à l'échelle.
Ainsi qu'un vil troupeau, vers la proue, à l'écart.
Ils vivront refoulés. — L'ancre est levée, on part.
On s'en va sur la mer solitaire et profonde.
Dont les ombres du soir déjà brunissent l'onde.
Le vent qui s'est levé dans la voile à grand bruit
Annonce que les flots grossiront cette nuit.
Eux, mornes, accoudés le long des bastingages,
D'un œil chargé de pleurs voient s'enfuir les rivages;
Ils murmurent tout bas quelques tristes adieux;
Car on t'aime, ô patrie, ô terre des aïeux.
On t'aime d'un amour que rien ne peut abattre.
Que tu sois tendre mère ou cruelle marâtre !
MARITIMA. 227
II.
RENCONTRE.
Il est, aux bords déserts du canal Mozambique,
Une lisière étroite aux pentes du rocher,
Un rivage sans nom, d'aspect morne et tragique.
Dont les vaisseaux en mer n'osent pas s'approcher.
Gomme un rideau tendu, la montagne l'ombrage;
Jusqu'au niveau de l'onde, abrupte, elle descend.
Qui s'égare par là trouve à peine un passage
Entre le mur terrible et le flot menaçant.
Nul gazon ne verdoie aux flancs du rocher fauve ;
Aucun ruisseau n'y pleut des fentes du granit.
Rien de vivant, sinon parfois un vautour chauve
Qui plane dans l'espace au-dessus de son nid.
Aux heures du reflux, quand se retire l'onde,
Le long des noirs écueils chevelus et rongés.
Peut-être aussi voit-on ramper le crabe immonde
Sur quelque ancien débris de vaisseaux naufragés.
Solitude, abandon, règne de la mort même,
Silence que l'oiseau trouble seul de ses cris :
Le céleste courroux et l'antique anathème
Comme à l'heure première y sont encore écrits!
Un jour, notre corvette arrêtée à distance,
Dans le svelte canot nous étions descendus,
Voulant toucher du pied, nous partis de la France,
Au bout d'un continent ces parages perdus.
Sur les marges du roc jetés comme une épave,
Nous y marchions pensifs, — et tour à tour notre œil
Interrogeait le mont et le flot qui le lave,
Et du ciel pâlissant les nuages en deuil.
L'ardent soleil tombait sous la montagne aride.
Quand l'Europe est assise à son foyer d'hiver,
Là-bas règne l'été, dans sa fureur torride.
Qui lézarde la roche et met en feu la mer.
228 REVUE DES DEUX MONDES.
Si loin du doux pays, errans sur cette grève,
A cette heure où la chair et l'âme ont le frisson,
Nous allions, oppressés et croyant faire un rêve.
Et de nos propres voix nous retenions le son !
A nos yeux tout à coup, sur la pierre isolée.
Au plus triste recoin du sinistre tableau,
Une image imprévue, étrange, désolée.
S'offrit : — un couple humain vivant au bord de l'eau.
Farouches, demi-nus, la peau sèche et brunie.
Tous deux reposaient là, dans l'horreur de ce lieu,
Homme et femme, souffrance à la souffrance unie,
Livrés dans leur misère à la merci de Dieu!
Leur demeure auprès d'eux se dressait : humble hutte;
Tendu sur trois roseaux, un haillon sans couleur
Que le vent secouait et menaçait de chute...
Les chacals au désert ont un abri meilleur.
Sur la roche, un feu pâle, obscurci de fumée.
Où cuisait à l'écart je ne sais quel repas.
Pour nourrir ses tisons, l'étrangère affamée
Cherchait quelque bois mort qu'elle ne trouvait pas.
Assis sur le roc nu, — silencieux et morne.
L'homme penchait son front vers ses maigres genoux.
Son œil, qui regardait à l'horizon sans borne,
• A peine et froidement se détourna vers nous.
Au vêtement chétif dont leur corps s'enveloppe,
A leur front, noble encor sous tant de pauvreté.
On retrouvait le sceau de la race d'Europe,
Et dans leur dernier geste une ancienne fierté.
Leur nom? d'où venaient-ils? quelle fortune amère
En ce désert maudit les égara tous deux?...
Voyageurs, sûmes-nous, l'Ecosse était leur mère;
Mais pas un mot de plus ne fut obtenu d'eux.
Énigme dont le poids reste au cœur et l'oppresse!
Quel d^ir insensé, quel crime ou quel amour
Les avait amenés, de détresse en détresse,
Jusqu'à cet abandon suprême et sans retour?
MARITIMA. 229
Jetés si loin de toi, verte et neigeuse Ecosse,
Terre des gazons frais, des bois, des lacs d'azur,
S'étaient-ils arrêtés, pour y creuser leur fosse,
A ce dernier recoin du désert âpre et dur?...
Le vent soufflait, la nuit tombait du ciel immense,
Et tandis que la mer nous reprenait au bord.
Errante humanité, nous songions en silence
A ce que font de toi les sombres lois du sort !
Nous sondions tes destins cachés sous tant de voiles,
Et devant cette mer, qui déjà nous portait.
Sur les confins d'un monde, en face des étoiles,
Ta misère infinie à nos yeux éclatait.
III.
LA VACHE.
Nous avions sur le pont, durant ce long voyage.
Une vache au flanc roux qui, de son pur laitage,
Abreuvait une femme et deux frêles jumeaux.
Bercés dans un hamac par le roulis des eaux.
Du vaste azur des mers partout environnée,
Elle voguait pensive, inquiète, étonnée.
Morne, elle regrettait, sur le plancher mouvant,
La terre qui jamais n'ondule sous le vent.
Les doux coteaux, le mont chargé de verts ombrages.
Et, baignés de ruisseaux, les heureux pâturages.
Après quarante jours de deuil silencieux.
D'une clameur sonore elle frappa les cieux,
Tressaillit, dilata son épaisse narine.
Et respira le vent de toute sa poitrine.
Les matelots soudain gravirent au hunier.
— Que voit-on de là-haut? cria le timonier.
— Rien, lui répondit-on; pas de côte entrevue...
Qu'importe à l'instinct sûr qui devance la vue?
0 terre encor lointaine, en son pressentiment,
Elle te saluait de ce mugissement !
2S0 REVUE DES DEUX MONDES,
rv.
LE PHARE.
Parmi les noirs brisans où le flot tourbillonne,
Le phare vers la nue élève sa colonne.
Pilier de blocs massifs qu'unit un dur ciment,
11 surgit solitaire, ainsi qu'un monument.
Des vagues à ses pieds la fureur se déchaîne :
On dirait que la mer assiège de sa haine
Cette tour qui, montrant le péril aux vaisseaux,
La frustre d'un butin convoité par ses eaux.
Le soir vient, l'horizon s'efface dans la brume;
Sur la tour aussitôt le fanal se rallume;
Avant même qu'au ciel une étoile ait relui.
Un astre éclaire l'onde, et cet astre, c'est lui!
Foyer de vifs rayons dont la lueur éclate.
Il enflamme les airs d'une teinte écarlate,
Et, sur l'océan noir, son reflet projeté
Semble un chemin de feu parla houle agité.
Averti des écueils dont ce bord se hérisse.
Le navire alors cherche une onde plus propice;
Il veille à sa manœuTre, et, le long du canal,
Rend grâce en le fuyant au lumineux fanal.
Des nochers en péril ce guide manifeste
A d'autres voyageurs sera pourtant funeste.
Il en est qui par lui sont pris en trahison :
Ceux-là sont les oiseaux bercés à l'horizon.
Ce sont les passagers du vent et de la nue.
La saison froide et triste étant déjà venue.
En colonne, en triangle, ils traversaient les airs,
Cherchant au loin des cieux plus tièdes et plus clairs.
Voilà qu'au bord des flots l'ardent soleil du phare
Brille, et dans leur essor les trouble et les égare.
Eux qui des cieux profonds savent chaque sentier,
Qui firent sans erreur le tour du globe entier.
Pour la première fois, suspendus par le doute,
Se laissent détourner de l'infaillible route;
Ob veulent de plus près, dans l'ombre de la nuit,
Voir l'étrange soleil dont l'éclat les séduit.
MARITIME.. ^M
Ainsi que dans un champ, par troupes inquiètes,
Descendent au miroir les jeunes alouettes;
Comme le papillon, si fragile et si beau,
S'abandonne le soir à l'attrait du flambeau,
Ils viennent par essaims, — ramiers blancs comme neige,
Pluviers, cailles, vanneaux, — ils s'approchent du piège;
Fascinés, éblouis, ils tournent; je les vois
Autour du haut fanal voler tous à la fois.
En vain contre le charme ils voudraient se débattre;
Dans le rayonnement de la clarté rougeâtre.
Ils sont pris de vertige... hélas! et tour à tour
Se brisent dans leur chute aux pierres de la tour.
Et la mer les saisit de ses promptes écumes.
Et, flocons dispersés, le vent sème leurs plumes,
Et le cri douloureux des blessés convulsifs
Se mêle au sourd fracas des flots dans les récifs.
Oiseaux infortunés ! là-haut, près des nuages,
Yous poursuiviez en paix vos éternels voyages.
Conduits par un instinct si rarement déçu.
Au soleil véritable et d'avance aperçu
Vous alliez confians : palmiers, claires fontaines,
Doux nids, vous appelaient aux régions lointaines.
Yous ne les verrez pas; séduits par un faux jour,
Yous ne connaîtrez plus ni le ciel ni l'amour!
Hélas ! telle est du sort la cruelle ironie :
On entrevoit de loin quelque sphère bénie ;
Plein des rêves sacrés du sage ou de l'amant,
Yers un but radieux on s'envole ardemment,
Et l'on meurt en chemin, et l'on tombe victime
D'un rayon qui vous ment et vous jette à l'abîme !
V.
CHANSONS DU SOIR.
Après un jour d'été, quand la ville s'endort,
Qu'elle étouffe l'écho de ses rumeurs dernières;
Quand les lampes du soir dans les maisons du port
S'allument, et sur l'eau projettent leurs lumières,
Le long des quais obscurs, il est doux d'écouter,
Dans cet apaisement des heures recueillies,
2S2 REVUE DES DEUX MONDES.
Les airs que les marins se prennent à chanter
D'une âme enfin rendue à ses mélancolies.
Préludant au sommeil qui va bientôt venir,
Ce chant, dont la tristesse à temps égaux s'exhale,
Pour chaque matelot est comme un souvenir,
Comme une vision de la terre natale.
Marqué de son accent, chaque peuple a le sien :
L'Anglais un rhythme dur, mêlé de quelque ivresse,
L'Espagnol un refrain pieux, l'Italien
Des couplets que l'amour emmielle de tendresse.
Mais, entre ces accords, à mon gré le plus doux ,
C'est l'air vague et plaintif, la sourde cantilène
Que les matelots grecs, hôtes fréquens chez nous.
Chantent sur leur navire, assis vers la poulaine.
Sans varier d'un son, d'où viens-tu, chant si vieux.
Héritage flottant qu'un siècle à l'autre envoie?...
Est-il vrai, matelots, que, parmi vos aïeux.
On le chantait aux jours de la guerre de Troie?...
VI.
LE FED d'Épaves.
A LONGFELLOW.
La maison du pêcheur qui près du flot s'élève
Entre ses murs étroits nous avait accueillis.
C'était l'heure du soir, l'heure propice au rêve.
La mer, sous une brise, arrivait à la grève
En doux et larges plis.
A travers la croisée ouverte sur la plage.
L'œil distinguait non loin, — silencieux tableau,
Quelques arbres épars au rougissant feuillage.
L'ancien phare, la tour, et les murs d'un village
Qui s'avance dans l'eau.
C'était aux jours d'octobre, et quoiqu'à la fenêtre
Le vent qui se jouait n'annonçât point l'hiver.
Nous avions au foyer, sans y songer peut-être.
Allumé quelque bois de vieux chêne ou de hêtre,
Épaves de la mer.
MARITIMA. 23 B
Et, l'œil sur ces tisons, nous causions à voix basse
De l'océan voisin, du flux et du reflux,
Des marins en péril que l'ouragan pourchasse,
Du vaisseau démâté qu'on hèle dans l'espace
Et qui ne répond plus.
Poursuivant au hasard le fil des rêveries,
Nous parlions à leur tour des naufrages du sort.
Des croyances en deuil par le siècle meurtries.
Et des amours éteints, — et des âmes flétries.
Dont le doute est la mort.
Devant nous, du passé, dans leur fraîcheur première,
Les pâles souvenirs se dressaient à la fois.
Les blanches visions de grâce printanière...
Et l'occident, là-bas, endormait sa lumière,
Et nous baissions la voix.
Sous les obscurs lambris teints d'une lueur sombre,
La mer nous envoyant son rhythme lent et doux.
Chacun de nous semblait aux yeux de l'autre une ombre;
Et, toujours plus songeurs, nous repassions le nombre
Des jours vécus par nous.
(c Les choses de la vie au néant emportées
Sont mornes à revoir aux pâleurs de la nuit.
Laissons-les, vous disais-je, où Dieu les a jetées.
De la mémoire, à deux, les pages feuilletées
Rendent un triste bruit! »
Les tisons, à nos pieds, fumaient à peine encore;
Le jour dans un nuage expirait au couchant.
Alors, ombre du soir que son reflet colore,
Une femme passa, qui, de sa voix sonore.
Chantait un divin chant.
A la marge des eaux, forme entrevue à peine, >
Dans le rayon qui meurt elle était belle à voir.
Ce qu'exhalait au veni sa voix pure et sereine.
C'était le chant joyeux de la vie encor pleine
De croyance et d'espoir.
Et dans l'âtre, soudain, des épaves en cendre
Un dernier feu jaillit comme une langue d'or.
REVUE DES DEUX MONDES.
Et tous deux, en nous-même heureux de redescendre,
Nous sentîmes aussi que nos cœurs pouvaient rendre
Une étincelle encor ! >^
VII.
LE TRAVAIL.
Poète errant au bord de cette mer profonde,
Suspends tes pas, et vois,... vois ce que fait son onde :
En brisant sur la grève, elle y prend au hasard
Quelque caillou grossier qui gisait à l'écart,
De silex, de granit quelque rude parcelle,
La détache du sol et l'entraîne après elle,
Et la plonge au milieu des sillons blanchissans.
Puis, sans compter les jours, ni les mois, ni les ans,
Que l'abîme en fureur se soulève ou qu'il dorme,,
De cet obscur débris elle épure la forme.
Obstinée à sa tâche ainsi qu'un ciseleur,
Sans cesse elle y revient; à l'égal d'une fleur.
L'arrondit, l'amincit, d'un émail la colore,
La prend et l'abandonne, et la reprend encore.
Puis rejette à la côte un de ces fins cailloux.
Bleus, polis, doux à l'œil, au toucher non moins doux,
Que les petits enfans conduits sur le rivage
Cherchent avec l'ardeur naïve de leur âge.
Qu'ils trouvent, ô merveille ! et qu'au fond de la main
A. leurs amis jaloux ils montreront demain.
Poète, fais ainsi : choisis quelque pensée
Loin des sentiers battus errante ou délaissée.
Qu'un art laborieux, qu'un soin toujours nouveau.
De jour, de nuit, longtemps la roule en ton cerveau.
N'épargne au saint travail que soutient l'espérance
Nul effort, nul souci, — pas même la souffrance.
Rêve une autre couleur, cherche un autre contour...
Tu seras trop payé si l'on te doit un jour
Un de ces vers heureujL, marqués d'un peu de gloire,
Dont les hommes charmés décorent leur mémoire.
J, AUTRAN.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 décembre 1858.
Une question de la plus haute importance pour le présent et pour Tavenir
a été abordée très nettement ces jours passés par un organe de la presse
quotidienne. La bourgeoisie et la liberté, tel était le thème. L'on décrivait
avec une grande vérité les effets produits dans la vie générale du pays par
la cessation du mouvement politique au sein des classes qui prenaient au-
trefois une part active au gouvernement des affaires publiques : l'éducation
politique, qui enfante des hommes nouveaux, arrêtée; les idées devenues
rares et pauvres ; les bonnes choses, lorsque bonnes choses il y a, se faisant
tristement et sans entrain ; l'opinion stagnante et dupe souvent des impres-
sions les plus absurdes, qu'il est impossible de détruire, parce qu'elles ne com-
paraissent point au grand jour des discussions. L'on n'avait pas de peine à
démontrer qu'une pareille situation n'est bonne ni pour le gouvernement, ni
pour les classes éclairées. —La langueur des esprits et l'effacement des résis-
tances légitimes ne sont jamais une force pour le pouvoir : une unanimité pas-
sive n'est point naturelle ; les apothéoses continuelles des journaux officieux
ne produisent pas plus le rayonnement glorieux dont s'illuminent les grandes
situations que les instrumens vulgaires qui répètent sous la manivelle les
mêmes cantilènes ne font d'harmonieux concerts. Gomment sortir de là? N'y
a-t-il pas quelque chose à faire et pour le gouvernement et pour les classes
politiques? Oui, disait-on. Il serait grand temps de mettre un terme à cette
torpeur : la France a besoin de ventilation. Le gouvernement donnerait une
preuve de force en se dessaisissant du pouvoir discrétionnaire qu'il exerce
sur la presse. La bourgeoisie reprendrait l'initiative qui lui appartient dans
la vie politique, en consacrant l'influence qu'elle trouverait dans la liberté
à l'amélioration intellectuelle et physique des classes populaires. — Tels
étaient, si nous ne nous trompons, le dessein et la portée des articles aux-
quels nous faisons allusion. Plusieurs choses y étaient très bien dites et ont
286 REVUE DES DEUX MONDES.
été justement remarquées, d'autres nous ont paru peu équitables et peu
opportunes ; mais nous sommes trop amoureux de tout ce qui ressemble à
un réveil de la vie intellectuelle, nous sommes trop possédés nous-mêmes
de la pensée générale qui a inspiré la manifestation qui nous occupe, pour
nous arrêter à des chicanes de détail. Nous ne ferons au journal qui a déve-
loppé ces idées qu'une seule querelle, qu'on prendra peut-être pour une
querelle de mots, mais qui est loin d'avoir à nos yeux ce caractère. Nous lui
reprocherons de commettre un anachronisme et une très injuste méprise en
représentant la bourgeoisie comme une classe qui devrait ambitionner un
rôle distinct au sein 'de la France actuelle.
Il serait temps d'en finir avec les distinctions de classes dans une nation
telle que celle qui est sortie de la révolution de 1789. Une politique forte,
généreuse, juste et moderne ne peut plus reposer nulle part chez les peu-
ples civilisés, mais à plus forte raison en France, sur la distinction et par
conséquent sur l'antagonisme des classes. En France en effet, il n'y a plus
de classes politiques séparées par des privilèges, des droits, des organisa-
tions diverses : il n'y a plus pour tous que les mêmes droits et un seul cadre,
la nation. Le mot de bourgeoisie n'a plus de sens que dans notre histoire
avant 1789. Il n'y a plus de bourgeoisie comme classe politique, puisqu'il
n'y a plus de noblesse, puisqu'il n'y a pas d'aristocratie organisée, puisqu'il
n'y a pas de classe moyenne exclue de certains privilèges et investie d'autres
privilèges politiques qui ne seraient point partagés par le reste de la nation.
Le mot a malheureusement, mais injustement survécu à la chose, et c'est ce
fantôme d'un mot qui a trompé et ceux qui ont malencontreusement rêvé la
théorie impossible du gouvernement des classes moyennes, et ceux qui ont tris-
tement réussi à irriter dans le peuple des animositès dénuées de sens contre
cette partie de la nation que l'on continue machinalement d'appeler la bour-
geoisie. Il y a encore des bourgeois, si vous entendez par ce mot une cer-
taine condition sociale aux limites indécises, où l'on s'élève soit par une
certaine énergie et un certain bonheur de travail, soit par la possession
d'une certaine richesse, soit par une certaine éducation et l'exercice de
certaines professions. A ce point de vue, non-seulement il y a encore des
bourgeois, mais il n'y a plus, à vrai dire, en France que des bourgeois, ou
des hommes qui, au prix du travail prévoyant et heureux et d'une suffi-
sante culture d'esprit, le peuvent devenir; mais c'est là le point de vue social,
et non le point de vue politique. Avec cette vaste portion de la nation, avec
cette innombrable multitude d'individus égaux par les droits, mais séparés
les uns des autres par tant de degrés de richesse ou d'éducation, et par con-
séquent par tant d'inégalités personnelles, de préoccupations différentes et
d*intérêts divers, vous ne formerez pas une classe politique, une bourgeoi-
sie ; vous ne ferez que ce que vous avez ; une immense démocratie. Voilà
la réalité que nous opposons également et aux théoriciens du gouvernement
des classes moyennes et aux détracteurs aussi peu pratiques de la bour-
geoisie. Il Importe pour l'avenir de débarrasser le langage politique de cette
expression vide de sens qui a été le prétexte de si regrettables méprises, et
nous croyons que l'on avancerait beaucoup le travail politique de la France,
«I Ton se guérissait de cette habitude surannée qui attribue un rôle, des
REVUE. — CHRONIQUE. 237
"ctroits, des devoirs, une responsabilité collective, à cette portion de la na-
tion qui n'a point d'organisation distincte, et à laquelle Sieyès a donné son
nom véritable et définitif en l'appelant tout le monde.
Ce mot de bourgeois entraîne du reste avec lui nous ne savons quelle si-
gnification injuste et fàche.use qui va jusqu'à compromettre les hommes et
les choses auxquels on l'accole, et il a porté dans la politique le malheur
qui l'accompagne. Par une inconséquence fort comique, personne en France
ne veut plus être bourgeois depuis que tout le monde l'est, et les partis les
plus avancés dans la démocratie ont cru prendre des lettres de noblesse en
déclamant contre la bourgeoisie. C'est un travers ridicule, qu'il est aisé d'ex-
pliquer. La littérature française a eu son berceau et sa splendeur dans l'an-
cienne société, c'est-à-dire au sein de notre noblesse de cour. Elle est de
l'ancien régime, et elle a même jusqu'à nos jours conservé bien des préjugés
de l'ancien régime. C'est là qu'elle a pris le dédain du pauvre bourgeois. En
outre, la littérature de notre temps, privée des salons d'autrefois, a fréquenté
beaucoup les ateliers de nos peintres ; elle y a contracté un redoublement
de mépris pour le bourgeois, qui est à l'artiste français ce que le philistin
est à l'étudiant allemand. Ajoutez encore, si vous voulez, un peu de cette
fatuité militaire qui nous est si naturelle, et vous comprendrez comment,
sans s'en douter, la littérature radicale et socialiste a puisé à des sources
fort peu démocratiques son acharnement sarcastique contre la bourgeoisie,
et comment on attaque encore les bourgeois parmi nous, en se moquant
d'eux, même après la disparition de la noblesse, rejetée par la révolution
dans la condition sociale de la bourgeoisie. Il n'y a plus en effet parmi nous
de noblesse, ni au point de vue politique, ni au point de vue social. Il nous
est défendu par la loi d'usurper des titres; mais nous, bourgeois, tout en
regardant comme une parure nationale les noms historiques dignement por-
tés, nous avons deux façons de nous dédommager de cette interdiction, qui
nous défend contre une tendance ridicule de notre caractère. Nous conser-
vons le droit d'être aussi difficiles que le duc de Saint-Simon en matière de
noblesse, et de traiter de vil roturier comme nous quiconque n'est pas anté-
rieur à IZiOO, ou nous pouvons adopter la consolante conjecture de M. de
Chateaubriand sur la décadence qui aurait précipité dans le tiers-état une
multitude d'indigens hobereaux, et nous figurer que, lorsqu'on est Français,
l'on a de grandes chances d'être noble sans le savoir, et l'on est suffisamment
titré.
Pour parler sérieusement, nous approuvons donc les conclusions libérales
du journal auquel nous avons fait allusion ; mais nous pensons que ce serait
une méprise que de demander au nom de la bourgeoisie comme classe poli-
tique les libertés qui nous manquent encore. Les titres aux libertés politi-
ques sont dans les principes essentiels qui gouvernent les sociétés et dans
les lois qui sont la formule de ces principes. Les argumens pratiques qui
appuient l'extension et le progrès des libertés publiques sont fournis par les
intérêts généraux de la nation tout entière. Les titres aux libertés aux-
quelles la France doit aspirer sont inscrits dans la déclaration des droits
qui résume les principes de 1789, principes vivans qu'invoque et que main-
tient par conséquent la constitution de 1852. Ces principes nous assurent le
2S8 REVOE DES DEtJX MONDES.
ûtoH constitutionnel de regarder la législation qui régit aujourd'hui la
presse comme temporaire et d'en demander la réforme. C'est aux intérêts
généraux du pays bien interprétés par les citoyens d'un côté, et par le gou-
vernement de l'autre, de marquer l'heure de cette réforme. Pour être satis-
faits avec intelligence et avec équité, il faut que tous les intérêts qui exis-
tent au sein d'une nation, ceux des pauvres comme ceux des riches, ceux
des travailleurs comme ceux de la haute et basse bourgeoisie, se puissent
manifester avec la plus grande publicité possible et s'éclairer par les dis-
cussions les plus libres. Nul doute que la réintégration de la presse dans le
droit commun ne fournît à cette utile publicité et à ces salutaires discus-
sions un concours efficace. Les simples citoyens peuvent user de leur initia-
tive pour obtenir ce concours ; le gouvernement lui-même peut en apprécier
l'utilité et hâter le moment où cette grande coopération des esprits par l'in-
termédiaire de la presse serait acquise à la direction des affaires publiques.
Nous croyons, pour notre part, que l'état de la presse trompe beaucoup
d'hommes éclairés sur le degré de vie politique que comportent les institu-
tions actuelles; nous pensons également que la législation provisoire de la
presse neutralise certaines conséquences de la constitution qu'il serait de
l'intérêt du gouvernement de laisser se développer ; mais encore une fois ce
serait placer cette grande question de la liberté de la presse sur une base
par trop étroite que de l'attacher aux intérêts et aux goûts d'une classe
dont la plus grande infirmité, pour nous dispenser d'en rechercher d'autres,
est de n'être point une classe constituée, et il est oiseux de recommencer à
ce propos les vieilles logomachies qui ont déjà été si nuisibles aux progrès
politiques de la France.
A moins de vouloir rétrograder au-delà de 1789, l'on reconnaîtra que le
système représentatif est le seul mode de gouvernement qui convienne à un
pays tel que le nôtre. Nous ne redoutons sur ce point aucune contradiction.
Nous savons bien que ceux qui penseraient autrement n'oseraient avouer
leur opinion, et garderaient le silence. Qu'est-ce dans son eësence que le
gouvernement représentatif? C'est d'un côté la parole donnée à tous les in-
térêts du pays qui ont le droit de se faire entendre, et de l'autre un moyen
assuré à ces intérêts d'influer, chacun dans une mesure légitime, sur la di-
rection du pouvoir. L'action des intérêts du pays sur la direction du pouvoir
s'accomplit par les assemblées délibérantes; mais la représentation propre-
ment dite des intérêts s'opère surtout par la publicité et par la liberté de la
presse. Telles sont les deux conditions essentielles du gouvernement repré-
senutif, et nous oserons dire que, loin d'être incompatibles avec la consti-
tution de 1852, elles doivent trouver des garanties dans cette constitution,
pleinement exécutée. De ces deux conditions, celle qui nous paraît devoir
exciter surtout en ce moment la solliéitude des esprits éclairés, c'est la li-
iKjrté de la presse. Avec une presse libre, c'est-à-dire soumise au régime lé-
gal, la composition des assemblées délibérantes et jusqu'à un certain point
leur» attributions nous seraient indifférentes. Que l'assemblée soit un conseil
d'éua ou un congrès, qu'elle soit élue par le suffrage universel ou par le
pouvoir lui-même, qu'importe après tout à ceux qui connaissent bien et le
Uîmpéramcnt des assemblées et la nature humaine? Nous nous souvenons de
REVUE. — chkoniqlt:. 239
cette remarque profonde du cardinal de Retz : toute assemblée est peuple !
et nous aussi nous croyons que c'est à l'opinion publique qu'appartient la
dernière victoire. Mais où sera la consécration de cette souveraineté finale
de l'opinion, si l'action de la presse a d'autres limites que la loi, interprétée
par les tribunaux du droit commun?
Tels sont nos principes. En les soutenant même lorsque le cours des évé-
nemens leur paraît contraire, nous savons que nous nous exposons à deux
sortes de reproches. Les uns raillent l'optimisme de nos espérances; d'au-
tres, confondant peu spirituellement la confiance dans l'avenir avec le re-
gret du passé, taxent nos idées de vieilleries. Nous avons encouru par exemple
les sarcasmes des premiers à propos du procès de M. le comte de Montalem-
bert. Nous avions émis, à l'occasion de ce procès, une opinion qui parut
originale : nous avions dit que le régime des procès était préférable pour
la presse au régime des avertissemens , et que les poursuites en pareille
matière devaient être moins regrettables aux yeux des amis de la liberté
de la presse, s'il était permis d'y voir le dessein, de la part du gouver-
nement, d'abandonner le système des avertissemens. L'on se récria contre
notre opinion : elle était trop naïve, au gré de quelques-uns, pour être sin-
cère, et pour ne point cacher une ironie. Après les divers incidens de ce
procès, n'avons-nous pas le droit de demander si nous étions en effet aussi
naïfs qu'on le supposait? Le dénoûment de cette afi'aire nous met à l'aise
pour apprécier l'arrêt de la cour. Grâce à la remise des peines pronon-
cées contre M. de Montalembert, il est permis d'étudier l'esprit de l'arrêt
sans s'émouvoir au sujet de l'illustre écrivain. Certes, au milieu de cette
disposition déraisonnablement timide des esprits qui tend à exagérer outre
mesure les restrictions légales imposées à la presse, nous regardons comme
un enseignement opportun ce passage de l'arrêt qui rappelle que «la loi
confère aux citoyens le droit de discuter les lois et les actes du gouverne-
ment. » Nous avons remarqué avec une égale satisfaction que la cour, en
soulignant quelques fortes expressions de l'écrit de M. de Montalembert,
voit un délit dans une appréciation de la législation sur la presse qui la re-
présente « comme ne laissant la faculté de parler que par ordre et par per-
mission, sous la salutaire terreur d'un avertissement d'en haut, pour peu
qu'on ait la témérité de contrarier les idées de l'autorité ou celles du vul-
gaire » Si l'expression d'une pareille opinion sur le régime actuel de la
presse est un délit, ceux qui se font une idée si outrée des sévérités de ce
régime, et qui en redoublent gratuitement les rigueurs par la peur qu'ils en
ont, ne reviendront-ils pas enfin de leurs ridicules frayeurs? L'arrêt de la
cour d'appel est un commencement de jurisprudence dans l'application de
la législation actuelle de la presse, et, au risque de passer encore pour d'en-
durcis optimistes, nous constatons avec satisfaction que cette jurisprudence
a été moins défavorable à la liberté que ne l'avaient appréhendé certaines
personnes.
Mais nos vrais adversaires ont trouvé contre la Revue un trait plus méchant!
Ils font de nous les organes des opinions vieillies, les représentans du passé,
et se considèrent eux-mêmes, bien entendu, comme les jeunes et les vivans!
Un journal s'est fait naguère, dans nous ne savons quel intérêt, l'organe
de cette piaffante jeunesse contre notre vétusté intellectuelle. Il était bien
240 REVUE DES DEUX MONDES.
choisi; c'est justement celui dont la caricature a rendu le type sénile si po-
pulaire, qu'on ne peut s'empêcher, en pensant à lui, de le voir sous la forme
^du plus décrépit des Gérontes. On ne demande pas seulement en France le
concours des complaisans pour répandre contre nous cette foudroyante ac-
cusation : de nous ne savons quelle officine parisienne partent pour l'étran-
ger des billets anonjtnes de faire part où Ton proclame notre vieillesse et
la jeunesse des autres. Il n'y a qu'un malheur, c'est qu'à l'étranger ce sys-
tème de notes et de manœuvres secrètes se trompe d'adresse. L'Europe éclai-
rée est un auditoire d'élite, grossissant sans cesse, que la Revue a conquis,
il lui est permis d'en être fière, et dans les sj^mpathies duquel elle puise une
précieuse force. Ces sympathies, nous les retrouvons dans tous les organes
de la presse étrangère qui ont quelque distinction, quelque goût de l'indé-
pendance, qui vivent enfin, et qui sont écoutés et respectés. Ils nous révè-
lent eux-mêmes les manœuvres sournoises employées contre nous, et aux-
quelles ils refusent de s'associer. Ils savent aussi bien que nous que c'est à
notre libéralisme que nous sommes redevables de ces mesquines et secrètes
persécutions auxquelles nous avons peut-être tort de prendre garde, tant
elles sont ridicules ; mais nous n'avons pu tenir à la singularité de cette ac-
cusation de vieillesse qu'on a l'adresse maligne de diriger contre nous, en
nous opposant qui? des noms d'hommes fort mûrs et de respectables bur-
graves de la politique ou de la littérature, qui ne se sont rajeunis. que par
de très récentes conversions; en nous opposant quoi? le culte aveugle de ce
qui brille dans le présent, à nous qui pensons que la véritable jeunesse n'est
jamais folle du présent, et ne doit y rechercher que les élémens avec les-
({uels elle devra faire l'avenir, qui seul a droit de l'attirer.
Qu'on nous permette, pour aller de la France à l'étranger, de passer lé-
gèrement sur les bruits relatifs aux affaires d'Italie, qui tiennent, suivant
nous, une trop grande place dans les préoccupations du moment. Notre raison
se refuse à croire à ces vaines et belliqueuses rumeurs, mais nous ne pou- -
vons méconnaître la fâcheuse influence qu'elles exercent sur le monde des
affaires. Sans doute la situation de l'Italie est si irrégulière que l'attention
des gouvernemens doit épier les incidens qui pourraient se produire dans ce
malheureux pays. Dans l'hypothèse d'éventualités qu'il est sage de prévoir, \
il n'est pas moins sage de prendre certaines précautions ; mais c'est évidem- |
ment commettre une méprise que de confondre les préparatifs de la pru-
dence avec les desseins prémédités d'une initiative aventureuse. Nous nous
efforçons, pour notre part, d'éviter cette erreur; nous nous souvenons
aussi que l'Italie a donné lieu à d'autres émois qui se sont calmés. Nous
n'avons pas oublié qu'en 1853, au moment où allait éclater la lutte de la
Russie et de l'Occident, certains hommes d'état des plus expérimentés de
l'Europe ne croyaient point à une crise orientale, mais regardaient comme
Imminente une explosion générale en Italie, accompagnée naturellement de
outc sorte de complication^ européennes. 11 y a cinq ans de cela, et il n'y a
rien eu en Italie : l'Orient a fait diversion aux questions italiennes, et qui
«ait si quelque Incident oriental n'écartera pas encore une fois ces conflits
terribles dont la menaçante perspective paralyse aujourd'hui parmi nous les
jçrandcs opérations commerciales et industrielles? C'est beaucoup de gagner
du temps, c'est beaucoup même pour la bonne solution, des questions enga-
I
REVUE. — CHRONIQUE. 241
ées. Pour notre part, nous n'attendons aujourd'hui de la guerre aucune
onne solution des difficultés italiennes. La guerre livre tout à la force, et
force, l'Italie en a fait assez l'expérience, ne fait rien de naturel et de
urable. L'exemple de ce qui a pu s'accomplir en 18/i8, et de ce qui a avorté
la suite de la révolution, devrait être présent à toutes les pensées.
En 18Zj8, le pape avait inauguré les institutions constitutionnelles, Charles-
Albert avait donné le statut, le roi de Naples lui-même avait accepté le sys-
tème représentatif. Que l'on suppose que cet état de choses n'eût point été
troublé par l'intervention de la force révolutionnaire dans les affaires euro-
éennes et italiennes; croit-on que le système autrichien en Lombardie eût
pu durer jusqu'à ce jour en présence des trois états principaux de l'Italie se
gouvernant eux-mêmes sous l'égide des institutions libérales? La force mo-
rale d'un tel exemple et d'un tel voisinage eût suffi pour affranchir la Lom-
ïbardie. L'Autriche eût peut-être renoncé d'elle-même à la domination de la
Lombarde- Vénétie : pour couvrir sa retraite, elle eût fait sans doute de ces
provinces un quatrième état sous un archiduc ; mais la Lombardie n'en eût
pas moins été émancipée du joug étranger et n'en serait pas moins parve-
nue à l'indépendance permanente. Ce n'est point à l'aventure que nous re-
traçons cette hypothèse rétrospective. Que gagne en effet l'Autriche à la
possession si laborieuse et si coûteuse de la Lombardie? En hommes et en
argent pas grand'chose assurément, si l'on songe au ruineux établissement
militaire qu'elle est obligée d'y entretenir. Au contraire, l'occupation de la
Lombardie lui impose de douloureux sacrifices, lui suscite dans l'opinion
des peuples libéraux des haines redoutables, et affaiblit par là même ses
plus naturelles alliances. Or une solution qui amènerait la retraite de l'Au-
triche, une solution qui, sans secouer l'Europe, affranchirait l'Italie, pour-
rait, dans des éventualités qui ne sont point chimériques, s'obtenir par la
paix et par les progrès intérieurs de l'Italie seule; nous doutons au con-
traire que l'on pût tirer un meilleur profit de la guerre même la plus heu-
reuse. Si nous comprenons l'impatience des patriotes italiens, nous croyons
donc que les bonnes raisons ne manquent point pour modérer cette impa-
tience, et que les hommes qui peuvent influer sur la direction des affaires
I italiennes seraient inexcusables, s'ils livraient sans réflexion leur pays et
l'Europe à la fatal! :6 des batailles et des guerres indéfinies.
Les troubles qui éclatent, et qui, pendant bien longtemps encore, éclate-
ront dans les provinces turques voisines de l'Autriche, ne confirment -ils
point ce que nous venons de dire sur les inconvéniens qu'a pour la politique
du cabinet de Vienne l'impopularité universelle que lui attire sa domination
en Italie ? On fermerait volontiers les yeux sur l'influence que l'Autriche est
appelée à exercer sur les populations du Bas-Danube, si elle ne pesait point
en même temps et si près de nous sur un peuple de notre race, et dont tant
de siècles de malheur n'ont pu éteindre les ardentes aspirations. Nous n'ac-
cusons point ces populations intéressantes qui, à peine échappées au joug
ottoman, s'agitent convulsivement pour trouver le cadre où se développe-
ront leurs destinées. Ces agitations, si regrettables qu'elles soient, sont la
faute du triste passé qui les a si longtemps opprimées. Serbes et Roumains,
I Slaves et Grecs, les races chrétiennes qu'a agglomérées sous sa domination
TOME XIX. 16
242 BETUE DES DEUX MONDES.
Pemplre turc ne pourront pas de longtemps avoir trouvé les conditions sta-
bles et régrulfères d'un bon gouvernement. Ces races manquent encore peut-
être des qualités de gouvernement. C'est l'excuse de leurs agitations; mal-
heureusement leurs agitations sont un péril non-seulement pour elles-mêmes,
mais pour l'Europe. Nous pensons sans doute qu'il faut attendre des popu-
lations chrétiennes la régénération de l'Orient; mais l'œuvre que l'Europe
occidentale veut confier à ces populations sera lente. Avant d'arriver au
résultat poursuivi, il faudra traverser une transition longue et laborieuse.
Les populations chrétiennes placées entre la Russie et Gonstantinople, non
par leur faute, mais par suite des conquêtes successives qui les ont boule-
versées et désagrégées, sont devenues pour ainsi dire des détritus de races,
des épaves de nationalités, quelque chose d'hétérogène et d'anarchique.
Avant que ces élémens divers se soient repétris et refondus, il est certain
qu'entre la Russie et Constantinople les populations chrétiennes ne forme-
ront qu'une barrière illusoire et tout à fait insuffisante. Cet état anarchique
d'une part et cette insuffisance actuelle à défendre les conditions d'équilibre
qui leur seront confiées un jour créent à la fois pour FAutriche et un danger
réel et un rôle efficace à jouer vers le Bas-Danube. C'est ce rôle nécessaire
et préservateur de grands intérêts européens que nous voyons avec peine
compromis par les difficultés que l'Autriche affronte en Italie. Les troubles de
Servie inspirent naturellement ces réflexions. Ce n'est pas que nous considé-
rions la révolution qui vient de substituer le vieux Milosch au prince Alexan-
dre comme un événement précisément hostile à l'Autriche. La faiblesse d'es-
prit et de caractère qu'a montrée au pouvoir le prince Alexandre enlève tout
intérêt à sa chute. Les amis de la Servie et des tendances libérales ne peuvent
voir qu'avec satisfaction l'initiative prise par M. Garachanin dans la révolution
serbe. M. Garachanin est le chef du libéralisme en Servie, et à ce titre il a en-
couru longtemps la défaveur et les persécutions de la Russie. Il ne faut pas
oublier qu'un des objets de la fameuse mission du prince Menchikof à Con-
stantinople fut d'obtenir la destitution de M. Garachanin , qui était alors mi-
nistre du prince Alexandre. Nous espérons donc que M. Garachanin, fidèle à
ses antécédens, saura maintenir, à travers la révolution qu'il a conduite, l'in-
dépendance de son pays; mais, quelque bon augure que nous puissions tirer
des événemens de Belgrade, la fermentation qui travaille les populations du
Bas-Danube demeure un des faits, sinon inquiétans, du moins sérieux de la
situation de l'Europe. C'est là que peuvent se consolider ou s'évanouir les ré-
sultats obtenus par la dernière guerre. L'œuvre de cette guerre a besoin de
la paix pour se confirmer et devenir quelque chose de durable. Il y aurait
de la part de l'Autriche, aussi bien que de l'Angleterre et de la France, une
grande Imprévoyance à compromettre cette œuvre délicate par de nouvelles
aventures dont le contre-coup en Orient serait inévitablement de détruire
ce que l'on a cherché à y faire de 1853 à 1856.
Que dire de la Prusse, sinon qu'elle attend l'ouverture de son parlement
m milieu de ces joies des fêtes de Noël, si chères à l'Allemagne, et plus
aimables et plu.s touchantes encore dans ce pays que ce chrîstmas des An-
glais, dont notre ami Alphonse Esquiros racontait, il y a quelques mois, le
lx)nh«*ur familier avec la bonhomie sensible et gracieuse d'un Goldsmith
françai»? La session du parlement va s'ouvrir; nous en suivrons avec curio-
REVUE. — CHRONIQUE.
2/l3
site les péripéties. En attendant, nous sommes réduits, comme les Prussiens,
à nous amuser des révélations que chaque jour apporte sur les étranges pra-
^:tiques du dernier gouvernement. En voici une qui concerne la presse, et que
^nous signalons à ces amateurs de nouveautés au gré desquels nous avons le
malheur de n'être point assez jeunes. M. de Manteuffel ne s'était point con-
tenté d'amortir l'initiative de la presse par les avertissemens officieux. Il
'avait inventé un expédient plus ingénieux. Lorsque la direction d'un journal
d'opposition lui déplaisait, il offrait cette alternative au propriétaire et au
jrédacteur en chef de la feuille opposante : ou le journal serait frappé de
suppression, ou il consentirait à recevoir un rédacteur donné par le ministre.
iN'allez pas croire que l'adjonction de l'écrivain ministériel dût entraîner le
(moindre changement dans le personnel de la rédaction ou dans la couleur
^apparente du journal. Non ; le ministre paternel de la Prusse ne voulait pas
,que le public pût s'apercevoir de sa secrète collaboration à la feuille qui de-
ivait sa popularité à sa réputation d'indépendance. Le journal demeurait
ajournai d'opposition. Seulement il ne faisait plus que l'opposition qui était à
la convenance du ministre. M. de Manteuff'el avait auprès de lui un état-
.major déjeunes littérateurs qui, sur son ordre, allaient tenir secrètement
garnison dans les journaux de l'opposition. Les bons Prussiens avaient pris
la chose du côté plaisant, et donnaient le nom d'apôtres à ces garnisaires
littéraires de M. de Manteuff'el. La Gazette d'Elberfeld vient de raconter
sans colère comment ce système lui fut appliqué : elle se loue du reste
beaucoup de la politesse et de l'obligeance de « l'apôtre » qu'elle a eu le
bonheur de posséder. Que dites-vous de cette combinaison des apôtres? Ne
mérite-t-elle pas une place dans l'histoire tragi-comique des persécutions
subies par la presse dans notre glorieux xix® siècle?
L'Angleterre, elle aussi, a en ce moment une de ces difficultés qui se rat-
tachent aux questions de nationalité soulevées dans le midi de l'Europe.
L'agitation des Iles-Ioniennes, la publication de la dépêche où le lord-com-
missaire, sir John Young, conseillait à son gouvernement de s'approprier
Gorfou en abandonnant le protectorat sur les autres îles, la mission extra-
lordinaire de M. Gladstone, ont attiré l'attention de l'Europe sur cette partie
Ide l'Adriatique où l'intérêt d'une station maritime anglaise se débat contre
iles vœux d'une population qui voudrait se rallier au foyer de sa nationalité.
fCette lutte est sans doute digne d'attention par les sentimens qui y sont en-
fgagés du côté des Ioniens ; mais elle n'a point d'importance réelle au-delà du
jcercle étroit où elle se passe. L'Angleterre ne songe point à abandonner
[:son protectorat et à remettre en question sur un si chétif prétexte les trai-
|tés de 1815. En revanche, les Ioniens, s'ils n'obtiennent point la satisfaction
'aller grossir le petit royaume hellénique, sont assurés de voir redresser
leurs griefs locaux. Il ne peut pas y avoir d'oppression réelle sous les insti-
tutions anglaises; toutes les plaintes légitimes, et même celles qui ne le sont
)as, trouvent un écho dans le parlement britannique. L'esprit libéral, qui
jde notre temps a pénétré tous les partis anglais, ne permettrait à aucun
^ministère de persévérer dans un système de vexations injustes contre une
^^opulation annexée par un lien quelconque à l'empire. Le ministère anglais,
ïen confiant à un homme tel que M. Gladstone la mission d'aller recueillir les
plaintes des Ioniens et d'étudier sur les lieux le meilleur moyen de leur faire
244 REVDE DES DEUX MONDES.
justice, a mai-qué d'avance les généreuses intentions qui l'animent. M. Glad-
stone n'est pas seulement un des esprits les plus sincèrement libéraux de
notre temps, son talent et ses exquises sympathies littéraires en font un ami
des Grecs. Commentateur fervent des poèmes homériques, il retrouve dans
les mers qu'il parcourt en ce moment les vivantes reliques de" son culte
littéraire, et cette sympathie pour les souvenirs helléniques n'a point été
sans doute étrangère à sa résolution, lorsqu'il a accepté une mission si in-
férieure à sa haute position politique. La justice dans toutes ses conditions
essentielles, les Ioniens ne peuvent manquer de l'obtenir sous un tel patro-
nage, car M. Gladstone reviendra en Angleterre comme leur avocat après
' avoir étudié leurs besoins comme délégué du gouvernement.
M. Gladstone et M. Bright sont les deux plus grands orateurs de la chambre
des communes ; mais tandis que le premier va parmi les paysages de l'Odys-
sée calmer une population plus aigrie que malheureuse, l'autre poursuit
cette campagne.de tribun du peuple qu'il a commencée contre l'aristocratie
anglaise à propos de la réforme électorale. Chose curieuse, M. Bright veut
étendre le droit de suffrage à tout Anglais qui paierait un loyer inférieur à
6 livres sterling, ce qui se rapprocherait heaucoup du manhood suffrage ou
du suffrage universel, et nous voyons qu'il faut payer pour être admis aux
meetings où il expose ses doctrines dans les grandes villes industrielles d'An-
gleterre et d'Ecosse. Jusqu'à présent, en face du grand public, M. Bright
n'a pas rencontré encore d'adversaire ; aucun des hommes politiques impor-
tans de l'Angleterre n'a encore relevé le gant qu'il jette à l'aristocratie. Le
Times seul lui tient tête avec une mâle et très raisonnable énergie. Les ad-
versaires libéraux de M. Bright admettent avec lui qu'il est juste que tous les
intérêts des classes populaires aient des garanties de représentation; mais
ils prétendent que les classes populaires ne possèdent pas les qualités de
gouvernement, et que c'est cependant le gouvernement que M. Bright leur
livrerait en assurant la majorité au sein de la chambre élective aux repré-
sentans exclusifs des working classes. Là-dessus, ils l'accusent de vouloir
américaniser la constitution anglaise. Si nous avions le droit de nous pro-
noncer sur ces questions, nous nous permettrions de repousser comme un
peu subtiles et doctrinaires les critiques adressées à M. Bright. Il y a bien
des fantômes encore à l'endroit de cette question du droit de suffrage. Nous ^
répéterions volontiers à ce sujet ce que nous disions tout à l'heure à l'égard ■
de la formation des assemblées. Le point capital en matière de représenta-
tion, c'est la liberté de discussion fermement établie et respectée. Avec cette
liberté, tous les inconvéniens inhérens à tel ou tel système électoral se cor-
rigent et s'effacent. Il y a au surplus diverses façons d'appliquer le suffrage
universel, nous en pouvons parler par expérience : ces divers systèmes
n'ont pas produit partout les mêmes résultats qu'aux États-Unis ; mais, sans
t<inir compte de ces différences, nous croyons que le suffrage universel,
éclairé par la liberté de discussion, peut donner partout une représenta-
tion équitable et proportionnelle des intérêts, des forces et des influences
qui existent dans les pays où il fonctionne. Si aux États-Unis le suffrage
universel enfante une représentation purement démocratique, c'est qu'il
n'y a pas dans cette vigoureuse république d'élémens aristocratiques véri-
tables. Dana d*autres pays, où l'élément monarchique est prépondérant, où
REVUE. — CHRONIQUE. 245
l'on aime ce que l'on appelle les pouvoirs forts, le suffrage universel a donné
des résultats ultra-monarchiques. Nous croyons donc qu'en Angleterre le
suffrage universel représenterait le pays tel qu'il est : aussi somm.es-nous
persuadés qu'il y serait beaucoup moins défavorable à l'aristocratie que ne
supposent les adversaires de M. Briglit, et surtout M. Bright lui-même;
Inais cette opinion n'est point une raison suffisante pour que le peuple an-
glais change le tempérament qui lui a si bien réussi jusqu'à ce jour en ma-
cère de réforme, et les whigs sont parfaitement sensés lorsqu'ils ne veulent
'océder que par réforme graduée, suivant la méthode expérimentale en
lelque sorte, et lorsqu'ils repoussent comme perturbatrice et dangereuse
le mesure radicale et absolue.
M. Bright manquerait étrangement de logique, s'il se proposait en effet de
îformer les institutions anglaises sur le patron des États-Unis. Le dernier
lessage de M. Buchanan suffirait pour démentir ses illusions. M. Bright est
irtisan de la paix quand même; il est un des plus ardens sectateurs de la
îrté du commerce; il croit que ce sont les guerres dirigées par l'aristo-
ratie et les agrandissemens ambitieux de l'empire qui ont arbitrairement
*éé la nécessité des budgets énormes et des taxes lourdes aux pauvres.
'est pour la paix, pour le commerce libre, pour le gouvernement à bon
larché et la réduction des taxes que M. Bright veut placer la base du pou-
loir sur les classes moyennes et ouvrières , et affaiblir l'influence de Faris-
)cratie. Or le message de M. Buchanan présente le plus complet et le plus
■piquant contraste avec les opinions les plus chères à M. Bright. La démo-
cratie américaine, parlant par l'organe de son président, se montre bien
pkis ambitieuse d'agrandissemens extérieurs que d'améliorations intérieures;
les questions étrangères occupent les trois quarts du message. La démocratie
uiéricaine est dépensière et se présente avec un budget en déficit; la dé-
mocratie américaine n'est pas libre-échangiste : elle ne veut pourvoir à ses
dépenses qu'en établissant des droits de douanes. Gardons -nous donc de
■roire que des institutions identiques appliquées à des peuples différons doi-
vent porter partout les mêmes fruits, ou ceux que l'on s'en promet. Si
[. Bright avait le malheur de trop réussir, qui sait les déconvenues qui lui
iraient réservées ? L'histoire abonde en déceptions de ce genre : nous pou-
vons en parler savamment, nous autres Français. Il ne manquait pas de
sens pratique, cet aveu de notre impuissance devant l'inconnu des événe-
lens et le tour capricieux du jeu des institutions humaines que nos pères
îxprimaient par la religieuse formule : L'homme s'agite, et Dieu le mène.
Puis, sur ce vaste courant des choses humaines, dont la direction tente
los efforts et échappe à notre infirmité, viennent nous surprendre à l'im-
)roviste les accidens personnels et les douleurs privées, le malheur, la mort.
*armi ces coups, il en est qui nous atteignent tous dans celui qu'ils frap-
)ent. C'est ce que la littérature libérale peut justement dire de la mort de
[. Rigault. Cet élégant et généreux écrivain était un de ces esprits, malheu-
reusement trop rares, qui, pour le service des idées nobles et des sentiraens
jlevés, entretiennent le commerce ancien de la politique avec les lettres,
lélas ! il avait dignement payé ce tribut que les vicissitudes de notre temps
imposent aux caractères fermes et constans, et il avait trouvé dans la pro-
[fession de l'écrivain un refuge pour l'indépendance de sa pensée. A quel
246 REVUE DES DEUX MONDES.
point la faveur publique l'accompagnait dans ses vifs et ingénieux travaux,
quel cortège d'amis inconnus lui avaient gagné son talent et son âme, on
Ta vu à rémotion produite par la triste nouvelle qui annonçait qu'en pleine
jeunesse il était mort de la mort des penseurs et des écrivains, frappé au
cerveau. e- forcade.
L'Italie vient d'avoir un mois d'émotions. N'a-t-il pas même semblé un in-
stant que la politique de l'Europe était suspendue à un fil égaré au-delà des
Alpes, et toujours près de se rompre? Le calme est revenu peu à peu heu-
reusement, l'effervescence des imaginations s'est apaisée, et nous voici re-
placés en présence des faits qui ont provoqué ces polémiques récentes, qui
les ont précédées, et qui leur survivent. Ces faits tiennent à la situation gé-
nérale de l'Italie. On peut faire la part des chimères et des exagérations; la
vérité est que tout n'était point artificiel dans cette agitation, qui est venue
brusquement réveiller ce qu'on nomme la question italienne et rouvrir toute
sorte de perspectives de guerre dans un pays où tout est possible en cer-
tains momens, parce que tout est probable.
Il n'est point douteux que l'Autriche a singulièrement contribué pour sa
part à exciter cette incandescence par des actes au moins malheureux, en
atteignant les Lombards dans leurs intérêts par la réforme des monnaies,
en les blessant dans toutes les conditions de leur existence par les mesures
relatives à la conscription. Ces dernières mesures notamment étaient bien
dures pour un pays qui voit périodiquement la fleur de sa population exilée
sous l'uniforme du soldat jusqu'aux plus extrêmes confins de l'empire, en Bo-
hême ou en Transylvanie. Et à quel moment le système impérial redoublait-il
de rigueurs? Justement au lendemain des promesses presque libérales qui
avaient signalé l'avènement de l'archiduc Maximilien au gouvernement de
la Lombardo-Vénétie. 11 en est résulté cette fermentation qui a occupé l'Eu-
rope. Plus que jamais, cette vieille antipathie entre les impériaux et les Ita-
liens a éclaté sous toutes les formes. Partout où paraissait un officier autri-
chien à Milan, les habitans se retiraient. Cette population impressionnable
et vive semblait se replier en elle-même. Dans les théâtres, les manifesta-
tions les plus significatives se faisaient jour sous les yeux de Ja police. On a
vu recommencer cette conspiration des cigares qui inaugura les mouvemens
de I8/18. On s'abstenait de fumer et on empêchait de fumer, pour priver le
trésor impérial d'une de ses ressources. L'archiduc Maximilien lui-même,
dont personne np contestait les loyales intentions, s'est vu isolé et impuis-
sant au milieu d'un pays aigri et profondément hostile. Dans cette recru-
descence de désaffection et d'agitation il y aurait peut-être à noter un fait
d'une gravité particulière. Jusqu'ici le mécontentement restait à peu prô^
circonscrit dans les rangs de l'aristocratie et des classes lettrées, plus ac-
ci^sibles à toutes ces idées et à tous ces sentimens d'indépendance qui vi-
vent toujours en Italie; les dernières mesures de l'Autriche étaient d(^ na
ture à atteindre les classes laboi'ieuses, les populations des campagnes, (jui,
elle» aussi, ont pu sentir le joug étranger dans ce qu'il a de plus dur, et se
sont xsHOclées jus(|u'à un certain point aux récentes manifestations d'hosti-
UiA. Les Lombards ont fait ce qu'ils ont pu pour montrer'une fois de plus à
TAutricUe qu'elle était dans un pays conquis et non soumis, et comme tout
REVUE. — CHRONIQUE. 2A7
ce qui se passe en Lombardie a son retentissement dans les autres états ita-
Ijns, il y a partout une sorte d'inquiétude ou d'attente en face de l'im-
■évu.
Quelle est la part du Piémont dans cette agitation? Ce n'est pas lui évi-
mment qui l'a créée ; mais il en profite, comme il profite toujours de toutes
les fautes ou de tous les embarras de l'Autriche, et de tous les emporte-
mens de la réaction absolutiste dans le reste de l'Italie. Par la nature de ses
institutions nouvelles, par le caractère si nettement tranché de sa politique
nationale, le Piémont est devenu le champion de tous les patriotisraes frois-
sés, de tous les instincts libéraux comprimés, de même qu'il est devenu le
refuge de tous les Italiens qui ne peuvent vivre dans leur pays. Il est pour
ainsi dire aujourd'hui l'organe vivant et agissant de la pensée italienne , et
comme tout se passe très librement à Turin, tout s'y dit aussi très vivement,
surtout à l'égard de l'Autriche et de l'indépendance. De là cette situation
qui a surgi dernièrement, et qui se reproduira toutes les fois que quelques
nouveaux griefs viendront ajouter aux malaises invétérés de la péninsule.
A vrai dire, toute la question italienne est là, dans ce voisinage terrible et
périlleux de deux états, dont l'un est soumis à la domination étrangère,
et dont l'autre est le complice actif, avoué, militant, de tous les sentimens
d'indépendance et de libéralisme qui fermentent au-delà des Alpes. Il n'est
^, point douteux que les récentes émotions de la Lombardie ont été particu-
f lièrement ressenties en Piémont, et qu'une certaine surexcitation a régné
pendant quelques jours à Turin. Est-ce à dire que le Piémont fût disposé à
se jeter brusquement et à l'aventure dans une guerre qu'une émotion, même
! légitime, n'eût pas suflî à expliquer? A Turin comme partout, il y a certai-
nement des ardeurs impatientes et des velléités agitatrices ; mais ces vel-
léités et ces impatiences ne sont pas une politique. Le roi Victor-Emmanuel
est un souverain chevaleresque que la guerre ne surprendra et n'effraiera
jamais sans doute; il ne s'ensuit pas qu'il ait tenu un peu solennellement
I devant ses soldats rassemblés les discours belliqueux qu'on lui a prêtés.
M. de Gavour, avec une habile hardiesse, n'a point hésité à faire pénétrer
la politique italienne jusque dans les conseils de la diplomatie européenne;
cela ne signifie pas qu'il soit prêt à se faire le docile serviteur de toutes les
illusions et de toutes les ardeurs irréfléchies. Les hommes d'état qui con-
duisent le Piémont sont convaincus, ce nous semble, que, parmi les ques-
tions qui s'agiteront un jour ou l'autre, la question italienne est au premier
rang, que là est la faiblesse de l'Europe actuelle, et que dans la crise inévi-
table, dans la reconstitution nécessaire de la péninsule, leur pays a l'un des
premiers rôles. Dans cette situation, le Piémont a tout à gagner à ne rien
précipiter, et il n'y a que les ennemis qui puissent le pousser à des entre-
prises soudaines, car si le Piémont avait le malheur d'éprouver une défaite
dans une lutte d'impatience, on sait bien que cette défaite ne profiterait ni
aux idées libérales ni à l'indépendance italienne.
Le Piémont a tout à gagner, disons-nous, en ne précipitant rien. Tout
vient à lui pendant ce temps; les questions mûrissent, les instincts libéraux
vrais et sensés se fortifient, et les passions révolutionnaires perdent leur
crédit. Les autres princes italiens eux-mêmes, par l'exemple d'un pays
qu'aucun danger intérieur ne menace, peuvent voir que les libertés consti-
248 REVUE DES DEUX MONDES.
tuUonnelles ne sont pas tellement redoutables, qu'elles peuvent au contrair.»
être une garantie, puisque le roi Victor-Emmanuel vit au milieu d'elles en-
touré de la popularité la plus vraie. Les vieilles défiances laissées par la ii -
volution de I8/18 s'atténuent peu à peu, de meilleurs rapports renaissent na-
turellement, et môme dans les affaires les plus délicates les animosités
s'effacent. Le Piémont, il est vrai, n'a point réglé toutes les difficultés reli-,
gieuses avec Rome, et il reste toujours une multitude de questions à résou-
dre. 11 s'en faut cependant qu'il y ait entre Rome et le Piémont cette tension
qui existait il y a quelques années. Les dispositions personnelles sont plutôt
amicales. Nous nous sommes laissé raconter qu'il n'y a pas longtemps en-
core une dame de l'aristocratie florentine était à Rome; elle fut admise au-
près du souverain pontife avec ses deux fils, dont l'un portait l'uniforme. Le
pape demanda avec intérêt quel était cet uniforme, et il lui fut répondu
que ce jeune homme était officier dans l'armée sarde. « Ah ! dit le pape,
vous servez dans un état constitutionnel. Je n'ai aucune prévention contre
ce régime. Le Piémont est un pays sage que j'aime. Moi aussi, je donnerais
volontiers le régime constitutionnel à mes états, si je pouvais avoir un mi-
nistre comme M. de Gavour. » N'y avait-il pas dans ces mots quelque inten-
tion doucement épigrammatique à l'égard de M. de Gavour, représenté quel-
quefois comme un dictateur conduisant les libertés piémontaises ? Nous
aimons mieux y voir de la part de Pie IX un sentiment de bienveillance
pour le Piémont et pour le président du conseil de Turin, qui est assurément
un moins grand révolutionnaire qu'on ne pense.
Toujours est-il qu'il y a quelque intérêt à observer ces possibilités de
rapprochement entre des pouvoirs faits pour s'entendre et les symptômes
de renaissance d'un esprit un peu plus libéral partout où ils apparaissent en
Italie. Il s'est produit récemment un symptôme de ce genre à Florence, dans
une occasion singulière: il s'agissait d'un procès fait à un libraire, à
M. Barbera, pour la réimpression de YHistoire du Concile de Trente, de
Paolo Sarpi. Le libraire était accusé d'avoir violé une loi sur la presse de I8Z18
en reproduisant l'œuvre du vieil historien sans l'avoir soumise à la censure
ecclésiastique. On craignait que la magistrature n'esquivât la difficulté par
un acquittement fondé uniquement sur la bonne foi du libraire Barbera, qui
avait bien dû se croire autorisé à rééditer un ouvrage vieux de plusieurs
siècles. 11 n'en a rien été : le tribunal toscan a absous l'accusé en mainte-
nant fermement le droit par une interprétation libérale de la loi. Ce qui est
peut-être le plus à remarquer en cette affaire, c'est un mémoire publié par
un des premiers avocats de Florence, M. Leopoldo Galeotti, en faveur du
libraire Barbera. Ce n'est pas un plaidoyer, c'est un discours politique, sub-
stantiel, éloquent et hardi sans cesser d'être modéré, allant droit aux grandes
questions, défendant la liberté de la presse en elle-même, et faisant justice
des modernes fanatiques de l'absolutisme. M. Galeotti va même jusqu'à
railler quelque peu l'Autriche: «Comment ne pas espérer aujourd'hui plus
qu'hier, dit-Il, lorsque nous voyons l'Autriche elle-même garantir aux po-
pulations roumaines leur nationalité et des franchises constitutionnelles?
Seraitrce que les peuples qui habitent les bords du Danube sont plus privi-
légiés de Dieu que ceux qui habitent les rives du Pô, de l'Arno et du Tibre? »
Obtenir le droit de réimprimer Sarpl, ce n'est pas là, si l'on- veut, une grande
REVUE. — CHRONIQUE. 2/i9
victoire; si petite qu'elle soit, elle est utile, puisqu'elle maintient les droits
de l'histoire ; elle est un bon signe dans le pays où elle est gagnée par l'o-
pinion, cette force supérieure aux lois, selon le mot de M. Galeotti, et elle
tourne au profit du Piémont et de la politique au-delà des Alpes, en concou-
rant au même but, qui est l'émancipation morale et nationale de l'Italie.
ÉCH. DE MAZADE.
la fin de 1857, plusieurs journaux d'Angleterre et d'Italie parlèrent de
aines largesses du gouvernement napolitain à l'égard de quelques or-
_, 3S de la presse qui paraissaient soutenir la politique du roi Ferdinand II.
Ignorant que ces insinuations avaient été réfutées, le rédacteur du chapitre
' Italie dans V Annuaire des Deux Mondes de 1857-58 crut pouvoir en admettre
; quelque chose, en s'exprimant ainsi, pages 281-282 : « On a beaucoup parlé
f de gratifications accordées à divers journaux étrangers qui soutiennent la
politique du gouvernement napolitain. Dans la liste publiée à ce sujet, l'Uni-
vers figure pour 2,/i00 ducats, la Ga::=ette du Midi pour 1,200, la Bilancia
(de Milan), le Cattolico (de Gênes) pour la même somme. » Bien que V.hi-
• nuaire se soit borné à mentionner des assertions de journaux qu'il ne pré-
tendait ni garantir ni affirmer, il aurait mieux fait, nous l'accordons volon-
tiers, de laisser ces bruits là où ils naissent trop souvent. Aussi, maintenant
que nous connaissons le démenti très catégorique et très explicite donné par
l'Univers à ces assertions, démenti qui a été inséré dans le Daily-lSews du
27 janvier 1858, nous n'hésitons point à retirer même la mention que nous
avons faite de ces bruits dans ï Annuaire, non -seulement pour l'Univers,
mais pour tous les autres journaux dont il a été question. Nous n'hésitons
pas davantage à le déclarer à l'Univers et aux autres journaux nommés :
nous regrettons que des assertions de ce genre aient trouvé place dans un
recueil sérieux, qui veut être exact, sans chercher le succès dans les petites
f| malveillances, et cependant nous n'attachions pas aux paroles citées plus
haut le sens fâcheux qu'on avait cru y voir. v. de mars.
I
REVUE MUSICALE,
nfin l'opéra des Trois Mcolas, dont l'affiche a pendant si longtemps an-
noncé la naissance, cet opéra-comique en trois actes, comme dit le pro-
gramme, a été représenté tant bien que mal le 16 décembre de l'année qui
vient de finir; puis, comme si l'on eût été étonné d'une si grande hardiesse,
on a dû suspendre pendant quinze jours encore la continuation d'un si beau
succès. Ils auront mis un an peut-être à produire dans le monde ce beau
chef-d'œuvre de niaiserie littéraire et de nullité musicale! Encore leur a-t-il
fallu le concours de M. Scribe, dont la main agile est venue débrouiller l'é-
cheveau de quiproquos dans lequel ils s'étaient engagés. Et qu'on vienne se
moquer après cela des pauvres librettistes italiens, dont l'imagination éper-
due ne peut faire un pas sans la permission de la censure des jésuites!
De quoi s'agit-il donc dans les Trois Nicolas f D'une historiette empruntée
à la vie de Dalayrac, charmant compositeur français, qui naquit à Muret,
■
2M REVUE DES DEUX MONDES.
dans le Languedoc, le 13 juin 1753. Aimant la musique avec passion, et con-
trarié dans ses goûts par la volonté de son père, qui voulait en faire un pro-
cureur, le jeune Dalayrac fut obligé d'aller étudier le violon par-dessus les
toits. Là, en face de Dieu et de la nature, comme on disait du temps de la
Nina, folle par amour, Dalayrac fit la connaissance d'une jeune pension-
naire d'un couvent voisin qui l'écoutait avec ravissement. Il en résulta un
échange de petits cadeaux et de sermens de fidélité et de constance qui
forme le nœud de la pièce. Dalayrac vient à Paris, entre dans les gardes de
M. le comte d'Artois, et retrouve la jolie pensionnaire, ses premières amours,
dans Hélène de Villepreux, qui doit épouser bientôt le vicomte d'Anglars,
un ami de Dalayrac et un admirateur de sa musique. Je fais grâce au lecteur
de tous les incidens, de toutes les péripéties et les invraisemblances qu'on
a groupés autour de la donnée principale, qui n'existerait pas sans la verve
et l'intelligence de M. Couderc, l'un des meilleurs comédiens qu'il y ait à
Paris.
La musique de cet imbroglio est de M. Glapisson, qui a été rarement plus
mal inspiré, lui qui compte dans ses états de service tant d'échecs et de ba-
tailles perdues ! Que dire de l'ouverture et de l'introduction , qui reproduit
les petits effets de l'introduction de la Fanchonnette , moins l'entrain et la
fraîcheur? Les couplets de Trial ont été faits dix fois par tous les chanson-
niers de France, et il n'y a dans tout le premier acte que Vhymne des ténè-
bres, qui se chante dans l'abbaye de Longchamps par la bouche d'Hélène de
Villepreux, avec l'accompagnement du chœur, qui est d'un bon et très heu-
reux effet. Dans l'acte suivant, je pourrais signaler le duo de la leçon de
chant que donne Trial, l'acteur de la Comédie7ltalienne, à M"® de Villepreux,
s'il n'était pas d'une facture si connue , et puis le duo entre Dalayrac et le
vicomte d'Anglars, qui n'est pas nouveau non plus, mais qui convient à la
situation, et dont M. Couderc fait ressortir le sens drolatique placé sous ces
mots :
Tant pis pour lui!
Si M. Glapisson n'avait pas été si à court d'idées musicales, aurait-il manqué,
comme il l'a fait, la scène très bien méjiagée du rendez-vous des trois IVico-
las? Ici le compositeur n'a aucune excuse pour ne pas avoir écrit un de ces
morceaux d'ensemble qui révèlent la main exercée d'un maître. Au troisième
acte, il n'y a d'intéressant que la romance d'Jzémia : aussitôt que Je l'aper-
çois,... musique de Dalayrac, qui aurait bien dû écrire toute la partition.
Eh bien! je ne serais pas étonné cependant que l'ouvrage médiocre dont je
viens de parler n'eût un certain nombre de représentations fructueuses,
gr&ce à de certains détails de mise en scène, à de grosses balourdises qui
font rire, quoi qu'on en ait, à l'entrain de M. Couderc, et surtout à l'intérêt
qui s'attache au nouveau ténor, M. Montaubry, qui s'est produit dans le rôle
de Dalayrac.
11 a lougUimps parcouru le monde, M. Montaubry; après avoir traversé le
Conservatoire de Paris, il s'en est allé en province, à Bordeaux, Marseille,
Strasbourg, où il est resté deux ans. M. Montaubry faisait les beaux jours
de Bruxelles, lorsque l'administration actuelle de rOi)éra-Gomique a eu la
bonne pensée de se l'attachtT par un traité et /iO,000 francs par an, assure-
i-Qti. L'argent, quoi qu'on dise, importe peu dans une pareille affaire. Beau-
I
REVUE. — CHRONIQUE. 251
coup penseront qu'il vaut mieux donner /iO,000 francs à un artiste qui a de
la voix et du talent que d'avoir à des conditions plus favorables le personnel
que nous a laissé l'administration précédente du théâtre de l'Opéra-Gomique.
Quand on a fait la faute énorme d'échanger M'"^ Garvaiho pour M"^ Marie Ca-
bel, on a le droit d'être modeste.
Il y aurait une jolie étude à faire sur les principaux ténors qui ont paru
successivement sur le théâtre de l'Opéra-Gomique depuis que ce genre mo-
jdeste naquit un beau jour du vaudeville émancipé. On pourrait suivre toutes
les phases par lesquelles a passé la comédie à ariettes et en caractériser le
développement musical par la voix et le talent du principal ténor qui chan-
Itait le répertoire. On trouverait d'abord Gailleau, qui parut au théâtre
< presque en même temps que les opérettes de Duni, et dont la voix était
: presque aussi étendue que celle de Martin, s'il faut en croire Grétry, qui a
i composé pour lui plusieurs rôles. « L'étendue de la voix de Gailleau me sur-
. prit, dit Grétry dans ses mémoires ; il aurait pu chanter la taille et la basse,
; et c'est l'impression que m'a produite la voix de ce bon comédien, qui me fit
composer le rôle du Huron dans un diapason trop élevé. » A côté de Gailleau
s'éleva bientôt un artiste renommé, Glairval, qui a été le chanteur favori du
théâtre de l'Opéra-Gomique pendant la seconde moitié du xviii^ siècle. Doué
d'un physique agréable et d'une voix charmante, comédien plein d'esprit et
de sentiment, Glairval, qui a créé le rôle de Montauciel dans le Déserteur de
Monsigny et celui de Blondel dans Richard Cœur de Lion, a été un comédien
à la mode, un héros de toute sorte d'aventures galantes qu'on trouve con-
signées dans les mémoires du temps. Voici en quels termes Grétry parle de
Glairval : « Zémire et Azor fut donné à Fontainebleau pendant l'automne de
! l'andée 1777. Le succès fut extraordinaire. M. Glairval fut chargé du rôle
d'Azor, Depuis plusieurs années, Gailleau avait été en possession des grands
rôles. Glairval, par une complaisance rare, avait consacré ses talens à faire
briller ceux de Gailleau en jouant à ses côtés des rôles presque accessoires.
, S'il me fut doux de lui confier avec l'aveu de Marmontel le principal rôle
dans une pièce en quatre actes que le succès couronna, le charme qu'il ré-
pandit dans ce rôle nous récompensa largement... J'ai toujours cru que le
. physique charmant de cet acteur avait beaucoup contribué à l'illusion qu'il
produisit dans ce rôle. » A Glairval, qui a prolongé sa carrière jusqu'en 1792,
et qui est mort trois ans après, en 1795, a succédé dans la faveur du pu-
blic de l'Opéra-Gomique un artiste non moins agréable, je veux parler d'El-
leviou. Elleviou, qui avait reçu une assez bonne éducation, ne possédait
d'abord qu'une voix de basse d'un timbre sourd et d'une courte étendue.
Ce n'est qu'après un long travail d'épuration que son organe se clarifia et
se transforma en une jolie voix de ténor. Elleviou a débuté en 1790 par le
rôle du déserteur, et jusqu'en 1813, époque de sa retraite, il a été le chan-
teur favori de Dalayrac, de Berton, de Wicolo, de B.oïeldieu, unissant aux
œuvres de ces délicieux compositeurs celles de Monsigny et de Grétry, qu'il
mit à la mode pendant les premières années de ce siècle. D'une taille élé-
' gante, comédien plein de goût et de distinction, chanteur suflîsant, Elleviou
' formait avec Martin un de ces rares assemblages de qualités diverses qui
! font époque dans l'histoire de l'Opéra-Gomique.
A Elleviou, dont le talent facile et la grâce étaient en parfaite harmonie
252 REVUE DES DEUX MONDES.
avec le répertoire quMl a créé, et dans lequel la musique n'est guère qu'un
élément de la fable dramatique, succède un chanteur proprement dit, d'un
ordre plus élevé : nous voulons parler de M. Ponchard. Élève du Conserva-
toire, et particulièrement de Garât, sans contredit le plus admirable chan*
teur que la France ait eu, M. Ponchard, dont le physique n'était pas la qua-
lité la plus brillante, a débuté en 1812 dans l'Ami de la Maison et le
Tableau parlant de Grétry. Vocaliste distingué, excellent musicien, homme
de goût et de style, M. Ponchard, à qui Garât disait un jour, assure-t-on :
« Tu as du talent, mon ami, mais tu manques de génie, » n'en est pas moins
le meilleur chanteur qui ait encore paru sur le théâtre de l'Opéra-Gomique.
Supérieur à Martin par le goût et la sobriété du style, M. Ponchard est, avec
M"" Damoreau et M"« Garvalho, le chanteur français qui représente le mieux
la phase de l'opéra-comique qui a suivi l'impulsion de Rossini. Doué d'une
voix charmante, comédien intelligent et plein de ressources, M. Roger re-
nouvelle, après lui, au théâtre de l'Opéra-Gomique les succès de Glairval et
d'Elleviou. Il est pendant dix ans le chanteur de prédilection de M. Auber,
dont il interprète très bien la musique légère et délicate, sans qu'il lui ait
été donné de pouvoir s'élever, comme chanteur proprement dit, au talent
de M. Ponchard. Tels ont été les prédécesseurs de M. Montaubry au théâtre
où il vient de s'essayer dans les Trois Nicolas.
M. Montaubry est jeune, car à peine a-t-il trente ans. Il est d'une taille
un peu au-dessus de la moyenne, mince, élancée, bien pris dans toute sa
personne, et d'une physionomie agréable. Il a l'habitude de la scène, dit le
dialogue avec intelligence, et ne manque ni de chaleur, ni même d'une cer-
taine élégance relative. La voix de M. Montaubry est un ténor élevé, ce
qu'on appelait autrefois, dans l'école française, une haute- contre, d'un
timbre métallique et un peu strident, qui me rappelle la voix de U. Pon-
chard. M. Montaubry chante avec assurance et pousse les notes de poitrine
jusqu'au la au-dessus de la portée, après quoi il ajoute encore un registre
de sons flûtes dits sons de fausset, qui pourrait aller, je pense, jusqu'au
contre-mi. Les Italiens qualifieraient la voix de M. Montaubry de tenorino,
voix blanche et toute en dehors, voix française manquant de flexibilité et de
coloris. M. Montaubry, que toute sorte de liens légitimes attachent à M. Ghol-
let, qui fut le successeur de Martin et le créateur des rôles de Zampa et *
du Postillon de Longjumeau, M. Montaubry rappelle fortement cet artiste
distingué par la manière dont il s'élance de sa voix de poitrine aux notes
supérieures, qu'il aime à suspendre en l'air pour en faire admirer la limpi-
dité. N'abuse-t^il pas un peu de ces portamento, de cette brusque transition
qui forment parfois un hiatus, d'autres diraient un hoquet, qui n'est pas
toujours musical? M. Montaubry, qui se possède toujours et ne s'emporte
qu'à bon escient, caresse volontiers la phrase mélodique, prépare et termine
ses phrases avec une certaine aff'éterie d'inflexions et de gestes qui tient un
peu trop du troubadour et du chanteur de romances. Ce sont là des défauts
contractés évidemment en province, que le public de Paris ne manquera
pas de corriger, car M. Montaubry est un artiste sérieux, qui aspire à tenir
le premier rang dans la carrière où il est entré. Un reproche qui nous pa-
raîtrait plus grave, si nous pouvions le lui adresser en toute sûreté de con-
science, ce seraft celui d'être un peu monotone dans sa manière de phraser,
I
REVUE. — CHRONIQUE. 253
e reproduire trop souvent les mêmes inflexions, les mêmes chatteries, ose-
rais-je dire les mêmes bêlemens de pastoureau transi? Je sais bien que le
public de l'Opéra-Comique est fou de ces mignardises vocales, de ces sucre-
s du Fidèle Berger, qu'on ne lui en donne jamais assez, et que, dans les
ois Nicolas par exemple, il applaudit trente-quatre fois la même ternii-
aison de phrase, que M. Glapisson, en galant homme qu'il est, a distribuée
à tous ses personnages pour ne pas faire de jaloux.
Quoi qu'il en soit de ces critiques un peu prématurées, peut-être M. Mon-
taubry est-il une bonne acquisition pour le théâtre de l'Opéra-Comique, qui
a grand besoin de renouveler son personnel tout autant que son répertoire.
Si M. Montaubry ne trompe pas les espérances qu'on peut fonder sur son
avenir, il sera le continuateur agréable de ces jolis ténors de genre, comé-
diens intelligens, chanteurs tempérés de sensibilité bourgeoise, dont Clair-
val, EUeviou et M. Roger ont été les modèles. Nous n'oserions pas prédire à
M. Montaubry la destinée de M. Ponchard, qui reste le meilleur chanteur
qui se soit jamais produit dans le genre de Fopéra-comique.
Les concerts sont commencés. M. Vieuxtemps, qui passe l'hiver à Paris, a
déjà donné trois séances de quatuor qui ont attiré à la salle Beethoven un
public choisi et très zélé. Nous parlerons de ces belles séances, où M. Vieux-
temps déploie les grandes qualités de style qu'on lui connaît, en exagérant
peut-être la part de sonorité qui revient au premier violon dans une cause-
rie de quatre instrumens qui ont un droit égal à être entendus. Nous lui
soumettrons aussi quelques observations sur la réserve qu'il convient aux
artistes de garder vis-à-vis de la critique et de la presse. Cependant l'Opéra
prépare le grand ouvrage de M. Félicien David. Au Théâtre-Lyrique, on at-
tend, pour donner le Faust de M. Gounod, que le public veuille bien mettre
un intervalle à son admiration pour la musique de Mozart, et Meyerbeer se
dispose à gagner une nouvelle bataille sur la scène de l'Opéra-Comique.
L'année menace donc d'être très féconde en nouveautés lyriques. Nous at-
tendrons patiemment que Dieu accomplisse ses miracles. p. scudo.
Histoire des Nations civilisées du Mexique et de rAmérique-Gentrale durant les siècles
antérieurs à Christophe Colomb, par M. l'abbé Brasseur de Bourbourg (i).
^^Êu Mexique avant la conquête, on voit se dérouler trois volumes d'un texte
compacte et formant ensemble près de deux mille pages. Le Mexique, le Pé-
rou, les Amériques entières datent pour nous de Colomb et des hardis aven-
turiers qui ont suivi cet homme de génie ; nous savons bien que les peuples
de ces régions étaient parvenus à un degré assez élevé de civilisation rela-
tive, mais nous avons peine à nous imaginer que ces empires écroulés, ces
monarchies disparues aient laissé des témoignages écrits et circonstanciés,
des documens positifs sufRsans pour les faire revivre et ajouter, le jour où
bon semblera, aux chronologies de l'Jrt de vérifier les Dates la liste com-
plète des souverains de Mexico ou deTlacopan. Cependant cela est possible,
(1) Trois volumes in-S", 1857-1858; Arthus Bertrand, éditeur.
25é REVUE DES DEUX MONDES.
grâce aux laborieuses recherches et à l'ouvrage de M. Brasseur de Bour-
boorg.
I! y a une vingtaine d'années, au fond d'une petite ville de province, un
jeune homme s'éprit d'amour pour les merveilles des pays vers lesquels se
couche le soleil, et le nom de ces continens dont la découverte a jadis tant
fait battre le cœur de nos pères enflamma son imagination ; il eût voulu
interroger leur passé et ranimer leur histoire. Des circonstances heureuses
l'entraîuèrent hors du cercle étroit dans lequel l'état ecclésiastique, auquel
il s'était voué, semblait devoir l'enfermer, et sa vie devint une continuelle
odyssée à travers l'Atlantique, de nos bibliothèques et de celles des États-
Unis au Mexique et au Guatemala. Il lui a été donné d'admirer les paysages
où la nature mêle ses magnificences aux laves noires des volcans; à l'entrée
de la vallée de l'Anahuac, devant les cimes neigeuses du Potocatepetl et de
riztaccihuatl , il a contemplé la pyramide de Cholula, monceau de pierres
que le temps a couronné de feuillage; Tula, jadis capitale d'un empire, et
Queretaro avec son aqueduc, ses églises, ses palais, ses monastères, et Gua-
naxuato, la ville aux mines d'argent. A Mexico, il était aumônier de la léga-
tion française; au Guatemala, il accepta la cure de Rabinal, bourgade du
département de Vera-Paz, afin de se livrer plus facilement à ses recherches
archéologiques et à l'étude des langues indigènes. Il gagna la confiance des
Indiens, et se fit raconter leurs traditions : c'est ainsi qu'il obtint des récits
merveilleux concernant le roi Quikab l'Enchanteur et l'escarboucle de la
Montagne-Noire, les faits héroïques des guerres de Rabinal et le célèbre
ballet parlé de Tun, qu'un des anciens lui dicta pendant douze jours, d'un
bout à l'autre, en langue quichée, et que les indigènes représentèrent de-
vant lui, revêtus de leurs costumes antiques. Puis, quand le quiche, quand
le nahualt n'eurent plus de secrets pour le voyageur, quand il eut coor-
donné les faits déposés dans les monumens en écriture figurative, fouillé les
manuscrits et les livres écrits par les Espagnols et par les Indiens vers les
temps de la conquête, il se mit à rédiger cette histoire, où rien ne répond
et ne ressemble à ce que connaissait le lecteur : les noms des empires, des
souverains, les formes du langage, les monumens de l'archéologie, tout y
est nouveau, et, dans cette vaste nécropole, l'auteur évoque un monde qui
s'est endormi sans héritier, et dont les bruits se sont éteints en ne laissant
d'écho nulle part.
Comment se sont produits les hommes qui ont peuplé ces régions, et qui
y ont fondé de si singuliers empires? Us sont venus de la Norvège, répond-on,
et du détroit de Behring; mais cette réponse ne suffit pas à l'auteur : il ne
s'en dissimule pas l'insuffisance, et laisse prudemment son point d'interro-
gation à cette question, que n'ont pu résoudre ni Gallatin, ni M. A. Maury,
ni d'autres savans ethnographes. Quant à l'empire mexicain, que renversa
Cortez, il n'apparaît qu'après de longues périodes d'une histoire multiple et
coofuse. il n'y avait pas plus de trois cents ans que les Mexicains s'étaient
éUbiis dans la vallée d'Anahuac, et il y avait seulement un siècle qu'ils en
étaient les maîtres, quand apparut le conquérant espagnol. Leur empire ne
remplinait pas seul cette région; à côté de Mexico s'élevaient les villes ri-
vales de Tlacopan et de Tetzkulvo, tantôt hostiles les unes aux autres et
tantôt confédérées. Ce fut sous im prince appelé, comme leur dernier sou-
REVUE. — CHRONIQUE. 255
rerain, Montezuma que les Aztèques mexicains parvinrent à leur plus haut
)int de splendeur, et c'est vraiment un spectacle étrange que celui de ce
)euple avec son mélange de civilisation et de barbarie. Il a des villes somp-
leuses, des édifices splendides ; ses campagnes sont fertilisées par une cul-
ire habile et expérimentée; ses ingénieurs élèvent des digues, bâtissent
les ponts qui, par leur solidité et la hardiesse de leur construction, feront
['étonnement des Européens ; mais ses divinités terribles demandent du sang,
jt, pour satisfaire leur soif toujours renaissante, des milliers de victimes,
irrachées à leurs travaux paisibles, défilent, sous tous les règnes et à toutes
3S solennités, devant la foule avide des princes, des prêtres et des guerriers,
^i vont finir leur vie sur la pierre sanglante du sacrifice. Le puissant mo-
irque Ahuitzotl en égorge, en l'an viii tochtli (l/i87 de notre ère), quatre-
ingt mille, disent tous les documens, pour célébrer la dédicace d'un tem-
le. Dans la cinquième année de son règne (1506), le dernier Montezuma
ige insuffisant le nombre des victimes que l'on engraissait pour la grande
fête du renouvellement du feu sacré; il déclare un jour de combat à la ville
l'Atlixo, et les guerriers les plus illustres sont invités à s'y trouver des deux
ités. Ils y concourent à l'envi et se distinguent par les exploits les plus glo-
ieux. Nombre de braves tombent après des faits d'armes héroïques ; enfin
la journée se décide en faveur des guerriers de Mexico par la capture de
Luthlamin, l'esclave du feu. Peu après a lieu la fête. La veille, tous les feux
mt éteints, et à la nuit, les prêtres, revêtus du costume de leurs divinités,
^se mettent en marche à la tête d'une longue procession; au milieu d'eux, le
roi s'avance recueilli; il est suivi d'une foule immense. Un des prêtres agite
dans ses doigts les petits bâtons dont jaillira l'étincelle destinée à ranimer
le feu sacré : épreuve solennelle et terrible, car si elle ne réussit pas, le
dernier soleil aura lui sur la race humaine, les ténèbres de la nuit envelop-
peront pour toujours le globe, et les mauvais génies viendront, sous des
formes fantastiques, dévorer les hommes. A minuit les prêtres montent au
sommet de la pyramide de Tlaloc; le noble captif Xiuhtlamin est étendu sur
la pierre fatale, et, au moment où les pléiades sont en conjonction au zénith
du firmament, le pontife lui ouvre la poitrine et en tire le cœur palpitant.
Alors le prêtre chargé de rallumer le feu étend ses deux bouts de bois et
les agite sur la plaie sanglante. L'étincelle jaillit, le feu est rallumé. Toutes
les bouches font entendre des actions de grâces, et dix mille victimes tom-
)ent sous le couteau ; mais le Mexique n'est pas sauvé pour, cela : vingt ans
mcore, et cet empire aux pratiques abominables va s'écrouler.
Dans cette histoire étrange il y a des épisodes que l'on croirait empruntés
lux féeries des Mille et Une Nuits. Parmi ses épouses et ses concubines, le
lernier grand roi de Tetzkuco en avait une appelée Ghalchiuknenetl , qui
ïtait fille d'un puissant prince. Gomme elle était fort jeune, le roi la faisait
élever dans un palais séparé, et il lui avait donné une maison considérable.
211e, malgré sa jeunesse, était rusée et pervertie. Se voyant dans son palais
laîtresse absolue et entourée de serviteurs dévoués, elle se livra à tous les
lésordres. Lorsqu'elle voyait un beau jeune homme, elle se le faisait ame-
ler en secret, et le faisait tuer après avoir satisfait sa passion. Ensuite elle
îommandait une poupée exactement semblable, qu'elle faisait revêtir de
iriches vêtemens et de bijoux, et que l'on plaçait dans la salle de réception.
256 REVUE DES DEOX MONDES.
Un grand nombre de jeunes gens avaient ainsi péri, au point que presque
tout le pourtour du salon était garni de leurs images. Et si le roi demandait
ce que c*était que ces statues, elle disait que c'étaient ses dieux, réponse
que rendait vraisemblable la multitude d'idoles en honneur chez les Mexi-
cains. Cependant parmi ses amans il y en avait trois, les uns et les autres
de rang élevé, qu'elle avait épargnés. Le roi reconnut sur l'un d'eux im
joyau dont il avait fait présent à Chalchiuknenetl, et, sans encore soupçon-
ner la vérité, il conçut quelque défiance. 11 alla la visiter la nuit. Les femmes
de service dirent qu'elle reposait, s'imaginant qu'il se contenterait comme
d'ordinaire de cette raison ; mais il insista pour pénétrer dans sa chambre,
et s'étant approché du lit pour la réveiller, il n'y trouva qu'une poupée
ornée d'une chevelure et ressemblant parfaitement à la princesse. En voyant
cette image et l'effroi qui se peignait sur les visages des serviteurs, le mo-
narque appela ses gardes et fit arrêter tout le monde. On chercha la prin-
cesse, et on finit par la trouver dans un pavillon isolé, occupée à danser
avec ses trois amans. Elle fut jetée en prison; les juges du tribunal suprême
instruisirent l'affaire, et la reine et les coupables furent étranglés; deux
mille serviteurs, condamnés comme complices, périrent avec eux, et leurs
cadavres furent jetés dans le ravin qui environnait le temple de la divinité
vengeresse de l'adultère.
De loin, lorsque les splendeurs de la civilisation mexicaine se présentent
à l'esprit, on se sent plein de compassion pour cet empire que les mousquets
de quelques aventuriers ont frappé à mort avec son industrie, ses arts, son
commerce, toute sa civilisation; mais quand l'historien nous a montré tant
de poitrines ouvertes, et les prêtres, rendus par le sang couleur d'écarlate,
secouant par milliers sur leurs autels des cœurs palpitans, la conquête, avec
toutes ses violences mêmes, est justifiée. Jadis, quand nos druides versaient
du sang, la Gaule barbare n'avait ni édifices ni industrie, et elle ne présen-
tait pas le hideux contraste de la civilisation avec des sacrifices humains.
Devons-nous, après cela, conclure à l'infériorité morale de certaines races,
et, parce que l'empire mexicain avec sa civilisation a entièrement disparu,
croire à la condamnation absolue de ses peuples indigènes? — Nous trou-
verions dans l'excellent ouvrage de M. Brasseur de Bourbourg des argumens
pour la thèse opposée : les Indiens avec lesquels l'auteur a vécu étaient de
mœurs douces et bienveillantes, beaucoup d'entre eux lui ont fourni avec
intelligence les renseignemens de sa volumineuse histoire. Un descendant
d'un frère de Montezuma est professeur de droit et de langue mexicaine :i
l'université de Mexico, et il ne faut pas désespérer de voir un jour un coin
de la terre fertile où régnèrent les Toltèques arraché à l'anarchie qui au-
jourd'hui la dévore, préservé de l'ambition américaine, et faisant refleurir
«on antique civilisation sous l'influence d'une éducation morale et de senti-
mens de charité que ses anciens maîtres ne connaissaient pas. alfred jacous.
V. DE Mars.
I
LES
COTES DE LA MANCHE
CHERBOURG
II,
LES PARAGES ADJACENS. — LA VILLE ET LE PORT DE COMMERCE.
Littora littoribus contraria....
i^n., L IV.)
Gréer sur une mer tumultueuse et toujours couverte de navires
une rade sûre et profonde, creuser dans le roc un vaste port, poser
en face des arsenaux de l'Angleterre un arsenal capable de faire
respecter la côte méridionale de la Manche, ouvrir aux amis un re-
fuge, ménager aux ennemis des échecs, voilà ce que nous avons
fait à Cherbourg (1), et rien de plus grand peut-être ne s'est jamais
tenté dans l'intérêt de la paix du monde et de la liberté des mers.
Gardons-nous pourtant de croire notre tâche accomplie parce qu'il
reste peu de chose à terminer dans le port et dans la rade. Hospi-
talier et redoutable, notre établissement militaire de la Manche
donne à tous de nouvelles raisons de tenir à notre amitié; mais
nous avons à nous défendre de deux illusions : l'une, la plus fâ-
cheuse, serait de le croire terminé; l'autre, remplie de danger, se-
rait d'imaginer que Cherbourg nous confère une supériorité mari-
Ci) Voyez la livraison du 15 décembre 1858.
TOME XIX. — 15 JANVIER 1859,
17
258 BETDE DES DEUX MONDES.
lime dans la Manche. Quand on songe à la lutte, il n'est rien de plu&
imprudent que de ne pas mesurer les armes de ses adversaires.
Nous limiterons aux rivages de la Manche une comparaison qui
pourrait s'étendre à toutes les forces navales de la France et de l'An-
gleterre : Portsmouth est la métropole militaire de la côte septen-
trionale de cette mer comme Cherbourg est celle de la côte méridio-
nale. 11 est plus glorieux d'avoir construit l'un; il est plus profitable
de posséder l'autre. L'un ne vaut que par les efforts de l'art; l'au-
tre est comblé des dons de la nature. Le régime des marées, les
habitudes des vents, la profondeur de la mer, l'ampleur des atte-
nances, toutes les causes de supériorité auxquelles il est hors de la
puissance de l'homme de trouver des compensations sont réunies à
Portsmouth. Les oscillations des marées y sont beaucoup moins
fortes, la durée de la mer pleine y est plus longue que chez nous; les
vents du nord, qui s'animent en traversant le canal et poussent des
vagues furieuses contre les côtes de Normandie, sont toujours ma-
niables sur celles d'Angleterre. En approchant de Portsmouth, le na-
vigateur trouve partout une mer saine et profonde; chez nous, il
doit être toujours en garde contre les écueiJs et les bas-fonds. La
rade de Cherbourg ne peut contenir qu' une partie de notre flotte :
celle de Portsmouth avec ses attenances immédiates abriterait à
l'aise tous les bâtimens de guerre de l'Europe; mais c'est surtout
dans les succursales de l'établissement de Portsmouth que se ma-
nifeste sa supériorité. Il fallait que sur quelque point de la Manche
qu'un vaisseau de ligne et à plus forte raison un moindre navire
de guerre ou de commerce fût surpris par la tempête ou menacé
par l'ennemi, il eût à sa portée un refuge aussi sûr que celui même
de Portsmouth, et quand la nature le refusait, l'art a dû le donner.
Cette nécessité est l'origine de l'établissement dans la Manche de
mouillages accessibles à tout état de la marée et par tous les vents
dont la Grande-Bretagne est occupée depuis vingt ans, mouillages
défendus par des batteries formidables, véritables places d'armes
d'où prendraient au besoin leur essor dés escadres de navires à
vapeur armés ou de batteries flottantes. Portsmouth est déjà flan-
qué à soixante milles de distance à l'est et à l'ouest par deux de ces
établissemens, New-Haven et Scaford d'un côté, Portland de l'autre :
à New-Haven, on construit un brise-lame de 1,850 mètres, d'une
longueur équivalente à la moitié de celle de la digue de Cherbourg;
à Portland, l'administration, mieux inspirée que nous, qui, lorsque
nous n'exportons pas nos condamnés, ne savons les employer qu'à
des travaux de fabrique, occupe les prisonniers à compléter par
la création d'un môle de 2,300 mètres une rade déjà passable. Le
premier devis de ces derniers travaux est de 12,650,000 fr. A trente
«
LES CÔTES DE LA MANCHE. 259
milles de Scaford, vis-à-vis Boulogne, un autre brise-lame couvrira
la pointe de Dangeness, que doublent tous les bâtimens qui font
voile de l'Océan vers la Tamise ou de la Tamise vers l'Océan. Enfin,
à dix-neuf milles au nord de Dangeness, une somme de 63 millions
est affectée à l'établissement devant Douvres d'un mouillage exté-
rieur couvert par des digues de 3,300 mètres de développement.
En se dirigeant de Portland vers l'ouest, Dartmouth s'ouvre à qua-
rante-cinq milles plus loin; puis se présente à trente milles Plymouth,
avec un brise-lame qu'on a prétendu comparer à celui de Cher-
bourg; — enfin Falmouth, à trente-huit milles. Ainsi, sur une éten-
due de quatre-vingt-quatorze lieues marines, l'Angleterre ouvre à
ses escadres huit rades fortifiées qui se prêtent un appui mutuel.
L'Angleterre pourtant n'a point trouvé que ce fût assez. Les îles
d'Aurigny, de Sercq et de Jersey gisent parallèlement à la côte occi-
dentale du Gotentin : elles étaient jusqu'à ces derniers temps inof-
fensives. Des instructions nautiques publiées en ISliQ, par ordre de
l'amirauté britannique (1), nous apprenaient seulement que a le
mouillage de la baie de la Baleine, dans l'île de Sercq,- semble
fait tout exprès pour servir d'abri aux croiseurs qui observeraient
en temps de guerre le port de Diélette, seul point de la côte de
France entre Granville et Cherbourg où l'on puisse réunir une flot-
tille... » Depuis que les relations amicales se sont resserrées entre
la France et l'Angleterre, les choses ont changé. On termine au-
jourd'hui sur la côte orientale de Jersey, dans la baie de Sainte-
Catherine, un de ces ports de refuge, accessibles à toute marée,
que le parlement d'Angleterre destine à recevoir des bâtimens à
vapeur armés en guerre pour la protection du commerce national
et la destruction de celui de l'ennemi. L'espace, enveloppé dans
de longues jetées, est de 120 hectares; il est protégé par un fort
et accompagné d'un camp retranché de 80 hectares. A Aurigny,
à quatre lieues de La Hague, à neuf de Cherbourg, la rade foraine
de Braye se convertit en un établissement militaire de premier
ordre. Au plus beau de notre entente cordiale, l'attention s'est un
instant émue à la découverte de cette batterie dressée contre nos
côtes: ce n'était, disait fort cavalièrement lord Palmerston, qu'une
guérite, une lorgnette posée pour avoir plus commodément des nou-
velles de Cherbourg. Cette guérite, la plus grande assurément du
globe, comprend la rade de Braye, ouverte au nord de l'île. Un
môle enraciné au pied du fort de l'ouest est déjà poussé à 600 mè-
tres; la longueur totale en doit être de 2,300, et le musoir, cou-
Ci) Sailing directions for the English channel , by captain Martin Vi^hite, R. N.
London 1846.
260 BEVUE DES DEUX MONDES.
ronné d'un fort, sera fondé à une profondeur de 42 mètres: les plus
fortes escadres trouveront un abri derrière ce rempart. Enfin de
puissantes fortifications enveloppent rétablissement principal, et les
moindres plages abordables aux bateaux de pêche sont défendues
par des escarpemens et des batteries. L'île entière d'Aurigny, dont
la contenance est d'environ 2,000 hectares, ne formera dans l'oc-
casion qu'un camp retranché. Le gouvernement anglais, demandant
à la chambre des communes, le 28 février 1853, un crédit de
160,000 liv. sterl. [h millions de francs) pour ces fortifications, dé-
clarait par la bouche de sir Francis Baring qu'aucune position n'était
plus nécessaire à fortifier dans la Manche, et il suppliait ses adver-
saires de ne point faire porter le débat sur des questions techniques
qu'il serait dangereux d'agiter devant tout le monde. Sir James
Graham ajoutait, en homme attentif à ne point engager l'avenir,
qu'il serait ultérieurement décidé si le port et le mouillage seraient
augmentés. Ces travaux se poursuivent avec l'activité dont nous
avons donné l'exemple à Cherbourg, et si l'on veut bien considérer
que le milieu de la Manche est dès ce moment barré par un triangle
dont le port militaire d'Aurigny est le sommet, et dont la base s'é-
tend de Portsmouth à Plymouth, que les lignes d'opération ainsi
appuyées sont parcourues en huit heures par des bateaux à vapeur,
on pardonnera aux populations qui sont en vue de la guérite de
lord Palmerston de ne la point regarder comme un simple objet de
curiosité, et de réfléchir quelquefois aux divers usages auxquels elle
est propre.
Taudis que l'Angleterre multiplie ainsi les points d'appui autour
de Portsmouth, et nous enveloppe dans une circonvallation de for-
teresses maritimes, nous laissons Cherbourg isolé. Le seul point de
la côte de Normandie où quelques vaisseaux de ligne trouveraient
un mouillage imparfaitement défendu est la rade de La Hougue,
placée sous l'influence fâcheuse des courans du raz de Barfleur et
des vents du nord. De là jusqu'au cap Grisnez, qui sert de borne
entre la Mer du Nord et la Manche, il n'est pas une crique où un
vaisseau put jeter l'ancre. Devant Boulogne et Ambleteuse, un ac-
cident sous-marin, — l'extrémité de la Bassure de Bars, — se prê-
terait à la création d'un abri plus grand que la rade de Cherbourg,
et d'autant plus nécessaire que la côte en est plus dépourvue (1);
mais les travaux gigantesques entrepris en vue de nos côtes, à Dan-
geness et à Douvres, ne nous ont encore fait faire aucun retour sur
nous-mêmes. A l'ouest, la rade de Cancale abriterait, il est vrai,
une demi-douzaine de vaisseaux; placée malheureusement en ar-
(i) Soyei^ dant la Revue des Deux Mondes du 1" décembre 1844, ie Pas-de-Calais,
LES CÔTES DE LA MANCHE. 261
rière de la ligne des opérations militaires, et bonne à servir de re-
fuge dans un cas désespéré, elle est trop éloignée pour devenir une
ressource d'attaque ou de défense. Il en est autrement de la rivière
de Pontrieux et de l'atterrage de Bréhat, qui, situés sur la pointe
la plus septentrionale de la Bretagne, font face à Plymouth(l);
mais depuis que Yauban a signalé les avantages stratégiques de
cette position, elle n'a frappé l'attention d'aucune personne assez
accréditée pour en déterminer le perfectionnement.
Sans rechercher tout ce qui manque à notre établissement mili-
taire sur la Manche, il importe de reconnaître du moins quelles
annexes lui pourrait offrir son voisinage immédiat. Le port militaire
de Cherbourg est, comme sa digue, jeté au sein de la lutte des flots
et des vents : la digue ne s'est consolidée que par l'allongement de
ses talus; la place maritime a besoin d'épaulemens qui la fortifient,
d'accessoires qui la complètent. Ce serait d'ailleurs se faire une bien
étroite idée des élémens de la puissance navale que de les supposer
faits pour être rassemblés dans l'enceinte d'une ville. Les popula-
tions maritimes se forment et se développent ailleurs : les matelots,
sans lesquels les bassins sont des déserts et les vaisseaux des masses
inertes, se multiplient par la pèche, par la navigation marchande,
par la culture des champs, qui remplit une partie de leur temps et
fournit à la marine ses plus indispensables approvisionnemens. Nous
sortirons donc aujourd'hui de la rade et du port militaire , et sans
revenir à des parages déjà décrits, nous découvrirons, sur le front
septentrional et dans l'intérieur de la presqu'île du Gotentin, des
ressources à la valeur desquelles la proximité ajoute beaucoup; puis
nous rentrerons dans la ville et dans le port de commerce, essayant
d'apprécier quelle réaction opérerait sur l'une et sur l'autre l'amé-
lioration de la contrée adjacente, et quels secours y trouverait la
marine militaire.
I.
Le navigateur qui sort de la rade de Cherbourg par la passe de
l'est laisse au sud-est une échancrure dont l'Ile-Pelée et le Cap-Lévy
marquent les extrémités : c'est l'anse de Bretteville. L'ouverture
entre les deux pointes qui ferment cette anse est de 8 kilomètres,
et la flèche de l'arc que décrit la côte en a 3. Le Cap-Lévy se pro-
longe vers le nord par un banc sous-marin formé de grosses roches
dont la plus méridionale, celle de Biéroc, élève seule, à deux encâ-
(1) Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1852, la Baie de Sainte
Brieuc,
h
202 REVUE DES DEUX MONDES.
blures de terre, sa tête sinistre au-dessus des eaux. Le banc s'a-
baisse et se termine brusquement à 3 kilomètres de la côte; les
courans de marée se précipitent avec fureur sur la barrière qu'il
leur oppose, bondissent sur son dos, et forment dans l'anse adja-
cente des remous qui la rendent à peu près impraticable, si ce n'est
dans les courtes heures de la molle-eau. On estime que, pour peu
qu'il vente frais, le raz du Gap-Lévy n'est pas moins dangereux que
celui de Barfleur. Ce sont ces remous placés à l'entrée de Cher-
bourg qui causèrent, il y a quelques années, la perte de la frégate
la Thélis.
Il est surprenant qu'aucune des personnes qui déplorent l'insuf-
fisance d'étendue de la rade de Cherbourg n'ait remarqué com-
bien il y serait convenablement suppléé par l'adjonction de l'anse
de Bretteville. L'apaisement des eaux tumultueuses de l'anse serait
le meilleur moyen de doubler la surface du mouillage, si les be-
soins de la flotte l'exigeaient. Le grand obstacle à cette transforma-
tion est la violence des courans qui traversent le raz, et le travail
à exécuter pour la dompter est indiqué par la nature des choses :
ce serait la fondation, sur le banc qui prolonge le Cap-Lévy, d'un
môle insubmersible interceptant complètement le passage. Tout
hérissé de grandes roches qui serviraient de points d'appui et de
divisions à la construction, le banc sous-marin a environ 900 mètres
de largeur, et sa profondeur, très variable, est de 8 à 12 mètres :
on ne saurait souhaiter de base plus solide. La digue partant de la
roche de Biéroc, et laissant entre elle et la côte un passage de
ÛOO mètres, serait poussée à 2,600 mètres au large; elle ne pour-
rait pas, comme sa voisine, se former d'une agglomération de pierres
perdues : la violence des courans ne permettrait pas à ces pierres de
se lixer. Heureusement l'art de l'ingénieur a fait depuis trente ans
des progrès dont ce serait ici le cas de se prévaloir ; M. Poirel a
imaginé les blocs rectangulaires de béton à l'aide desquels on con-
struit le môle d'Alger et le port de la Joliette de Marseille. Un autre
ingénieur, dont il m'est à peine permis de rappeler les services, a
montré dans les travaux du pont de Saint-Maur, près Paris, quels
obstacles on peut vaincre par l'emploi du béton enveloppé dans des
toiles. 11 est hors de doute que des massifs de béton immergés frais
dans des sacs ou de larges boyaux de toile, se moulant ainsi sur les
aspérités du fond et ne laissant point entre eux de vides, constitue-
raient rapidement une jetée indestructible et résisteraient, par la
ténacité de l'assiette et la flexibilité des formes, aux fureurs des
courans du raz. Les difficultés de la construction ne sauraient être
un objet d'inquiétude; seulement il faudrait, avant de l'entre-
prendre, en mesurer toutes les conséquences. Parmi les nombreux
LES CÔTES DE LA MANCHE. 263
travaux hydrographiques exécutés sur l'atterrage de Cherbourg, il
n'en est, que je sache, aucun dont l'objet spécial ait été le calcul
des effets que produirait sur l'anse de Bretteville, et sur la rade
de Cherbourg elle-même, l'interruption des courans de'marée sur
l'espace compris entre la roche de Biéroc et la tête septentrionale
du raz : on ne peut donc se permettre à ce sujet que quelques
conjectures plausibles. La chute des courans serait rejetée par le
môle qui remplirait cet espace à 6 kilomètres au nord du paral-
lèle de la grande digue, et à la hauteur de la face septentrio-
nale de la presqu'île de La Hague. La profondeur de l'échancrure
dans laquelle gît Cherbourg serait ainsi notablement accrue, et le
tumulte normal de l'anse de Bretteville cesserait. 11 ne serait pas
impossible qu'un si grand changement dans les allures de la côte
suffit pour annexer à la rade couverte un mouillage extérieur d'une
bien plus grande étendue, et peut-être ce mouillage se prolonge-
rait-il jusque sur le revers septentrional de la grande digue. Nous
aurions en ce cas peu de chose à envier aux meilleures stations
de la côte d'Angleterre. L'anse de Bretteville a, il est vrai, le dés-
avantage d'être ouverte au nord-ouest; mais le fond, composé de
sable et de coquilles brisées, est d'une grande ténacité, et si des
nécessités ultérieures se faisaient sentir, on pourrait, en la couvrant
soit par une digue isolée, soit par des môles enracinés à l'Ile-Pelée
et à la roche appelée la Basse-du-Cap, la convertir en une rade cou-
verte plus grande que la voisine. Que l'établissement d'une digue
insubmersible sur le prolongement sous-marin du Cap-Lévy appor-
tât dans le régime hydrographique de l'atterrage entier de Cher-
bourg des modifications très considérables, c'est ce qui ne saurait
être mis en doute; mais en apercevant dans des circonstances na-
turelles bien connues les bases d'un large agrandissement de la
rade, il serait d'une impardonnable témérité de prétendre deviner
aujourd'hui les nouvelles directions que prendraient les courans, ou
la manière dont elles affecteraient le fond et la côte de l'anse et de
la rade elle-même. Des projets de cette portée ne se fondent que sur
de longues séries d'observations, et pour éclaircir les questions
qu'ils soulèvent, ce ne serait pas trop du concours des plus habiles
entre nos hydrographes et nos ingénieurs. Le temps et l'appel à
l'intelligence de tout le monde sont en pareil cas des auxiliaires
indispensables, et l'exécution des grandes entreprises n'est sûre et
rapide que lorsque les bases n'en sont plus un sujet de délitération.
Du revers oriental du Cap-Lévy à la pointe de Barfleur sont dis-
séminés jusqu'à deux milles au nord de la côte de nombreux
écueils : jusqu'à nos jours, la connaissance en était réputée à peu
près superflue, et l'on se contentait dans les instructions nautiques
26A REVUE DES DEUX MONDES.
de recommander aux navigateurs de passer au large de cette zone
réprouvée. Le conseil sera toujours bon à suivre en temps de paix :
les choses faciles sont en marine les seules bonnes; mais, si c'est
chose de peu d'importance qu'un vaste espace interdit à la naviga-
tion sur des côtes reculées, rien n'est indifférent aux portes de Cher-
bourg : les moindres abris, les moindres obstacles empruntent à ce
voisinage un caractère stratégique. M. Beautems-Beaupré et ses
collaborateurs sont entrés en 1832 et en 1833 dans le labyrinthe,
ils en ont sondé les replis et y ont jalonné des chenaux où chemine-
raient en sûreté de grands bâtimens conduits par de bons pilotes.
La connaissance de ces passages aura son prix en temps de guerre.
11 est sensible que la construction d'une digue sur le raz du Cap-
Lévy produirait sur son revers oriental, quoique sur une moindre
échelle, des effets analogues à ceux qui se manifesteraient dans
l'anse ouverte à l'ouest : elle amortirait les courans, briserait les
coups de mer du large, et donnerait une véritable valeur nautique
à l'anse de la Mondrée, qui gît derrière le cap, à 13 kilomètres au
nord-est de Cherbourg. Cette anse a 2,000 mètres d'ouverture du
Biéroc à la Blanche-Boche et 1,200 de profondeur : toujours acces-
sible en molle-eau, l'ancrage sur fond de vase y est excellent; mais,
quoique abritée de trois côtés, elle est trop violemment battue par
les vents du nord pour qu'il soit possible en l'état d'y rien fonder.
L'établissement de la digue du raz faciliterait singulièrement l'amé-
lioration de la Mondrée, et y déterminerait infailliblement la créa-
tion d'un des bons ports de pêche du Cotentin. Les marins de Fer-
manville, dont cette digue protégerait le territoire, comptent parmi
les plus intrépides de la Manche. Les écueils dont est parsemée la
mer entre le Gap-Lévy et la pointe de Barfleur se couvrent de varechs
dont les longues chevelures verdâtres, arrachées à bras d'hommes
ou par les tempêtes, livrent à l'industrie la soude qu'elles recèlent
et à l'agriculture d'énormes masses d'engrais. Sur 340,000 mètres
cubes de varechs que donnent annuellement les côtes du dépaite-
ment de la Manche, la commune de Cosqueville en recueille à elle
seule 200,000 dans le voisinage de l'anse de la Mondrée. Ces pâtu-
rages sous-marins sont habités par des myriades d'êtres vivans, et
la pêche y trouve aussi bien que la culture un champ d'exploita-
tion très susceptible d'être fécondé : les sciences naturelles auraient
aussi d'amples moissons à en retirer, et ce vaste laboratoire d'expé-
riences sur la botanique et la zoologie de la mer ne sera sans doute
pas toujours vainement ouvert aux portes d'un chef-lieu d'arron-
dissement maritime.
En doublant la pointe de Barfleur, nous trouverions le port, dé-
chu de son ancien éclat, qui lui donne son nom, et le champ de
I
LES CÔTES DE LA MANCHE. 265
bataille de La Hougue : nous les connaissons déjà (1). Revenons à
la rade de Cherbourg, et dirigeons-nous vers l'ouest. Après le fort
de Querqueville, la côte court, sans présenter de rentrans sensi-
bles, jusqu'à l'embouchure du ruisseau de la Sabine. A ce point,
elle forme un coude très prononcé vers le nord; les échancrures
s'y multiplient, elle s'enveloppe dans une ceinture d'écueils, et
dès qu'elle se replie un peu plus loin vers l'ouest, les allures des
marées annoncent le voisinage du redoutable Raz- Blanchard (2).
Au doubler du cap de La Hague, l'île d'Aurigny se montre à huit
milles au large; les falaises gigantesques de Jobourg se dressent au
sud, et les courans de flot et de jusant se précipitent avec fureur
quatre fois par jour dans l'étroit intervalle qui sépare l'île anglaise
de la côte de France. Le Raz-Blanchard est incontestablement le
passage le plus dangereux de nos côtes. Les courans de marées y
sont d'une violence inouie; en heurtant les brusques relèvemens du
fond, ils éprouvent les remous les plus bizarres. Leur direction va-
rie à chaque instant de l'ascension ou de l'abaissement de la mer,
et les mêmes vents qui les poussaient tout à l'heure les prennent
maintenant à rebours. Il faut souvent renoncer à gouverner sur
cette mer trompeuse, et toujours se garder d'entreprendre une lutte
fatale contre ses fureurs. Le seul moyen de la vaincre est de saisir
les momens voisins de la molle-eau oii elle est paisible. Du Nez de
Jobourg, dont les grottes et les précipices ont été si souvent dé-
crits, la côte se retire vers l'est pour former la longue anse de Vau-
ville. La presqu'île de La Hague, dont nous venons de côtoyer le
contour, est à celle du Gotentin ce qu'est celle-ci à la Basse-Nor-
mandie : elle s'avance à 10 kilomètres au nord-ouest de Beaumont;
la largeur moyenne de cette presqu'île est de 7 kilomètres, et
l'arête qui en sépare les deux versans est élevée de 150 à 180 mètres
au-dessus du niveau de la mer. Elle est par son versant oriental en
vue du fort central de la digue de Cherbourg, et de son versant
occidental elle regarde les îles anglaises et la sirte qui s'enfonce
entre la Normandie et la Bretagne. Peu de bîtimens font voile d'un
bout à l'autre de la Manche sans venir la reconnaître. La presqu'île
de La Hague forme le saillant de la côte de Normandie, et ressem-
ble à un poste avancé placé dans le voisinage de Cherbourg pour
surveiller tout ce qui se passe dans les mers adjacentes. Les tra-
vaux qu'exécute l'Angleterre depuis plusieurs années, surtout à
Aurigny, ne peuvent manquer de rendre à ce point trop oublié de
notre territoire son ancienne importance militaire.
(1) Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1854, la Baie de la Seine.
(2j Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1" juillet 1851, les Côtes de la Manche.
266 REVUE DES DEUX MONDES.
Aux préparatifs de guerre qu'entassent dans l'île d'Aurigny nos
alliés, au système de surveillance et de signaux qu'ils y organisent,
nous n'avons qu'une réponse à faire : c'est que la presqu'île de La
Hague est interposée entre Aurigny et Glierbourg, et que nous pou-
vons nous y créer dans le sol et sur la mer des ressources dont ils
seront les premiers à profiter pendant la paix, et à souffrir pendant
la guerre. Pour atteindre ce but, il reste de grands travaux à s'im-
poser; mais si l'entreprise importe à la nation, si elle doit fortifier
une population qui serait en temps de guerre la première à rendre
ses coups à l'ennemi, qui pourrait dissuader de l'aborder?
Pour commencer par les intérêts maritimes, les dangers inter-
mittens du passage du Raz-Blanchard donnent un prix particulier
aux abris dans lesquels les bâtimens peuvent attendre les momens
favorables pour s'y engager. L'anse de Vauville offre cet avantage
sur la côte occidentale de la presqu'île : sur le revers opposé sont
deux refuges mieux situés encore, et qui se prêtent beaucoup mieux
aux améliorations. Le premier, en venant de Cherbourg, est le Hable
d'Omonville : il gît à un mille au sud-est de la roche de la Coque et
de la pointe de Jardeheu, au large desquelles les navires commencent
à se sentir entraînés par l'appel du raz; il consiste en une échan-
crure de 400 mètres de profondeur ouverte dans le granit de la côte.
Le Hable est défendu du nord par une bhaîne de rochers dont l'ex-
trémité se recourbe à l'intérieur, et l'entrée, tournée vers l'est, est
réduite à une encablure par des pointes de roche qui se montrent au
sud. Un vaisseau de ligne, des frégates peuvent flotter à mer basse
dans cet abri. La sûreté n'en est malheureusement parfaite que dans
les marées de morte-eau ; dans les autres, le banc du nord est sub-
mergé, et les lames qui s'y heurtent retombent dans le bassin. Il est
présumable, au tracé d'une voie romaine qui se dirigeait d'Omonville
vers Port-Bail, que les anciens avaient fondé des établissemens sur
ces deux points de la côte. Yauban déplorait en 1694 que le Hable
ne fût ni défendu par une batterie, ni complété pour la navigation.
Le premier de ces vœux a seul été exaucé, et les ingénieurs hydro-
graphes de la marine, préoccupés de la nécessité de neutraliser les
périls du passage du raz, n'ont négligé aucune occasion de repro-
duire le second. L'amélioration réclamée se réduirait à établir sur
la chaîne de roches du nord une levée insubmersible, travail facile,
puisqu'il se ferait presque à sec, et que les matériaux en sont sur
place. Tout défectueux qu'il est, le Hable d'Omonville rend quelques
services comme refuge; mais il ne donne place à aucune opération de
commerce, et son matériel naval se réduit à une quinzaine de petits
bateaux de poche. Comment en serait-il autrement? Les mouvemens
de marchandises y seraient impossibles, et il ne communiquait, il y
LES CÔTES DE LA MANCHE. 267
a quelques mois, avec l'intérieur que par des sentiers impraticables
aux voitures. Un meilleur avenir semble se préparer : la bordure de
galets blanchâtres qui du large donne au pourtour de cet abri l'ap-
parence d'un quai se rattache déjà au chef-lieu du canton par une
chaussée dont l'empierrement demeure vierge dans la partie qui en
serait la plus fréquentée, si elle aboutissait au plus modeste embar-
cadère. Bientôt une voie plus courte et plus unie se dirigera sur
Cherbourg, et il faut espérer, dans l'intérêt de la défense du terri-
toire aussi bien que dans celui de l'agriculture, que cette route sera
prolongée jusqu'à l'anse de Saint-Martin et à l'échouage de Goury.
Les effets combinés de ces communications et des travaux hydrau-
liques réclamés par Yauban transformeraient le refuge imparfait
d'Omonville en un petit port très animé.
En marchant d'Omonville vers l'ouest, on arrive bientôt, à tra-
vers un pays accidenté, à l'anse de Saint-Martin, qui, découpée
dans de hautes terres, est le meilleur abri naturel qu'offre la côte de
Normandie. Le rivage décrit les cinq huitièmes d'un cercle; l'en-
trée, ouverte sur la face septentrionale du cap de La Hague, a, des
roches de Martiauroc à celles des Herbeuses, 1,800 mètres; l'eau
est profonde, et si la houle y est souvent forte par les vents du nord-
est au nord-ouest, le calme y règne par tous les autres. Pour deve-
nir une rade parfaite, il ne manque à l'anse Saint-Martin que d'être
mise à couvert du nord. François I", qui comprit la puissance de
la navigation aussi bien que celle des lettres, reconnut l'avantage
de cet abri; il fit protéger dès 1520 l'anse Saint-Martin par une bat-
terie dont on a depuis peu changé la disposition, mais non l'empla-
cement, et l'on s'explique mal comment, après avoir fixé l'attention
de ce prince, cette anse échappait en 1640 aux recherches des com-
missaires du cardinal de Richelieu. En 1664, Colbert de Terron,
l'intendant de la marine, rendant compte au grand Colbert de l'état
des côtes delà Manche, estimait qu'avec 3 ou ZiOO,000 livres on
convertirait l'anse en une fosse fermée capable de recevoir des vais-
seaux de ligne et vingt-cinq frégates. Trente ans plus tard, Yauban
signalait le parti qu'on pouvait en tirer; mais, tout entier à ses pro-
jets sur Cherbourg, il se gardait d'en compliquer les chances d'exé-
cution en détournant par des propositions intempestives les res-
sources qu'il entendait y appliquer. Enfin en 1832 et en 18Zi5, les
hydrographes de la marine ont donné des cartes et une description
détaillée de l'anse de Saint-Martin.
La citadelle maritime que les Anglais élèvent à Aurigny a rappelé
l'attention sur cet atterrage, autour duquel on ne voit d'habitations
que celle du garde de la batterie et quelques huttes de pêcheurs, et
qui n'a d'utilité que pour les bâtimens qui étalent la marée en atten-
268 RETUE DES DEUX MONDES.
dant le moment d'entrer dans le Raz -Blanchard. Uanse a peu de
valeur comme elle est, elle en a beaucoup par ce qu'elle peut être.
La nature y a tout ébauché, rien n*est complet. Des brisans, que
signale au loin le bondissement des lames, ressemblent à des fon-
dations de digues à venir : on dirait des constructions commencées,
qui, tant qu'elles sont à fleur d'eau, ne forment que des écueils.
Tels sont, à l'est, le banc auquel les grandes roches de Martiauroc
et de la Parmentière servent de musoirs, et à l'ouest la Basse du
Fliart, orientée est-nord-est. Ces bancs sont trop bas pour consti-
tuer une bonne défense : les lames amoncelées par les vents du nord
les franchissent, et, retombant lourdement en arrière, se propagent
par larges ondulations dans tout le mouillage; mais ils sont dispo-
sés de la manière la plus favorable à l'assiette d'un excellent abri,
et s'ils étaient surmontés de digues insubmersibles, le mouillage
ne laisserait rien à désirer. Les fondations, qui sont d'ordinaire la
partie la plus dispendieuse des travaux à la mer, ne seraient pas
moins faciles à l'anse de Saint-Martin qu'à Omonville; le luxe de
pierres de taille de Cherbourg y serait déplacé : la rusticité des con-
structions n'en exclut pas la solidité, et elle serait ici en harmonie
avec la sauvage beauté des sites. 11 faudrait s'y contenter des blocs
bruts du granit qu'offrent la côte et les écueils du voisinage. Dans
ces conditions, la dépense des brise-lames sera peu de chose en
comparaison de l'utilité produite; la valeur des bâtimens sauvés
couvrira promptement celle des travaux exécutés dans des lieux si
tourmentés par les tempêtes, et si exposés, en cas de guerre, aux
entreprises ennemies. Le brise-lames de l'est aurait 900 mètres
de long, celui de l'ouest 600; appuyés l'un et l'autre sur des
roches séparées du rivage, ils laisseraient sur les côtés deux passes
praticables aux bâtimens de flottille et aux bateaux de pêche. La
passe du milieu aurait 750 mètres de large, dont 200 à l'est, oc-
cupés par des basses, et elle s'ouvrirait sur un beau chenal bordé
d* écueils sous-marins, ce qui n'est point un désavantage en temps
de guerre. L'espace couvert serait en somme de 240 hectares, dont
un tiers propre au mouillage des vaisseaux et des frégates, un tiers
propre à celui des bâtimens de commerce, et un tiers à celui des
bateaux de pêche. Le premier projet de Vauban sur Cherbourg n'en
aurait pas compris davantage.
Lutter à La llague avec le luxe de fortifications d'Aurigny, ou
compliquer le système de défense par l'adjonction d'accessoires
faits pour tenter l'ennemi et lui profiter en cas de malheur, serait
se donner un embarras gratuit. Ouverts en vue de la rade de Cher-
bourg, le Ilable d'Omonville et l'anse Saint-Martin en sont despro-
longemens, rien de moins, mais rien de plus. L'arsenal de Cher-
LES CÔTES DE LA MANCHE. 269
bourg est le dépôt naturel de toutes les ressources dont la défense
de la côte peut exiger l'emploi. L'anse Saint- Martin et le Hable
xi'Omon ville sont d'ailleurs dominés de tous les côtés, et ils ne sau-
raient être possédés que par celui qui commande à terre.
En dehors du Hable d'Omonville et de l'anse Saint-Martin, les ro-
ches de La Hague laissent entre elles quelques interstices, où l'on
tire à terre des bateaux de pêche. Le principal de ces échouages est
celui de Goury, dont les observations de M. Daussy sur les marées
de la Manche ont fait connaître au loin le nom : il gît sur le Raz-
Blanchard, directement en face d'Aurigny. Les pêcheurs de La
Hague bravent sur des bateaux montés par deux hommes et un
mousse la mer impérieuse qui les environne, et leur familiarité avec
les brusques allures du raz les préserve des naufrages. Tous les
marins appelés à fréquenter ces parages, faits pour être en temps
de guerre le théâtre de tant de surprises, devraient s'approprier
leur expérience.
M. Beautems-Beaupré de nos jours, Yauban et Golbert de Terron
au XVII* siècle, François I" au xvi% n'ont pas été les premiers à
s'apercevoir des avantages attachés à la possession de la presqu'île
de La Hague : l'instinct militaire des barbares qui désolaient l'Eu-
rope au moyen âge les avait découverts avant eux. Les anciens
Normands ont laissé sur cette langue de terre d'irrécusables traces
de leur séjour; ils en avaient fait leur principale place d'armes, et
la durée des travaux de défense qu'ils y ont élevés témoigne de
la solidité de leur occupation. La presqu'île ressemble, par son élé-
vation et son allongement vers le nord-ouest, à un môle jeté en
travers de la Manche. Dans un temps où les mers qui la baignent
étaient presque désertes, elle paraissait s'avancer à la rencontre
des premiers navigateurs normands, et ses anses, ses échouages
invitaient leurs pirogues à s'y arrêter. Ils y descendirent donc, la
nommèrent La Hague (1), c'est-à-dire le lieu d'abordage, le havre
par excellence, et ne tardèrent pas à reconnaître que l'atterrage qui
était le mieux à leur portée par mer était aussi le plus facile à dé-
fendre du côté de la terre : la mer dont ils étaient les maîtres l'en-
veloppait sur les quatre cinquièmes de son périmètre, et il ne fal-
lait, pour le rendre inabordable aux ennemis venant de l'intérieur,
qu'une ligne de défense dont ils avaient pu prendre le modèle dans
la fameuse muraille des Pietés, ou mieux encore dans le Banne-
wirke (2) du Slesvig. Telle fut indubitablement l'origine du /7a-
(1) Hagen, altération du danois. Le nom de ville que nous prononçons Copenhague a
la même étymologie.
(2) Ouvrage-Danois. Rempart qu'on suppose élevé vers le ix* siècle, et qui, sépar-
yant le Danemark proprement dit du Holstcin, ferme l'espace compris entre le fond da
270 REVUE DES DEUX MONDES.
gue-Dyck (1), dont le nom Scandinave révèle assez les fondateurs.
La presqu'île est de beaucoup la partie la plus élevée du Coten-
tin. Beaumont, le chef-lieu du canton auquel elle appartient, est
posé à 163 mètres au-dessus du niveau de la mer, sur T arête des
deux versans; le moulin de Jobourg, qu'on trouve un peu plus loin,
est à 180 mètres, et comme la plus longue des vallées rocailleuses
qui sillonnent le terrain n'a pas 5 kilomètres de développement, le
possesseur du plateau a un avantage marqué sur un assaillant
obligé de remonter de tous côtés des rampes rapides. Tous les at-
terrages de la presqu'île, Omon ville, l'anse de Saint -Martin, les
échouages de Goury, d'Escalgrain, tout ce qui dans ces lieux offre
quelque avantage maritime est mis à couvert par le Hague-Dyck.
Cette construction ferme exactement de l'est à l'ouest la presqu'île :
elle consiste en une ligne de terrassemens élevée avec un soin qui
se manifeste sur de longs tronçons, mais, il faut l'avouer, fort alté-
rée sur d'autres par l'action de la charrue, des eaux du ciel, de la
végétation, et surtout du temps. Pour la prendre à son point culmi-
nant, il faut aller au nord du château de Beaumont, à 1,500 mètres
du bourg : on s'y trouve près de la source du ruisseau de la Sa-
bine, dont la vallée, s' approfondissant bientôt, débouche à 2 kilo-
mètres au sud-est d'Omonville, et de celle du torrent d'Herqueville,
qui se précipite vers la côte opposée. Le Hague-Dyck a du côté de
Test 3,900 mètres de développement, et du côté de l'ouest 2,800;
il se maintient sur toute sa longueur, sauf dans la traversée du
plateau, à mi-côte des pentes septentrionales des vallées dans les-
quelles il est tracé : il voyait ainsi venir l'ennemi qui descendait le
versant opposé; le creux des ruisseaux lui servait de fossé, et le
pied de l'escarpe n'était accessible que par un talus fort raide. L'art
ajoutait aux difficultés naturelles du terrain tous les obstacles que
comportait une époque si antérieure à l'invention des armes à feu.
L'étendue couverte par les 6,700 mètres de développement du
Hague-Dyck est, d'après le cadastre, de 5,043 hectares, et, indé-
pendamment des établissemens dont les vestiges ont disparu, elle
comprenait deux réduits, l'un à l'est, sur les hauteurs d'Omonville,
l'autre à l'ouest, sur la cime des falaises de Jobourg. Le second est
désigné sur la carte de l'état-major sous la dénomination de camp
romain, et, s'il la mérite, il est peu probable que les Romains en
aient été les derniers occupans. Ces deux postes sont précisément
les mieux choisis de la presqu'île pour surveiller l'horizon, et cet
avantage n'a pas pu échapper à des pirates. Retranchés dans cette
Ijolfe étroit de Slo»vig et la Mer du Nord. Onze mille Danois l'ont bravement défendu
le 23 avril 1H48 coniro vingt-huit millo Allemands.
(1) iM dtffue ou U levée de La Ilaguc.
LES CÔTES DE LA MANCHE. 271
enceinte formidable, les Normands y bravaient en sécurité leurs
victimes. Gisant à dix- sept lieues marines au nord, l'Angleterre
offrait, de la pointe de Dangeness au Cap-Lézard, 500 kilomètres de
côtes à leurs déprédations; à l'est, ils se rabattaient sur la baie de
Seine; à l'ouest, sur les îles de la Manche et sur la Bretagne tout
entière. De ce repaire, ils tombaient à l'improviste sur les popula-
tions riveraines du canal, puis disparaissaient dans le lointain des
mers, comme l'aigle qui se perd dans la brume en emportant sa
proie dans l'aire que lui seul connaît.
A. l'aspect des fronts et des profils du Hague-Dyck, il est aussi
Impossible d'en méconnaître la destination que de se méprendre
sur la direction d'une épée quand on en voit la garde. Les doutes
ne sont guère plus permis sur la nationalité des fondateurs de ces
fortifications. Si leurs œuvres ne disaient pas assez quels ils étaient,
si les traces empreintes sur le terrain n'étaient point assez signifi-
catives, on en trouverait le complément dans l'origine Scandinave
des noms d'une quantité de lieux environnans. Ce qui frappe d'a-
bord un peuple navigateur, ce sont les points saillans qui servent
d'amers aux atterrages vers lesquels il tend, et les noms de Jarde-
lieu, de Laitheu, de Tranchdheu (i) n'ont pu être donnés que par
des Scandinaves aux hauteurs voisines d'Omonville. La plupart de
roches et des écueils des environs de La Hague portent des déno-
minations qui découlent de la même source. En explorant d'autres
côtes, on les trouve jalonnées de noms imposés par les mêmes dé-
vastateurs, et, en se laissant guider par ce fil au milieu des ténèbres
de l'histoire du moyen âge, on arriverait sans doute à d'importantes
découvertes. Cette recherche a de quoi tenter des esprits curieux, et
le meilleur point de départ serait peut-être la place d'armes de La
Hague.
IL
Une tendance semble aujourd'hui prévaloir dans l'administration
de la marine : c'est d'avoir plus de bâtimens de guerre que l'état
du personnel naval ne permettrait d'en armer et de garnir les bas-
sins de nos ports de carènes destinés à devenir la proie du temps et
des vers de mer. Sans chercher à percer les mystères de la politique
ni les obscurités de l'avenir, la prévoyance la plus vulgaire recom»-
mande toutes les mesures qui peuvent concourir à mettre le per-
sonnel disponible en équilibre avec le matériel de la flotte, et quand
la pêche n'aurait pas d'autre avantage que d'être la meilleure des
(1) De Hoe, hauteur.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
pépinières de gens de mer, aucun des plus humbles moyens de la
développer ne devrait être négligé.
L'anse de la Mondrée et l'anse de Saint-Martin sont les points
de la côte septentrionale du Gotentin les mieux placés pour la pê-
che; mais la pêche n'est très suivie que lorsque l'exploitation en
est fructueuse, et le produit en est médiocre autour de la pres-
qu'île. Les étalages d'huîtres de Saint -Waast, qui donnent lieu à
un cabotage très actif, sont presque exclusivement alimentés par
les pêcheries de Cancale, de Granville, de Regnéville, et ne font
qu'une exception apparente à la pauvreté de la côte. Barfleur est
le seul point où la pêche soit pratiquée sur une certaine échelle.
On se plaint que le poisson ait déserté le voisinage de Cherbourg, et
que les huîtres aient cessé de se renouveler dans celui de La Hague.
Quelles sont les causes de ces vicissitudes, et comment y remédier?
Comment multiplier les espèces acquises et rappeler celles qui dispa-
raissent? Avec les procédés et les instrumens dont disposent aujour-
d'hui les sciences naturelles, nous ne devons plus désespérer de
l'apprendre. Il est déjà démontré par des expériences suffisamment
nombreuses que les eaux s'ensemencent comme les terres; mais la
nature prodigue les germes, et le difficile est de les faire arriver à
maturité. Nous avons des hommes capables de remplir ces lacunes
de la science ; mais les instrumens et l'organisation leur manquent.
On est plus heureux en Angleterre. Le grand aquarium de la So-
ciété géologique de Londres est un champ d'études où s'accom-
plissent sous l'œil du naturaliste des opérations dont les profon-
deurs de la mer nous dérobaient jusqu'ici le mystère. Dans les
transformations qu'y subissent les substances que s'empruntent,
s'assimilent et se restituent par les organes des animaux les trois rè-
gnes de la nature, on voit les problèmes du développement des êtres
se résoudre en équations non moins précises que celles qui ressortent
des orbites des planètes. Les testacés et les crustacés se revêtent de
leur écaille aux dépens de matières minérales dont la soustraction
arrête leur croissance; une part des habitans de la mer se nourrit de
végétaux et sert de pâture à des espèces carnassières; il en est enfin
qui vivent, pour que rien ne soit perdu, des déjections des autres, et
les débris de tous sont absorbés comme engrais par la végétation.
Cette rotation entre les trois règnes de la nature produit un équilibre
dont les lois nous sont encore mal connues; mais attendre l'intelli-
gence complète de ces lois pour mettre à profit ce qu'on en sait, ce
serait laisser ses terres incultes, sous prétexte que l'art de les rendre
fécondes n'est point assez avancé. Nous en savons assez sur les prin-
cipes généraux pour déterminer sur quête terrains prospèrent les
divers testacés, quels végétaux attirent les espèces herbivores, quels
LES CÔTES DE LA MANCHE. 273
herbivores alimentent le mieux les carnassiers : il n'en faut pas
davantage pour ouvrir une voie fructueuse aux études et aux appli-
cations.
S'il est sur nos côtes un lieu bien situé pour la recherche des
conditions d'aménagement de la richesse ichthyologique des eaux
marines, c'est Cherbourg. La rade offre une vaste nappe d'eau tran-
quille; au dehors se promènent des courans rapides : à l'est sont
compris, entre le Gap-Lévy et la pointe de Barfleur, ces hauts-fonds
tapissés de varechs qu'Horace aurait volontiers appelés les pâtu-
rages des troupeaux de Prêtée; à l'ouest, l'immense fossé sous-
marin qui, sous le nom de Fosse de La Hague , enveloppe le cap
à peu de distance de la terre, exj)hque peut-être, par la retraite
profonde qu'il offre aux poissons, l'abondance qui règne dans les
eaux vives du Raz-Blanchard. Le succès des semis d'huîtres faits
par M. Goste dans la baie de Saint-Brieuc est un appel au repeu-
plement de ces bancs adjacens au rivage occidental de La Hague,
auxquels le nom de l'Huîtrière, qu'ils conservent, semble reprocher
leur pénurie actuelle, et de ceux dont M. de Bavre constatait en 1783
la richesse presque sur la ligne que traçait M. de Cessart pour le
placement de ses cônes. Les roches dentelées dont est bordée la
presqu'île du Cotentin semblent donc faites pour servir de demeure
à d'innombrables familles de crustacés. Le homard abonde au nord
et à l'ouest de la presqu'île de La Hague, et l'on ne sait ce qui, de-
vant Omonville, détermine une nombreuse immigration de crabes,
qui, grossis dans les profondeurs de la mer, remontent chaque
printemps vers la côte et viennent s'offrir aux pièges des pêcheurs.
Ainsi la variété des conditions dans lesquelles se fait la pêche, la
richesse et la pauvreté respective de parages adjacens, la récom-
pense qu'assurent à toute observation juste, à tout procédé efficace,
les débouchés d'un marché local et d'un chemin de fer, sont réunies
à l'entour de Cherbourg. On parle pour Paris d'un aquarium rival
de celui de Londres, et de la munificence avec laquelle une com-
pagnie de chemin de fer s'offre à transporter à prix réduit la tonne
d'eau de mer nécessaire pour l'alimenter journellement. Que Paris
ait son aquarium, rien de mieux; mais qu'il le garnisse d'eau de
la Seine, et se contente de tenir école de repeuplement des eaux
douces. La restauration n'a pas réussi à le faire port de commerce;
ne perdons pas notre temps à prétendre le faire port de pêche. Il
en coûterait plus pour le transport pendant un an de l'eau de mer
I nécessaire à Y aquarium de Paris que pour la création d'un aquarium
à Cherbourg, et ce fait prosaïque montre combien peu de fonde-
ment et d'autorité auraient des observations sur le poisson de mer
faites à cinquante lieues de la côte. Le mérite personnel des obser-
27A REVUE DES DEUX MONDES.
valeurs ne remplace pas les inspirations qui naissent de la gran-
deur du spectacle des faits naturels qu'il s'agit de pénétrer, et dans
Téloignement il exerce peu d'influence sur les hommes qu'il s'agit
de convaincre. Sur le bord de la mer au contraire, chaque décou-
verte faite dans le laboratoire réagit immédiatement sur un plus
vaste théâtre, -et toute semence jetée tombe sur un terrain préparé
pour la recevoir. V aquarium n'est plus un objet d'oiseuse curiosité;
ce sont les pêcheurs eux-mêmes qui l'entourent dans leurs jours de
loisir; race observatrice et curieuse, obligée d'étudier les mœurs de
sa proie pour l'atteindre, ils fournissent au naturaliste des sujets à
méditer, et profitent de tous ses conseils. L'insuflisance de nos rè-
glemens sur la pêche côtière esf connue; qu'on les observe ou non,
l'effet est à peu près le même sur l'aménagement de la richesse
ichthyologique; aussi n'inspirent-ils pas à ceux qui doivent les faire
exécuter plus de respect qu'à ceux qui doivent s'y soumettre. C'est
le sort de toute législation faite sans une intelligence suffisante des
matières qu'elle régit. La réforme qu'il importe d'introduire dans
notre régime n'atteindra son but qu'autant qu'elle sera fondée sur
le concours de la science du naturaliste et de l'expérience du pê-
cheur. Cherbourg semble un lieu privilégié pour ces sortes d'études :
l'observateur y est en contact avec les circonstances naturelles les
plus favorables, et le personnel attaché au port dans ses ingénieurs,
ses officiers et son organisation médicale, la ville elle-même dans
sa société académique, offrent une réunion d'hommes préparés à ré-
soudre des questions d'histoire naturelle et d'administration d'un
intérêt vital pour le pays. C'est donc à Cherbourg plutôt qu'à Paris
qu'il faut établir V aquarium des espèces marines. Cet aquarium y
sera complété par le voisinage du bassin de retenue, laboratoire de
plus de trois hectares de superficie où l'eau de la mer demeure, se
renouvelle, s'élève ou s'abaisse à volonté, et où peuvent se répéter
en grand toutes les expériences scientifiques. Ce bassin peut même
devenir un parc pour l'éducation des crustacés : il n'existe aucune
raison plausible de douter que ces animaux ne soient susceptibles
d'être élevés comme le sont les huîtres à Ostende et dans plusieurs
bras de la Tamise en aval de Londres. Quant aux huîtres, la multi-
plication artificielle n'en est plus une difficulté, et il serait d'autant
plus à propos de s'y livrer à l'entour de Cherbourg, que la ramifi-
cation et l'allongement des chemins de fer ouvrent à cette denrée
un débouché presque illimité. La production n'est plus en équilibre
avec la consommation. Le millier d'huîtres valait il y a trente ans
sur les pêcheries de trois à quatre francs; il y en coûte aujourd'hui
quatorze, et un aliment salubre, qui devrait être à la portée des plus
huuïbles fortunes, d«ivient le partage exclusif des grandes. Les
LES CÔTES DE LA MANCHE.
27^
îiences naturelles ont donc ici un vaste champ à ouvrir aux in-
lustries maritimes, et leurs succès ne peuvent être assurés que
lansles ports. On invoque de tous côtés la décentralisation. Com-
lençons, si nous voulons arriver à la décentralisation administra-
bve, par la décentralisation intellectuelle ; élevons dans les villes
le province où les appelle la nature des choses des foyers lumineux
li s'alimentent eux-mêmes ; donnons à leurs habitans de nouvelles
faisons de se trouver bien chez eux. Que ces germes se développent,
l'équilibre qu'ils établiront entre les diverses parties du territoire
affaiblira les prééminences abusives qui ont fait descendre tant de
lésordres sur notre pays.
III.
L'abondance qui naît de la prospérité de la culture n'importe
>as moins que l'activité de la pêche au développement de la naviga-
^on, et le territoire sur lequel s'étend le rayon d'approvisionnement
lu port de Cherbourg est, sous ce rapport, dans des conditions
Spéciales ; il doit pourvoir aux besoins d'un grand établissement mi-
itaire, garnir de vivres les flancs de navires de guerre et de com-
lerce destinés à des traversées lointaines et alimenter une expor-
ition pour l'Angleterre qui va croissant de jour en jour. L'intérêt
'agricole et l'intérêt maritime se confondent ici, et négliger le pre-
mier serait oublier le second. Il y a plus; c'est aux populations
voisines, partagées entre les travaux des champs et ceux de la mer,
[u'il appartient de fournir à Cherbourg des matelots et des défen-
îurs. Le mouvement de ces populations ne saurait donc être ob-
îrvé avec indifférence.
Le pays de La Hague, aujourd'hui le canton de Beaumont, dont
Tancienne place d'armes normande que nous visitions tout à l'heure
Forme le tiers, touche aux portes de Cherbourg. Du recensement
le 1826 à celui de 1856, la population en est descendue de 12,399
labitans à 9,688. Dans ces trente années, la France entière passait de
H,8Zi5,Zi28 âmes à 36,039,364. Ainsi le canton, s'il avait pris sa
►art du progrès général, compterait aujourd'hui lZi,000 âmes, et
n la France avait rétrogradé comme le canton, elle n'en aurait plus
[ue 2/1,870,000. Cette décadence vient de loin, et La Hague n'est
>as le seul point du département de la Manche où elle se manifeste.
;s causes de ce phénomène méritent surtout d'être étudiées sur
un territoire interposé entre Cherbourg et Aurigny, et où notre éta-
blissement maritime de la Manche a besoin de s'assurer de solides
points d'appui.
h
276 REVUE DES DEUX MONDES.
L'agriculture et la pêche sont les seules industries du canton de
Beaumont, et il semble que l'élargissement de débouché produit
par les travaux de Cherbourg aurait dû les faire prospérer. Une
autre cause a prévalu : les salaires élevés, le prestige des grossiers
plaisirs de la ville l'ont emporté sur la perspective de l'amélio-
ration promise à la vie des champs. Depuis quelques années, les
grandes dépenses que le gouvernement anglais fait à Aurigny exer-
cent sur le pays de La Hague une attraction semblable à celle de
l'arsenal de Cherbourg : sollicitée par ees deux forces, la partie vi-
rile de la population se laisse entraîner. On ne fait pas de paysans,
et ceux qui désertent leurs chaumières reviennent rarement s'y fixer.
L'équilibre s'est ainsi rompu entre les élémens naturels de la for-
mation des familles, et l'émigration des filles pour la domesticité
est devenue la conséquence de celle des garçons. Le progrès de
vices répugnans d'un côté, un peu plus de délicatesse de mœurs
de l'autre, ont mis entre les sexes une autre cause d'éloignement.
Les hommes se plongent dans l'ivrognerie la plus abjecte; le cidre,
le vin ne les satisfont plus, c'est de l'eau-de-vie qu'il leur faut (i),
et tandis qu'ils se dégradent dans cette sentine , les jeunes filles
acquièrent un peu d'instruction, et épurent leurs sentimens dans la
fréquentation des écoles de sœurs : la perspective de l'union avec
un brutal qui ne saura que les